Il est des phénomènes qui se forment dans les airs comme les typhons ou les tornades, et d’autres qui jaillissent de sous terre ou du fond des océans comme les volcans ou ces gigantesques raz-de-marée que provoquent les tremblements de terre sous-marins et que les Japonais appellent « tsunami ».
Par ce qu’il a produit sur les esprits, Bouteflika évoque ces phénomènes. On ne l’a pas vu arriver, il a brusquement surgi. On le croyait venu du passé, il est venu du futur. En très peu de temps il a grandi et pris des proportions faramineuses dans l’imaginaire national.
Prophète infatigable des Temps Nouveaux, il s’en va d’une contrée à une autre proclamer la bonne nouvelle : bientôt l’Algérie brillera au firmament des nations dignes et fortes, la concorde se rétablira, un septennat de vaches grasses s’annonce, une génération de nouveaux Algériens se lèvera qui étonnera le monde, des dizaines de milliards de dollars s’investiront dans notre économie, des étudiants viendront de l’étranger se bousculer aux portes de nos universités…
Cet homme ne prédit pas, il affirme. Ce n’est pas un devin qui parle, c’est un télescope qui sonde l’espace et le temps. « Hubble », le télescope spatial, regarde à quatre milliards d’années de nous, non pour lire notre avenir mais pour remonter notre passé cosmique.
Bouteflika regarde le présent mais ses yeux ne voient que l’avenir. Ce cyclone donc qui n’a rencontré aucune résistance sur sa trajectoire, cette force gravitationnelle qui attire à elle les corps politiques les plus éloignés, a bouleversé notre climat et changé les lois qui régissaient jusque-là notre univers mental.
Qui lui survivra ?
A un peuple désemparé, désenchanté, sérieusement « m’touchi » après tout ce qu’il a enduré, il a péremptoirement indiqué un traitement visant à rétablir son système immunitaire : « Aide-toi et le Ciel t’aidera ! »
A des partis politiques tenant plus des centres d’endoctrinement et des camps d’entraînement que des écoles de formation civique, il a confisqué les licences d’exploitation de ce dont ils avaient fait des débits de « açabiyate » où venaient s’enivrer des âmes vacantes prêtes à toutes les extrémités.
A la place d’un pluralisme des idées qui s’était mué en libanisation des esprits, il a proposé une nouvelle configuration qui sortira de la refonte institutionnelle qu’il envisage.
A l’indépendance de la justice dont certains ont pu exciper pour rendre une justice boiteuse sans avoir à rendre eux-mêmes de comptes, il a promis une profonde réforme.
A l’intangibilité de la liberté de la presse dont arguent certains pour servir des intérêts politiques et financiers douteux, il oppose la nécessité d’un code déontologique sévère.
A un régime politique bicéphale d’inspiration française, ni tout à fait parlementaire, ni tout à fait présidentiel, il préfère un régime moins hybride qui ressemblera peut-être au système américain.
Remise en cause des libertés publiques ou remise en question des abus flagrants qui ont découlé de leur mauvais exercice ?
Le premier âge de la démocratie algérienne a été marqué par la violence, l’extrémisme, l’intolérance, la perversion des libertés et des concepts. Comment, après cela, ne pas aspirer à accéder le plus vite possible à son deuxième âge qui sera peut-être celui de la paix, de la stabilité, de la relance économique et de l’épanouissement culturel ?
Finalement, nous nous sommes querellés pendant des années pour rien, pour des mots qui n’étaient en fait que des coquilles vides car sans écho dans notre psychologie : démocratie, libertés, valeurs républicaines, modernité…
Nos réalités sociales, nos habitudes de vie, nos traditions se dérobaient à l’emprise de ces mots, elles n’entretenaient aucun rapport dialectique avec eux. Nous étions bien au-dessous de leur noble signification. Ces idées, ces valeurs sans contenu concret pour nous, sont restées en suspension et ne pouvaient dès lors s’enraciner dans nos esprits. Elles ont fait leur apparition dans notre ciel depuis longtemps, mais elles tournoient toujours au-dessus de nos têtes dans l’attente du terrain d’atterrissage approprié.
