La Révolution iranienne n’est plus au centre de l’actualité mondiale. Cela ne veut pas dire qu’on l’a oubliée. Sans en avoir l’air, on a toujours un œil sur elle. Au moindre incident, on ameute l’opinion internationale.
L’« opinion internationale » ? C’est qui, c’est quoi au juste ce bidule ? Une réalité ? Un mythe ? Ou tout simplement un épouvantail, un cri à la cantonade, comme pour menacer tel homme ou telle politique… S’agit-il réellement de ce qu’on pense à travers le monde, ou seulement de ce qui se dit dans ces cinq ou six journaux qui sont la presse internationale ?
En fait d’ «opinion » il faut avouer qu’on connait peu celle du Togolais, du Thibétain, de l’Ouzbékistanais ou du Béninois ; à propos de ce que vous voudrez. Celle, par contre, de l’Américain, de l’Allemand, du Hollandais ou du Français nous est par trop familière. Ce sont ces gens-là qui « réagissent » aux événements du monde, s’émouvant ou condamnant selon les cas, sonnant le tocsin ou conspirant par un inviolable silence.
Ce sont toujours eux qui enquêtent, commentent, alertent ou trompent. Satellites à l’appui. Et lorsqu’ils font chorus, qu’ils mènent une battue, il vous appellent cela l’« opinion internationale ». Le menu fretin n’a plus qu’à emboiter le pas.Conclusion : l’opinion internationale n’est souvent que l’opinion occidentale relayée ici et là par qui de nécessité. C’est que le monde vit à l’heure occidentale. Le reconnaitre ou pas, cela est une autre affaire.
A en croire donc « l’opinion internationale », le nombre des exécutions en Iran s’élèverait à trois cents et quelques… Rassurez-vous, elle ne doit pas dire faux. Il doit y avoir un commis au dénombrement dans chaque grand journal, et les chiffres avancés par les uns et les autres concordent admirablement.
L’air horrifié, on tâche de vous persuader que cela dépasse toutes les bornes, toutes les normes, que le cœur en est soulevé et que ces Mahométans sont décidément d’affreuses gens. Qu’en penser ?
Sérieux ? Vous vous doutez bien qu’ils ne peuvent pas l’être : la seule Terreur en France a fait 16.000 morts. L’Inquisition dans différents pays d’Europe, des millions de qui brûlés, qui pendus, qui rompus. Ces chiffres, c’est Michelet qui les donne. Mais combien en ont fait les révolutions, les changements de régime, les périodes de troubles, les jacqueries, etc, dont est parsemée l’histoire de l’Occident ?
Sincères ? Encore moins : combien d’exécutions a fait la « Libération », en France et ailleurs ? Pourquoi continue-t-on 40 ans après de rechercher et d’envoyer à la mort pour « crimes contre l’humanité » (là, ils ne sont plus l’opinion internationale seulement, mais toute l’humanité ») des hommes dont le principal tort a été de servir la politique de leur pays à un
moment donné de son histoire ?
Moraux ? Alors là laissez-moi rire : Et ces dizaines de millions d’Indiens, de Noirs, d’Arabes, de Tziganes assassinés avec science et raffinement, qu’en fait la « conscience » occidentale ? Et le colonialisme ? Et le racisme ? Tient-on la comptabilité des exécutions en Palestine usurpée, en Afrique du Sud, en Amérique latine ? Arrêtons-là, c’en est assez ! Il faudrait un « Institut des crimes de l’Occident ».
C’en est assez aussi de mêler le nom de la Révolution iranienne à tant de génocides, de meurtres collectifs, de barbarie. Analysons et comprenons plutôt :
Le monde, disions-nous, vit à l’heure occidentale. Regardez, fouillez, prêtez attention et vous retrouverez partout ses idées, sa tournure d’esprit, son mode de vie, ses institutions, sa technologie…
Voyez les « lois Positives » (le droit des gens, le droit public, le droit civil …). comme dirait Montesquieu, grattez les vernis locaux, allez à l’essentiel, vous constaterez que c’est son Droit, que c’est son évaluation du délit et de sa sanction, que ce sont ses conceptions juridiques qui régentent la vie universelle. D’où, à quelques singularités près, la similitude à travers le monde des lois et des peines. C’est que, depuis Montaigne, les Pyrénées ne représentent plus rien : c’est vérité au-delà et en deçà.
