« Changer l’homme n’est pas moins indispensable que transformer un pays… La révolution culturelle doit aider à résorber toutes les structures mentales nocives qui bloquent notre développement et fausse notre vision du monde »(« Charte Nationale », pp 63 et 70).
Dans un précédent article, « Le Génie des peuples », nous avons tenté de cerner non sans une certaine sévérité l’état critique dans lequel nous a surpris le déclenchement de « la lutte contre les fléaux sociaux ». Nous avions alors surtout décrit. Dans celui-ci, prolongement et approfondissement du premier, nous essayons de renvoyer à ce qui nous semble être une des causes majeures de la situation unanimement décrite. Les explications que nous ébauchons ici sont certes incomplètes, insuffisantes en elles mêmes, mais leur utilité, pensons-nous, est dans ce qu’elles peuvent évoquer, dans ce qu’elles peuvent susciter de réflexion et de recherches plus poussées. Nous choquerons une fois de plus, nous ne rallierons pas tous les suffrages, cela est sûr, mais nous continuerons à penser, en dehors de tout « khéchinisme » (entêtement) que le remède, que la thérapie est dans une véritable et inévitable catharsis. Et puis, n’enseigne-t-on pas en psychologie qu’une névrose est à moitié vaincue lorsqu’on parvient à la remonter à la conscience du « moi »?
Le « khéchinisme » n’est pas une philosophie de l’existence, une certaine idée de l’homme, mais un acharnement, un entêtement à être vaille qui vaille, à tout prix et dans n’importe quel état. Ce n’est pas une saisie du monde, un système établi sur des postulats, mais une aberration, une prodigieuse situation où « rien ne semble défendu, ni permis, ni honnête, ni honteux, ni vrai, ni faux… » Le « kéchinisme » n’est pas une foi, une vérité, mais un paganisme, une ignorance. Ce n’est pas un impératif moral, un état vers lequel on voudrait tendre, mais une incurie, un horrible vécu dans la plus parfaite quiétude. Enfin, le khéchinisme n’est pas une infection brutale, une inoculation récente, mais un vieux virus, une tare plusieurs fois séculaire. Il n’est cependant pas une fatalité, une seconde nature, un syndrome en perpétuelle action, mais un mal des tristes époques de notre vie nationale, une schizophrénie qui nous saisit aux grands instants de démobilisation, de relâchement, de dégoût de nous-mêmes.
Son produit, « l’homo-khechinus », donc aussi bien l’homme que la femme, n’est pas une abstraction, une figure de mots, un fantôme, mais une réalité incommodante, un personnage de l’existence courante, une présence aux multiples formes et aux innombrables sévices. Ce n’est pas l’homme de la rue, l’éternel « autre », la lie au peuple, bref l’être imaginaire que nous évoquons volontiers à la troisième personne du singulier, mais vous, moi, bon nombre d’entre nous. Il ne s’agit pas d’autre chose que de notre drame, de notre ancestrale « taghenante » (obstination), de notre immémoriale absurdité à nous définir lorsque nous sommes acculés, poussées dans nos derniers retranchements, comme étant d’indécrottables des « khéchin-erras » (dur de tête) de vieille souche : intraitables, objecteurs, réfractaires, sans Dieu ni maître… Cette calamité, nous lui devons bien des « indépendances » (ma-tsalich!), bien des irrationalités (ana-hakda!), bien des droits de véto (ma thawasch tafham!), bien des nihilismes (khalliha takhla!)…
Le khéchiniste d’entre nous par excellence, et ce à quelque échelle de la vie sociale que ce soit, c’est celui qui pense avec la plus forte conviction que tout lui est permis, qu’il a tous les droits, que rien ne devrait lui être refusé ; c’est celui qui ne comprend sincèrement pas qu’on veuille le limiter, le restreindre ; c’est celui qui n’admet pas qu’on le conteste, qu’on le discute, qu’on le subordonne à un principe transcendant son moi ; c’est celui qui ne souffre pas qu’on le remette en cause, qu’on le soumette serait-ce au jugement de ses propres engagements, de sa propre image. Cet être ignore jusqu’à l’existence de la notion de mérite, ne voit l’absolu nulle part, n’entretient pas l’ombre d’un doute sur sa valeur, ses aptitudes. Il est haineux, susceptible, prétentieux. Il est d’une seule pièce: « Ne m’aime que celui qui m’accepte avec ma morve »(avec ou malgré, je ne sais comment rendre cet « humanisme » honni que des générations entières ont connu et prêché).
