De toutes les définitions de la notion de liberté rencontrées tout au long de mes lectures et de ma vie, ma préférence va à celle-ci, découverte dans mon adolescence : « La liberté c’est pouvoir s’en aller ».
J’ai peu connu Aït Ahmed, on a échangé brièvement une fois à la présidence de la République le jour où Boudiaf devait nous recevoir (mars 1992), et une seconde fois à Rome en octobre 1994 pour immédiatement diverger.
Néanmoins je crois connaître assez bien ses idées, son itinéraire, son personnage et ce qui le distingue des hommes de son rang et de sa génération. Aussi ma définition favorite de la liberté me semble-t-elle lui convenir car il s’en est toujours allé de quelque part, de quelque chose, d’un pays, d’un parti, d’un gouvernement, d’une Assemblée, d’une prison, d’une affaire devenue louche ou d’une mésalliance politique.
Le trait le plus remarquable de sa personnalité est là, dans son irrépressible désir d’autodétermination, dans son obsession à demeurer libre comme le vent qui balayait dans son enfance son village natal d’Ath Ahmed, perché au plus haut niveau de la zone habitable du Djurdjura. Il a dû souvent rêver d’être le Max que d’aucuns disent avoir vu voler dans une fameuse chanson. La connaissait-il ? Il l’eut aimée.
Alors que tout le destinait à prendre ses quartiers dans notre drôle de panthéon national, que nous nous attendions tous à le voir rejoindre naturellement le carré officiel où dorment les plus « illustres », il a feinté tout le monde puisque c’est dans son village natal qu’il va finalement reposer pour le restant de l’éternité, loin des accointances qui lui répugneraient même sous terre.
Ainsi s’en est allé une dernière fois Aït Ahmed, indifférent comme à l’accoutumée au qu’on dira-t-on et au qu’on pensera-t-on car pleinement convaincu d’être dans son « droit d’avoir des droits ».
L’émotion nationale suscitée par son décès et le choix du lieu où il sera inhumé ont métamorphosé en un éclair de temps sa stature dans l’imaginaire national, un imaginaire blasé par les mesquineries et les déceptions que lui ont tant de fois infligées ceux qui, passant pour des « grands », se sont avérés être des petits.
Il est devenu démesurément grand, aussi grand que l’ombre qui, à un moment de la journée, couvre l’espace visible. En projetant son ombre sur l’ensemble de l’espace algérien, il nous a grandis nous aussi, élevés au-dessus de la fange dans laquelle nous pataugions et dans laquelle nous retomberons après la période de deuil.
Il nous aura rappelé qu’il existait un sens du haut, une dimension occultée depuis longtemps de notre univers de définition. L’Ecclésiaste ne l’a pas dit, c’est Da Lho qui a ajouté à la complainte : « Il y a un temps pour se soumettre et un temps pour se révolter, un temps pour se résigner et un temps pour s’indigner », lui qui, à vingt ans, rédigeait déjà un essai sur la guérilla.
Nous sommes une nation d’individualités qui aiment la grandeur vue dans les films, lue dans les livres d’histoire, surtout sainte, ou entendue dans les contes de grand-mère.
Nous l’avons si rarement croisée dans notre passé que nous ne nous figurons même pas la voir dans notre présent, que nous ne nous attendons pas à la voir en vrai chez les nôtres car elle nous incommoderait, nous dérangerait, nous renverrait à notre pusillanimité, à nos jalousies cachées, à nos petites lâchetés qui nous font quotidiennement commettre tel ou tel attentat contre le civisme.
« Nul n’est meilleur que les autres ! Nous sommes tous les enfants de neuf mois ! » est un credo populiste dans lequel communient tous les Algériens, du berceau au tombeau.
Vous connaissez l’expression « Le dernier qui s’en va ferme la porte derrière lui » ? En partant, Aït Ahmed n’a pas fermé la porte, et pourtant nous l’avons entendue claquer.
Courant d’air ? Tremblement de terre concomitant ? C’est peut-être la porte du « système » qui s’est fermée comme une vengeance du sort, une Némésis, un châtiment pour ce qu’il lui a fait endurer à lui depuis l’indépendance, et beaucoup plus au peuple…
Les éléments de la solution espérée aux problèmes du pays sont là, sous nos yeux, sauf qu’ils ne s’assemblent pas, ne s’accordent pas, ne se combinent pas. Les ingrédients susceptibles de constituer la solution existent, ils sont entre les mains des acteurs de la vie sociale et politique, entre les mains du peuple dans son ensemble.
C’est comme les richesses naturelles dont nous disposons : il ne nous manque rien, nous les avons toutes et en abondance, mais ressources naturelles et ressources humaines ne s’emboîtent pas, n’interagissent pas pour donner une économie florissante.
Il faut s’employer à créer immédiatement un état d’esprit manichéen, à mettre le pays devant un choix forcé entre le pourrissement à petit feu et le sursaut salvateur.
Le manichéisme est dans notre situation actuelle une vertu : le « système » est derrière nous et la démocratie à conquérir devant nous.
Les lignes de démarcation ne sont plus idéologiques, culturelles et religieuses mais entre le « système » et l’antisystème.
Le feu est désormais dans la demeure, il faut tous y aller qui avec un seau, qui avec une brouette, qui avec une citerne…
On a utilisé ces derniers jours l’expression de « dernier des Mohicans » à propos de Hocine Aït Ahmed pour le saisir dans un rôle héroïque et légendaire, sans se soucier de vérifier si le sens de ce titre d’un roman historique célèbre du début du XIXe siècle correspond à ce qu’on espérait de la comparaison entre lui et le « dernier des Mohicans ».
Ce roman de l’Américain James Fenimore Cooper qui a donné lieu à plusieurs films non moins célèbres est une saga racontant la disparition d’une communauté amérindienne avec la mort glorieuse de son dernier guerrier, Cerf Agile.
Or notre communauté n’a pas été décimée par de méchants blancs venus d’Europe, elle ne cesse de s’accroître numériquement et inutilement, l’unique péril qui la guette provenant des derniers des derniers des Algériens qui la dirigent.
Ce qu’on peut dire de lui sans risque d’erreur est qu’il était le premier des indignés et le dernier des résignés.
Ce n’est pas rien.
(« Le Soir d’Algérie » du 29 décembre 2015)