Quelques décennies seulement après la mort de son promoteur, la civilisation musulmane s’étendait aux trois continents. Jamais dans la millénaire histoire de l’humanité civilisation ne connut une aussi rapide expansion. Jusqu’à la fin du VIème siècle de l’ère chrétienne, rien ne laissait présager que des peuplades bédouines de l’Arabie désertique allait jaillir la flamme qui éclairerait le monde huit siècles durant. L’idée islamique venait de poindre. C’est tout le destin de l’humanité qui allait être confié à l’étendard du croissant fertile.
En 635 les musulmans dominent la Syrie ; en 639 la Palestine ; en 641 la Mésopotamie ; en 642 l’Egypte ; en 643 la Perse ; en 647 la Tripolitaine ; en 649 Chypre ; en 664 le Pendjab ; en 701 l’Afrique du Nord ; en 713 l’Espagne… Plus tard les historiens, pour expliquer la foudroyante propagation de l’islam, confectionneront diverses théories dans lesquelles la coercition est le trait commun.
Ignacio Olaguë s’est assigné de mettre un peu d’ordre dans les interprétations tendancieuses et partisanes : « De l’étude de mouvements similaires, il ressort que la propagation de l’Islam ait résulté de la force d’une idée, non de la puissance d’une offensive armée, comme autrefois « hellénisé », comme aujourd’hui « occidentalisé », «islamisé » n’a pu être que le fruit d’un mouvement d’idées puissant » écrit-il dans « Les Arabes n’ont jamais envahi l’Espagne » (p.50), paru chez Flammarion.
Le thème de ce livre d’histoire est que l’introduction de l’Islam dans la péninsule ibérique ne s’est pas faite comme l’ont toujours pensé les historiens par la force des armes, mais a été le résultat d’une crise qui ne pouvait déboucher que sur l’adoption de l’islam comme religion et style de vie.
L’invasion de l’Espagne par les Arabes est un mythe que démentent les faits historiques : « Persister à croire que des peuples prospères et hautement civilisés ont délaissé leurs croyances et modifié leurs mœurs parce qu’une poignée de nomades, surgie du désert, les auraient subjugués, relève d’une conception puérile de la vie sociale. L’aspect militaire des évènements doit être réduit à un rôle mineur, concernant les menues anecdotes de la vie quotidienne. Il faut concevoir le problème sur le plan culturel. Il n’y a pas eu d’agression militaire, mais crise révolutionnaire » (p. 51).
Réécrire une page importante de l’histoire de son pays et détruire le mythe, est la tâche à laquelle s’est attelé l’historien. Très à l’aise dans son sujet et au courant de tous les documents qui ont été écrits sur cette partie de l’histoire espagnole, Ignacio Olaguë déploie cartes et chiffres pour infirmer la thèse jusqu’alors universellement admise.
Le christianisme qui avait commencé à se répandre au IIIème siècle ne gagnera jamais à sa cause les populations qui s’attacheront par contre plus volontiers à l’Arianisme (doctrine qui rejette le dogme de la trinité pour l’unicité divine).
En 710, après la mort de Vitiza, une guerre civile oppose les fils du roi défunt et leurs partisans à un certain Rodéric qui avait pris le pouvoir et voulait conquérir l’Andalousie. Les premiers étaient ariens, le second catholique. Ils demandent des renforts à ceux des leurs qui s’étaient établis dans une province du Nord marocain.
C’est ainsi que Tarik Ibn Zyad franchit le détroit qui porte actuellement son nom (Gibraltar) pour venir en aide aux fils de Vitiza à la tête de 7000 hommes. Rodéric (Rodrigue), vaincu, disparût dans une bataille sur le Guadalete en 711, et les musulmans se fondirent dans une population de dix millions d’habitants mais très réceptive à la chose islamique. La seconde vague qui déferlera sur l’Espagne avec Moussa Ibn Noceïr comptera 18 000 hommes.
Vingt-cinq milles homme en tout et pour tout ont mis les pieds en Espagne. Pouvaient-ils envahir un pays de dix millions d’âmes avec une telle facilité ? Non, l’Espagne s’est offerte à l’islam. Son Arianisme a évolué et le syncrétisme qui en a résulté a glissé vers l’islam lorsque celui-ci se présenta à la religiosité ibérique.
Les intellectuels chrétiens, surtout ceux des temps modernes, ont transmis à la postérité une conception fausse des évènements qui ont précédé « l’intrusion de l’islam pour minimiser la présence passée de musulmans dans un pays d’Europe occidentale » (p.113) L’islam s’est insinué dans la conscience espagnole, s’est implanté, a prospéré, puis s’est épanoui « conformément à la dynamique propre au mouvement d’idées et de la même manière qu’il se diffuse encore de nos jours » (p.243).
Les Ariens, ceux qui étaient pour l’unité, adhéraient en force à l’idée islamique dans laquelle toutes leurs aspirations étaient satisfaites. L’« idée force » s’est imposée en raison de sa puissance et de l’adéquation du milieu récepteur : « On a interprété la gigantesque transformation spirituelle, sociale et culturelle qui a affecté le monde proche-oriental et méditerranéen au VIIe et VIIIe siècle comme les résultats de conquêtes militaires : langage, civilisation, religion, avaient été imposés par le cimeterre… Les historiens ont confondu la diffusion d’idées génératrices de civilisation avec l’exercice de la puissance militaire. On a assimilé la force mentale à la force physique » (p. 45/47). De même, bien après la période des prétendues invasions arabes, alors qu’il ne pouvait plus être question d’une hégémonie arabe, l’islam poursuivit sa diffusion, se répandant ainsi en Asie centrale et sud-occidentale dans l’Afrique anglaise, française et portugaise au XIXe et XXe siècle ».
Le livre d’Ignacio Olaguë est venu remettre en question les idées établies depuis le XIIIe siècle. On ne peut pas mentir à l’histoire ou, plus encore, la faire mentir. « L’histoire est jugement » dit la formule allemande. Et l’historien s’est fait greffier de l’histoire.
Ce livre y a « mis toute l’objectivité nécessaire pour anéantir un mythe issu de la conjonction du fanatisme, de l’ignorance, de la négligence, du conformisme et de la crainte d’aller contre les idées reçues ».
Il a fouillé le passé et remué les cendres, secoué les parchemins et vérifié les lieux. Le livre a été écrit moins pour plaire, que pour instruire. Son mérite est de nous rappeler que l’histoire de l’islam doit être réécrite pour « accéder à une compréhension meilleure de l’humanité » (p. 40). La lecture d’un tel livre est des plus édifiantes, et les passionnés d’histoire trouveront plus d’une surprise dans cette nouvelle version de l’histoire de l’Espagne.
« El-Moudjahid » du 23 février 1972