Nous n’avions pas rassemblé les minima requis pour les comprendre, les assimiler et les incarner : éducation, culture, convivialité… Nous avons plongé sur ces concepts magiques et les avons collés comme des timbres sur des mentalités encore largement acquises à l’anarchie, au nihilisme et au populisme, ces tares ataviques qui sont à l’origine de tous nos déboires historiques.
Il ne faut pas en conclure que rien de bon n’a été fait durant cette période d’enfance, mais seulement que les choses ont été faites de manière infantile.
Des hommes et des femmes ont résisté et se sont courageusement battus contre le terrorisme ; des libertés ont été conquises, des poitrines et des voix se sont dressées contre la corruption et la rente ; des avancées extraordinaires ont été réalisées dans la direction de la démocratie et de l’Etat de droit.
Mais ces victoires incertaines, ces sacrifices personnels, ces efforts disparates et ces combats solitaires n’ont pas débouché sur une alternative, sur une formule positive de remplacement du système hérité de l’ère du parti unique. L’heure de la relève n’avait pas encore sonné.
C’est alors que vint Bouteflika et, tout compte fait, c’est ce qui pouvait arriver de mieux à notre pays. Qui d’autre que lui aurait pu parler comme il l’a fait de l’islamisme, de la Révolution, du Mouvement national, de l’amazighité, des nouveaux monopoles commerciaux, des « ayants droit », de la langue française, des juifs… ? Qui aurait pu s’attaquer à des tabous en granit ? Qui avait la stature nécessaire pour oser faire face à tout le monde et ouvrir autant de fronts à la fois ?
Ne s’étant pas fondés dès le départ sur des systèmes de pensée rationnels et des visions globales, les partis politiques ont trouvé plus facile d’accéder au peuple en agitant ses passions, en exacerbant son chauvinisme, en enflant son ressentiment contre le pouvoir, les inégalités et l’injustice.
Profitant du délabrement du pouvoir et d’une perte des esprits conséquents au séisme d’octobre 1988 les nouveaux leaders se sont érigés qui en gourou, qui en charlatan, qui en Aguellid, et entraîné dans leur sillage les foules en colère. Jamais, en présence d’une présidence de la République active et communicative, les dérives qui en ont résulté n’auraient eu lieu.
Un moment, partis et leaders se sont interrogés en se tenant le ventre. S’opposer à Bouteflika, c’était aller à contre-courant d’une vague d’adhésion sans précédent. Le soutenir, équivalait aux yeux des commentateurs de presse à se « vendre ». Rester au milieu c’était perdre des deux côtés, diraient les calculateurs. En fait, aucune de ces attitudes tranchées n’était la bonne car le problème était et reste mal posé.
D’abord il ne s’agit pas de l’avenir d’un parti ou d’un homme, mais de celui d’un pays dans son ensemble : de quel poids peut peser dans la balance une carrière personnelle ou le sort d’un parti quand, de toute évidence, c’est le sort de toute une nation qui est en jeu ?
Ensuite il ne s’agit pas de l’allégeance à un président parce qu’il est président, mais du projet qu’il porte, de l’œuvre grandiose à la réalisation de laquelle il invite tous les Algériens et toutes les Algériennes quelle que soit leur sensibilité. Exit donc les calculs personnels, les ambitions malsaines et les considérations d’amour propre mal placé, et foin des esprits négatifs qui, quoique l’on fasse, trouveront toujours à redire.
Dans la situation présente de l’Algérie, l’alternative n’est pas entre être « pour » ou « contre » la politique du président, mais d’être pour tout ce qui va dans le sens de l’Etat de droit, de la démocratie, de la préservation des libertés, de la réconciliation nationale, de l’édification économique et contre ce qui peut constituer une régression, un recul de la démocratie ou un retour aux conditions qui ont généré la crise.
