L’islam est en question dans un monde qui n’est pas le sien, qu’il n’a pas façonné et sur lequel il n’a pas d’influence déterminante. Même chez lui, sur ses propres terres, il n’est plus le maître incontesté car ce monde qui n’est pas le sien y a aussi pris place.
Non plus sur ses étendues géographiques, mais dans les représentations mentales de bon nombre de ses hommes et de ses femmes. Il y a injecté de nouvelles valeurs et d’autres critères de jugement, des codes de lois efficaces et des manières de vivre agréables, des programmes d’enseignement hautement utiles et des chaînes de télévision captivantes. Il y a implanté le monde moderne occidentalisé.
L’islam est revenu à l’ordre du jour à une époque où un sort identique semble avoir été partout fait aux religions : leur éloignement de la gestion de l’espace public et leur relégation au domaine privé a ôté à leurs commandements tout cours légal et forcé, et institué à leur place des lois et règlements de fabrication humaine, révisables et adaptables à souhait, universels et contraignants, que nul n’a le droit d’ignorer et dont les sanctions sont immédiatement administrées quand, dans les religions, elles pouvaient être différées à l’Au-delà .
De ce fait les religions sont devenues facultatives et le droit humain obligatoire. Leurs crédos ne sont pas touchés, leurs rites sont respectés et protégés, leurs dignitaires sont honorés, mais elles ne peuvent plus prétendre à la direction des affaires publiques, comme nul ne peut être poursuivi en raison de son incroyance ou de la non-observation des préceptes divins ou des aphorismes philosophiques qu’elles véhiculent.
Toutes les sociétés humaines qui se sont constituées au cours des âges, depuis les communautés les plus rudimentaires jusqu’aux civilisations les plus sophistiquées, ont puisé leur organisation, leur ordre social, la légitimité de leurs institutions et les significations affectées aux choses et aux comportements dans une inspiration religieuse générale ou une législation révélée précise et détaillée. Il en a été ainsi pendant six mille ans.
Mais notre époque est celle qui a vu le triomphe d’une civilisation qui a tiré avantage de toutes les autres avant de développer le sentiment, jusqu’à une certaine mesure tout à fait fondé, d’être à elle seule le monde, l’humanité, le progrès moral et matériel. Quand elle déploie ses ailes, elle en recouvre naturellement la planète.
C’est cette civilisation qui, pour s’aménager il y a deux mille ans un espace de vie au sein de l’Empire romain où elle venait de naître avec le christianisme, proclame d’entrée de jeu un principe de séparation entre le spirituel et le temporel au terme duquel le royaume des cieux et celui de la terre étaient et devaient rester distincts, Dieu et César ayant chacun ses droits, et la souveraineté divine ne recoupant pas la souveraineté humaine.
Aux premiers temps du christianisme, le mot « laikos » (du latin Laos qui veut dire peuple) désignait le commun des chrétiens par opposition à « clerikos » qui était le fidèle qui exerçait et officiait au nom de l’institution catholique romaine (prêtre, moine, évêque…) C’est de ce terme que sortiront au XVIe siècle « clergé » et « clerc ».
Le terme « laïcité » proprement dit n’apparaîtra quant à lui dans la langue française qu’à partir de 1870, quand débuteront en France les grands affrontements à propos de la libération de l’instruction publique de toute influence religieuse dans une société où coexistaient, depuis des siècles déjà et après des troubles de toute sorte, des catholiques, des protestants, des juifs, des libres-penseurs et des non-croyants.
Après la chute de l’Empire romain au Ve siècle le christianisme qui s’était entre-temps propagé, organisé et avait gagné à sa cause des empereurs et des rois, saisit l’occasion pour affirmer son unité et son autorité face à la division des anciennes contrées sous statut romain qu’il aspira à placer sous sa puissance et sa guidance.
Mais, ce faisant, l’Eglise de Saint-Pierre dérogeait d’elle-même à la règle de non-confusion du temporel et du spirituel. En se lançant avidement à la conquête du pouvoir et en s’investissant de l’administration des biens, des corps et des âmes chrétiennes, elle allait rendre vains les vœux de pauvreté et de chasteté de son personnel dirigeant.Les « clerikos » abusèrent naturellement de leur pouvoir absolu et asservirent les « laikos ».