En Iran, la Révolution conduite au nom de l’Islam s’efforce à une certaine conséquence avec elle-même. Aussi connaît-elle et juge-t-elle des crimes selon une démarche inspirée du Coran. Recourant à une table des valeurs particulière, il est normal qu’elle bouleverse le style des procès, qu’elle en rénove l’esprit, qu’elle introduise une nouvelle terminologie juridique, qu’elle élabore sa propre jurisprudence, qu’elle présente au monde sa propre appréciation, sa propre hiérarchisation des crimes et des châtiments.
« Corrupteur sur terre » (moufsidoun fi-l-ardh), ce n’est pas une invention de la Révolution iranienne, mais en quelque sorte la tête de chapitre d’une série de crimes et de délits qu’un code pénal islamique détaillera peut-être un jour.
« Ordonner le Bien » (la « charité » feint de se tromper la grande presse) et « réprimer le Mal », ce n’est pas un aphorisme philosophique, mais un impératif catégorique en train de devenir politique nationale.
Le problème est d’importance. La souveraineté c’est aussi son propre Esprit des Lois traduit en système juridique, sa propre évaluation du bien et du mal, du grave et du véniel, sa philosophie du Droit et sa propre notion du châtiment. La souveraineté, c’est aussi l’indépendance jurisprudentielle. Et cela, tant que le monde n’est pas UN,
Prenons un exemple : en chrétienté le vin a une signification eucharistique, c’est un élément du Mystère, c’est Jésus vivant sa Cène la veille de sa Passion. Il est de ce fait sacré. En terre d’Islam c’en est tout autrement : ce n’est qu’une vulgaire boisson, prohibée de surcroit eu égard à ses conséquences néfastes sur la vie de l’homme. C’est un interdit. En consommer, c’est, aux yeux de la Loi, enfreindre un commandement et au plan psychologique rompre avec une attitude fondamentale, trahir un Esprit, porter atteinte à une culture fondée, comme toute autre, sur un ensemble de choix et d’engagements.
On comprenait mieux cela il y a trois siècles. Dans ses « Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence » Montesquieu notait à propos des mœurs iraniennes : « Un roi de Perse peut bien contraindre un fils de tuer son père ou un père de tuer son fils ; mais obliger ses sujets de boire du vin, il ne le peut pas ». Et de conclure sur ce jugement prophétique : « Il y a dans chaque nation un esprit général sur lequel la puissance même est fondée. Quand elle choque cet esprit, elle se choque elle-même, et elle s’arrête nécessairement ».
Ce n’est qu’ainsi qu’on peut s’expliquer la chute de Mohamed Reza Pahlavi. L’exécution de Hoveyda (premier ministre du Shah) a donné lieu en Occident à une véritable campagne de presse. C’est La Fayette, pendant les premiers mois de la Révolution française, voulant soustraire Foulon à la justice du peuple. Mais ce dernier a su trouver en son sein quelqu’un pour répondre spontanément aux arguties de « l’opinion internationale » : « Vous vous moquez du monde ? Faut-il du temps pour juger un homme qui est jugé depuis trente ans ?
Le Hoveyda de la circonstance n’avait pas été Premier ministre. C’est à peine s’il avait failli devenir ministre tout court. Tant mieux pour le peuple français, la Révolution n’allait pas lui laisser le temps de réaliser le programme qu’il se proposait d’appliquer. Car Foulon, nous dit Michelet dans « Histoire de la Révolution française », proclamait quelques mois avant la chute de la monarchie : « S’ils ont faim, qu’ils broutent l’herbe… Patience ! que je sois ministre et je leur ferai manger du foin ; mes chevaux en mangent… »
Il avait beau, le vent ayant tourné, propager le bruit de sa mort, simuler son propre enterrement, Foulon sera retrouvé, jugé et condamné. L’« opinion internationale » ne lui aura pas été d’un grand secours.
« El-Moudjahid du 14 juin 1979