L’erreur a chez le khéchinien l’air de la vérité. Il s’est satisfait pour le restant de ses jours de quelques certitudes de l’ignorance glanées tout le long d’une vie fausse et inconsistante qu’il se plait néanmoins à présenter en exemple dans les cercles où il évolue (où il stagne surtout). Et ainsi se diffuse-t-il, se propage-t-il, se perpétue-t-il dans une société fondée à l’insu générale sur le culte de la « khchana » (grossièreté) aux sens propre et figuré du terme.
La donnée économique n’a jamais autant préoccupé qu’en ce siècle. Voyons donc l’idée que s’en est formée l’ « homo-khechinus ». Au tréfonds de son psychisme le « khéchinisme » a déposé une sorte de notion du droit acquis, obtenu sans aucune contrepartie. Il y a aboli l’idée de devoir et mis à sa place la mentalité de la revendication naturelle, inconditionnelle, légitime. Le seul fait d’être au monde est déjà pour lui un titre suffisant pour prétendre à toutes les jouissances d’une vie libre d’entraves et de contrainte. La reconquête de l’indépendance, s’illusionnait-il, lui apporterait cela et même davantage. Vivant aujourd’hui dans un univers quasiment édénique par rapport au passé colonial, il ne voit pas très bien l’impératif d’un système économique astreignant et par trop exigeant. En bon Djouha il attend que la « rahma » (grâce divine) s’épuise, que la manne cesse de pleuvoir sur sa tête pour se mettre en quête d’une nouvelle « afça » (astuce).
De l’homo-œconomicus il n’a consenti à reconnaitre que la fonction « consommation ». Production et consommation ne sont plus dès lors pour le khéchinien deux actes complémentaires donnant son sens à une économie, elles ne sont plus la condition l’une de l’autre, mais deux activités que rien ne relie, deux pôles dont l’un a été occulté au détriment de l’autre. Tant et si bien que lorsqu’il vous parle de travail il provoque dans votre esprit de curieuses résonances. Vous n’appréhendez plus ce mot comme un acte naturel, une condition de la vie, une chose allant de soi, mais comme une œuvre extraordinaire requise abusivement de lui, un effort prométhéen, un sacrifice qu’on l’exhorte à faire sur l’autel de la Révolution. Croyant trouver dans la consommation effrénée la compensation qui pallierait son sentiment d’infériorité, le khéchinien déploie une boulimie, un hypergastrisme, une inextinguible soif, à la mesure de sa faim, de sa formidable frustration. A tel point qu’il se gave de tout ce qu’il peut trouver, de tout bien dont il a eu vent et même de ce qu’il connait pas, telle cette vieille femme qui, avisant une queue de chaînards à la rue Meissonier, se hâta d’y prendre place avant de s’enquérir autour d’elle de la manière dont pourraient être accommodées ces « hboubates » (il s’agissait d’ananas) ; ou ce passionné de la grandeur qui vous balade dans les rues d’Alger un modèle de voiture à peine sorti d’usine européenne !