Et s’il est dans les moyens de Bouteflika de réussir là où d’autres ont échoué, de réaliser l’union sacrée autour de son programme, pourquoi le lui reprocher ou intenter des procès à ceux qu’il a pu convaincre ? Et s’il était effectivement sur le bon chemin, comme en est persuadée la « vox populi, vox dei » ? Et s’il avait raison « en gros et dans le détail », comme semble le penser l’étranger ?
De toute façon, le modèle politique issu de la Constitution de 1989 et laissé pratiquement en l’état par la Constitution de 1996, a atteint ses limites. Il faut se préparer à son dépassement. Les partis qui survivront à cette évolution darwinienne devront chercher d’autres points d’ancrage que le patrimoine révolutionnaire, la religion ou la culture amazighe.
C’est alors seulement qu’ils commenceront véritablement à faire de la politique en place et lieu des guerres de religion ou des joutes philosophiques comme celles par lesquelles les Sophistes déboussolaient la société athénienne jusqu’à ce que vint Socrate.
La liberté d’expression et d’association, le multipartisme et le pluralisme culturel, l’économie de marché et l’ouverture sur le monde sont désormais des choix et des acquis sur lesquels ni le pouvoir, ni aucune autre partie de la population ne peuvent revenir. On peut même les ôter de la Constitution que cela n’y changerait rien car ils sont devenus l’oxygène et l’habitat indispensables à la vie des nouvelles générations.
L’Algérie est une nouvelle planète du système solaire démocratique et ne saurait, après l’avoir rejoint, échapper à la loi de la gravitation universelle qui le régit. Elle en est définitivement captive. Aucun ancien cadre de vie, aucune forme d’organisation antérieure ne peut remonter des abysses du passé pour les abolir ou prendre leur place.
Au-delà de notre propre perception des choses, transcendant notre propre volonté, une tendance lourde de l’Histoire est en action depuis des siècles qui prépare les peuples et les nations aux formes de vie collectives qui vont éclore sans aucun doute au cours du prochain siècle.
Les unions régionales, les regroupements économiques, la mondialisation, ne sont que des paliers et des étapes sur le chemin de ce qu’appelait Malek Bennabi dans les années 1940 déjà le « mondialisme ». Ce ne sera pas la « fin de l’Histoire » comme dirait Francis Fukuyama, mais le début d’une autre histoire, celle à laquelle travaillent inconsciemment l’Homme et sa civilisation depuis le Néolithique.
Notre propre expérience, nos querelles, nos tentatives couronnées de succès ou avortées ne sont, de ce point de vue, qu’un début de préparation aux nouvelles formes de vie qui se profilent à l’horizon du XXIème siècle et qui pourront aller jusqu’à inclure la conquête d’autres planètes. Nous n’en sommes pas là pour l’instant, mais il importe d’être renseigné sur le sens indiqué par la flèche du Temps, de connaître le Sens du monde.
Ce n’est donc pas à Bouteflika qu’il faut chercher à survivre, mais au naufrage de l’Algérie et à ses conséquences si d’aventure les opérations de sauvetage qu’il a engagées en catastrophe ne ramènent pas le bateau à bon port.
Force est de constater que le discours présidentiel n’est plus comme auparavant une ennuyeuse litanie de lieux communs, une juxtaposition de mots sans effets, une béatification du peuple ou une sacralisation du pouvoir, mais une mise à nu de nos insuffisances, une mise à plat de nos problèmes, un recentrage de nos références, un changement de paradigme.
Pour une fois nous avons affaire à un président communicatif, cultivé, sensible aux idées, « sortable » comme on dit dans le beau monde.
Il est résolu sans être violent. Tantôt tribun, il soulève les passions jusqu’au paroxysme puis les laisse tomber par de brusques critiques où il est question de notre médiocrité, de notre infinie médiocrité. Tantôt populaire, il parvient par sa simplicité et ses arguments à faire passer des raisonnements difficiles à accepter.
