LE SENS D’UNE CRITIQUE

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‘’Donne un cheval à celui qui dit la vérité. Il en aura besoin pour s’enfuir’’ (proverbe arménien).

La critique est ce petit doigt malicieux et accusateur qui se tend vers des personnes, des idées ou des choses en défaut, pourvu que celles-ci aient une relation avec le milieu social. Elle consiste à attirer l’attention générale sur une anomalie, un abus ou une pratique tendancieuse, susceptibles de représenter quelque préjudice moral ou matériel pour l’intérêt public. Elle est redoutée par les malintentionnés, et vivement goûtée par les lecteurs.

La critique est positive lorsqu’elle est guidée  par le souci de rendre meilleure la chose collective et la ferme décision d’œuvrer pour elle. Elle s’interdit tout sentimentalisme et se retient d’intercéder en faveur de ses pensées intimes pour sauvegarder sa portée et respecter sa mission.

La conception de la critique comme mode d’action intellectuelle ne s’appuie pas sur des façons de voir profondément personnelles, mais sur des options générales et des convictions unanimes. Elle ne se réfère pas à une tournure de l’esprit au singulier mais à l’optique du tout social. On objectera que chaque esprit a ses propres vues, lesquelles sont déterminées et conditionnées par des facteurs particuliers tenant à l’éducation, l’auto-formation, le tempérament, etc. Mais par-dessus les différenciations et les originalités individuelles il y a les normes publiques, les codes sociaux et ce qu’on appelle l’orientation nationale. Tout groupement humain non anarchique a les siens, sans considération pour leurs fondements ou leur nature idéologique. La critique s’inscrit donc dans un cadre sociologique, politique et idéologique. Elle a un point de départ, les insuffisances, les vices et ce qui constitue une déviation par rapport à ce cadre ; un objet,  c’est-à-dire la dénonciation du nuisible afin d’agir sur lui dans le sens du bien public, et une méthode faite d’ironie acerbe et d’« attaques à coups d’épingles ».

« Les critiqueurs sont un peuple sévère » disait un fabuliste passé maître dans l’art satirique. S’ils sont sévères, les batailleurs de la plume sont peu affectionnés par ceux qui, directement ou indirectement, tombent sous leur froide observation. On leur prête les plus sombres desseins et on les soupçonne d’appartenir à quelque groupe de pensée suspect et franc-maçon. On se défie d’eux et ne leur pardonne pas de venir doucher les enthousiasmes de famille. Qu’ils dévoilent un tout petit scandale et voilà qu’on lève les boucliers et qu’on crie haro sur les coupables. Qu’ils signalent une irrégularité et ils s’exposent à toutes les récriminations. Pourtant la critique a une fonction correctrice. Elle n’est pas dénigrement ou malveillance. Son but est d’inciter à mieux faire. Elle fuit tout excès, repose sur des critères admis, pose des problèmes avec réalisme et prend à témoin le public duquel elle attend le jugement. Elle n’a rien de négatif, d’hostile ou d’inhibiteur. Elle n’est pas condamnation mais encouragement efficace et stimulateur.

Refuser la critique conduit à refuser toute remise en question qui est le tremplin de toute progression. Ce qui a été critiqué hier devient aujourd’hui le prodrome qui annonce un lendemain plus faste. Si elle fustige d’un côté, elle répare de l’autre. Elle est en somme la concomitance des deux opérations, sans mauvaise foi ni esprit revanchard. Là où il y a lieu de critiquer la critique se fait un devoir d’être à l’avant-garde, avec objectivité, impartialité et honnêteté.

« Il doit y avoir des éreinteurs partout où il y a des reins à casser » aimait répéter à ses contemporains un bel esprit qui a donné ses titres de noblesse à la presse. Implacablement, le « critiqueur » doit être à pied d’œuvre pour servir avec ses moyens d’action la cause nationale. Ce n’est que lorsqu’il n’y aura plus rien à critiquer que la critique pourra s’enorgueillir d’avoir souscrit à son rôle, dans les limites du normal et la juste mesure. Veiller d’un œil vigilant est la mission du militant. La critique est militante, en ce sens qu’elle situe les carences, les expose au public et les soumet à son opinion, même si cela fait mal par-ci par-là. Elle est une clause dans les statuts du révolutionnaire et  outil de transformation qui doit pénétrer les mœurs et en faire partie.

L’art est certainement difficile mais la critique n’est pas pour autant aisée. Il ne faut pas l’assimiler à la vile médisance ou au commérage creux. Chercher le mal, le comprendre, le livrer aux lecteurs et aux responsables concernés n’est sans doute pas un simple désir de noircir un coin du journal. Selon les humeurs et les racontars les uns diront « ils appartiennent à ceux-ci ou à ceux-là », les autres « ils sont ceci ou cela ». Mais se trouvera-t-il quelqu’un seulement pour penser à part soi : ce sont peut-être d’honnêtes citoyens tout court.

« El-Moudjahid » du  1er mars 1972

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