Quand il « travaille », quand il sévit devrais-je dire, le khéchinien aime à s’envelopper de secret. Il vous annonce volontiers une intention, un projet, une opération, un plan, mais pour savoir ce qu’il est advenu, c’est mystère et boule de gomme. La psychologie économique qu’il a développée n’a d’égale ni en inconscience ni en contradictions. On la décèle sous forme de devises, de mots d’ordre, de raisonnements dont personne ne semble soupçonner la nocivité. En voici quelques échantillons : « Il n’y a que celui qui ne travaille pas qui ne se trompe pas » ; l’erreur, la faute, la négligence, le bâclage, l’incompétence, la mauvaise volonté, etc, ont trouvé leur comptable. Le khéchinien a prévu leur éventualité, il leur a trouvé place dans son plan comptable, il les a passées dans les « frais généraux ». Bien pire encore, il en a fait des preuves de labeur, de zèle, il les a élevés au rang de critères de travail !
En des temps où l’efficacité est de règle le khéchinien n’a pas mieux trouvé que de recommander la faillite, la petitesse, la facilité, l’excuse même. Au lieu d’inciter à la rigueur, au sérieux, à l’ouvrage impeccable, quand il devait prétendre au meilleur, au sans bavure, à toute la perfection possible, lui battait retraite derrière la faillibilité humaine :« Il n’y a que celui qui ne travaille pas qui ne se trompe pas »aime-t-il rappeleren ajoutant :« II n’y a d’infaillible que Dieu ». Ce qui reviendrait à dire : « Tu ne t’es trompé mon frère que parce que tu as travaillé, et si tu te trompes si souvent c’est que tu travailles beaucoup … »
Certes, durant les premiers lustres qui ont suivi la renaissance de l’Etat algérien en 1962 il pouvait être compréhensible, voire justifié, que des erreurs soient commises car nous n’étions alors que des « apprentis » inhabitués à faire fonctionner les rouages d’une économie moderne. Mais aujourd’hui, après 17 ans de « stage », il est devenu manifestement abusif et typiquement khéchinien d’évoquer un prétendu « droit à l’erreur ». « Celui qui travaille dans le miel ne peut pas ne pas en goûter » ; cette parole, soyez-en persuadés, n’est pas de mon cru. Elle a été proférée (par le président Boumediène) en illustration du phénomène de détournements des derniers publics dans notre pays. Je ne sais pas quelle interprétation on peut encore en tirer, mais pour ma part je crois y voir une incitation au laxisme, à l’indulgence, à la complaisance devant la concussion : « Si tu voles mon frère, qui ne le comprendrait, c’est parce que tu es soumis à la tentation. Il est donc bien naturel que tu y succombes ».
Un ministre de Roosvelt a voulu un jour mettre en balance deux types d’hommes politiques : le révolutionnaire et le libéral. Il a, à coup sûr, triché dans son choix de l’homme révolutionnaire pour des raisons que nous comprenons, mais je ne crois pas qu’il ait été trop loin de la vérité pour ce qui est du khéchinien. Il a dit en substance : « Le révolutionnaire, c’est l’homme qui veut faire sauter la station et arrêter les trains jusqu’à ce qu’on ait construit une autre. Le libéral souhaite reconstruire la gare, pendant que le service continue. » Le problème ici n’est pas celui de l’option, du style politique, mais du bon sens, de l’efficacité. Aussi est-ce la psychologie économique caractérisée plus haut qu’il faut avoir en vue, et non la qualité de révolutionnaire en soi car l’homme qui véhicule le khéchinisme n’est pas un révolutionnaire, ne peut pas être un révolutionnaire.
C’est du khéchinien, même authentique libéral, de vous classer par exemple le gâchis, le gaspillage, la dilapidation, etc, parmi les conditions sine qua non du développement. C’est de lui de vous rendre un programme politique synonyme de paupérisation, de pénuries permanentes, de chute du niveau intellectuel et moral, de dégradation des terres, etc, et de vous parler de règne de la liberté, de politique éclairée, de promotion de l’homme… C’est de lui de confondre « acquis » et « achats » de la révolution, de vous montrer une école sans vous dire ce qu’il en sort, de vous indiquer un pâté d’immeubles sans s’étendre sur ce qu’il représente par rapport aux besoins, sur le prix du mètre carré construit … Il peut ne pas le savoir, ou même s’en foutre. C’est le propre du khéchinisme, de sa psychologie économique, d’engendrer ces aberrations, et la qualité de révolutionnaire n’y est pour rien en dépit de ce que voulait faire croire l’homme d’Etat américain. Le socialisme n’a rien à voir dans la formation du khéchinisme. Celui-ci est d’ailleurs antérieur à son avènement, il en est lui-même victime.