Parfois populiste, il abjure toute rationalité et parle des « raclées » que nous aurions l’habitude d’administrer aux autres alors que la « tannée » la plus fameuse que nous ayons administrée de mémoire d’Algérien est précisément celle que nous avons donnée à nous-mêmes au cours des dernières années : cent mille morts, quatre fois les pertes françaises en Algérie entre 1954 et 1962. Il fallait le faire !
Dans ses meetings, Bouteflika nous transporte dans le monde merveilleux des rêves, mais sitôt les portes de la salle franchies ou le poste de télévision quitté, nous nous heurtons aux persistantes et amères réalités du quotidien.
On s’engouffre dans la voiture « coulée » qui ne veut pas avancer et on se demande alors s’il ne présume pas des forces de l’Algérie, s’il ne place pas la barre trop haut, s’il n’allonge pas inconsidérément la liste des besoins et des aspirations.
Rêve-t-il éveillé quand il brosse dans ses discours ces choses mirifiques qui vont nous arriver, ou nous transfuse-t-il ses visions intérieures, sa fièvre et son ardeur quand il déroule ce rêve en séquences et en tranches sous nos yeux ébahis ?
L’historien français Jacques Benoist-Méchin que notre président a dû connaître car il a plusieurs fois visité notre pays à l’époque de Boumediene, a consacré une partie de son œuvre à ce qu’il a appelé « Le rêve le plus long de l’Histoire » et qui est une saga en cinq livres relatant la vie et l’œuvre de certaines figures de l’épopée occidentale : « Bonaparte en Egypte ou le rêve inassouvi », « Cléopâtre ou le rêve évanoui », « Lawrence d’Arabie ou le rêve fracassé », « Alexandre le Grand ou le rêve dépassé », et « Frédéric II de Hohenstaufen ou le rêve excommunié ».
S’il avait été encore de ce monde, Benoist-Méchin serait probablement venu en Algérie soutenir notre président et peut-être aurait-il complété sa série par quelque « Bouteflika ou le rêve… »
C’est vrai que son bilan commence à prendre forme. Il a raffermi le sentiment national, il a électrisé la nation, il a conquis les partis… Les récentes redditions de dizaines de membres des GIA laissent espérer la fin définitive du terrorisme. Il n’a rien promis et pourtant les gens ont retenu qu’il a tout promis tellement leur foi en lui est grande.
Tous les ennuis ne sont pas terminés du côté des « açabiyate » car il est rare que les idées fausses, que les idées fixes, que les idées noires, s’évaporent dans la nature sans avoir laissé des dégâts derrière elles, mais l’espérance qu’il a semée, la détermination dont il a fait montre, les premières mesures qu’il a prises, augurent d’un proche dénouement de la crise, du moins dans ses aspects les plus insupportables.
Au siècle dernier, à un moment de l’histoire de son pays caractérisé par la démoralisation et le défaitisme, Ernest Renan a écrit : « Corrigeons-nous de la démocratie. Fondons une solide instruction nationale primaire et supérieure. Rendons l’éducation plus rude, devenons sérieux, appliqués, amis de la règle et de la discipline. Soyons humbles surtout. Défions-nous de la présomption, renfermons-nous pendant dix ou quinze ans dans le travail obscur de notre réforme intérieure » (« La réforme morale intellectuelle et morale de la France »).
Voilà ce que nous devrions faire chez nous, voilà moyennant quoi nous pourrions devenir un grand peuple, une nation qui compte et qu’on respecte non parce qu’elle sait donner des « raclées », mais parce qu’elle vit en paix avec elle-même et avec les autres, parce qu’elle est utile à l’humanité, parce qu’elle est capable de contribuer au progrès universel et au règne du Bien.
(« El-Watan » du 29 septembre 1999)