C’est cet aspect que nous voulons mettre à nu, que nous devons tous mettre à nu, sous peine de graves confusions. Le khéchinisme en tant que structures mentales dominantes chez bon nombre d’entre nous peut porter préjudice à l’idée de socialisme et peut jeter le discrédit sur l’idéal révolutionnaire. Mais je ne crois pas qu’il puisse le faire indéfiniment : « La révolution dans les esprits, dit la Charte Nationale, est inséparable de la révolution dans les structures. » Si l’on parvenait par conséquent à réaliser cette double métamorphose le khéchinisme disparaîtrait ipso facto de notre paysage mental, politique, social et économique. On n’entendrait plus alors le khéchinien ânonner des chiffres qui n’ont de sens qu’en tant que tels, qu’en tant qu’éloignés de tout paramètre, de tout élément d’appréciation au lieu d’être traduits en termes de coûts, de délais, de prévisions, d’amortissements, de gain ou de perte.
On ne le verrait plus, l’ignare, professer du haut de son doctorat en économie que le « transfert de technologie » c’est l’attente sur les quais d’Alger qu’un providentiel navire nous livre, franco de port, génie technique et savoir-faire. On ne le croiserait plus, le « tammâa », l’air réjoui et de volumineux dossiers sous le bras, confiant à plus crédule que lui que le nouvel ordre économique allait bientôt nous indemniser d’avoir été si longtemps absents des affaires du monde, ou clamant la dernière perle : « La civilisation est devenue universelle ! » Damnée khéchinien ! Ce n’est bien sûr pas lui qui aura la modestie de ce grand homme politique : « La haute politique n’est que le bon sens appliqué aux grandes choses ».Ce n’est pas son nom que vous trouverez à la une d’un journal : « Mr X s’est suicidé à la suite de son échec ». Ce n’est pas lui qui irait, au terme d’une existence bien remplie, porter sa candidature à l’ordre des « malâmatiyyah », ces mystiques qui appelaient sur eux le mépris des autres en expiation de fautes passées. Non, lui est bien au-dessus, bien loin, de ces folies. Il vous apparaît toujours frais, sûr de lui, régénéré, confiant, même après les pires scandales ou les plus énormes banqueroutes. Il ne voit vraiment pas ! C’est plutôt vous qui ne comprenez pas, qui n’êtes pas à la page, c’est une « phase », c’est normal, c’est une étape nécessaire…
Les profondeurs, les abîmes du khéchinisme son insondables, ses dégâts inestimables, son bilan catastrophique. Il tient beaucoup d’entre nous, il nous a longtemps tenus, mais il faudra bien un jour qu’on l’extirpe de nos âmes, de notre inconscient collectif, de nos comportements. Ses origines ?
Elles remontent très loin dans notre passé. Nous l’avons contracté telle une maladie endémique aux sombres périodes d’occupations, lorsque, pour nous opposer au colonialisme de toute provenance, nous recourions à toutes les réactions négatives possibles et imaginables. Au fil des siècles il s’est insinué dans notre être fondamental, s’est insidieusement installé dans nos manières de tous les jours, dans nos gestes, nos exclamations, nos habitudes d’agir et de penser, jusqu’à devenir à son tour une désastreuse occupation.
Autrefois il y avait peut-être justice à être et à s’affirmer négateur, nihiliste, rebelle à la loi, à l’uniforme, à la « dépendance »… Il y avait justice à considérer le bien public comme une chose étrangère à soi, à son domaine, à ses intérêts. Il y avait justice à être secret, sournois, méfiant, violent, irréductible, indépendant de tout… Mais à présent ?
« El-Moudjahid» du 17 octobre 1979