Les papes voulurent maintenir sous leur perpétuelle suzeraineté les rois. Mais ceux-ci ne pouvaient pas inconditionnellement l’accepter, comme les citoyens ne pouvaient pas indéfiniment se résigner à supporter la corruption du haut clergé et l’ignorance du bas clergé, d’où de fréquents conflits à l’issue desquels la primauté de l’Eglise sur l’Etat alternait avec la soumission de l’Eglise à l’Etat, et cela jusqu’au Moyen-âge et à l’apparition des premiers théoriciens de la séparation de la société religieuse et de la société civile (Marsile de Padoue et Guillaume d’Ockham).
La Réforme luthérienne reprendra à son compte les arguments de ces derniers parmi lesquels la thèse que si pouvoir spirituel il y a, il devra revenir à la communauté des croyants et non à une aristocratie autoproclamée de la Foi, et que seule la conscience de chacun peut s’interposer entre lui et Dieu.
Il semble que Marsile de Padoue ait joué un rôle capital dans le processus qui va de proche en proche ramener l’Eglise à ses positions initiales, c’est-à -dire la laïcité, autrement dit la réalisation d’une séparation effective et définitive entre la religion et la politique.
Il est en ce sens le père des Etats laïcs modernes, sans parler des services éminents qu’il a rendus au réformateur allemand Luther qui, pour affaiblir le pape, va se faire le champion du nationalisme.
Bertrand de Jouvenel dit de lui dans « Du pouvoir » : «L’aventurier Marsile de Padoue postule au profit de l’empereur non couronné Louis de Bavière la souveraineté populaire en place de la souveraineté divine. C’est cette idée qui servira à affranchir le pouvoir du contrôle ecclésiastique. Pour qu’il puisse, après avoir argué du peuple contre Dieu, arguer de Dieu contre le peuple, double manœuvre nécessaire à la construction de l’absolutisme, il aura fallu une révolution religieuse ».
Mais l’Eglise allait longtemps encore persister à errer sur les chemins de la gloire terrestre, contrairement à ce que lui dictait sa mission originelle, et commettre de ce fait de grandes erreurs qui justifieront les irrémédiables schismes qui vont la diviser à jamais (ni Vatican I en 1870, intervenu après trois siècles de non-réunion de concile, ni Vatican II en 1963, ne réussiront à intéresser les protestants à la doctrine de l’œcuménisme).
Par sa faute, l’Europe sera des siècles durant la proie de guerres de religions qui feront des centaines de milliers de morts. Il arrivera qu’il y ait trois papes en titre à la fois (au XIVe siècle) et qu’un souverain, en l’occurrence l’exceptionnel en toutes choses, Napoléon, mette en prison le pape Pie VII en 1809.
La conséquence finale et lointaine de tout cela sera l’impossibilité de faire coexister sous un même statut religieux et de mêmes lois civiles catholiques, protestants, juifs et non-croyants. Les musulmans de France ne comptaient pas encore, sans quoi nous serions aujourd’hui en Algérie de fervents adeptes de la laïcité.
De toute évidence la laïcité s’impose comme solution idéale et juste quand on a affaire à de telles situations.
Quel enseignement, quel catéchisme, en effet, prodiguer dans les écoles de pays multiconfessionnels ? Quelles fêtes religieuses consacrer par des célébrations officielles ? Quel culte proclamer « religion d’Etat » sans exclure de la nation des pans de sa population ? Quel « statut personnel » en particulier mettre en application ? Quelles coutumes prendre en compte pour définir la règle de droit ?
Assurément, le nivellement ne peut se faire que par le haut, c’est-à -dire amener les uns et les autres à accepter des règles transcendant leurs différences et leurs propensions respectives à l’hégémonisme. Voilà qui devait nécessairement conduire à la liberté des cultes, à la neutralité religieuse du pouvoir, à la séparation de l’Etat et de différentes Eglises qu’il peut compter sur son territoire…
On a vu le Prophète de l’islam dans un cas de figure similaire tolérer que les juifs de Médine relèvent de leurs propres lois plutôt que celles de la nouvelle religion, de même qu’il a élaboré et signé avec eux dans la maison d’Anas la première Constitution politique écrite de l’Histoire définissant en 53 articles les droits et obligations réciproques.
L’historien Muhammad Hamidullah affirme que la plus grande partie de ces dispositions traitaient des seuls intérêts des juifs.
En France, le débat sur la laïcité s’est ouvert en 1598 avec la promulgation par Henri IV de l’Edit de Nantes (il était pour la première fois admis que la foi et la nationalité pouvaient ne pas coïncider, et que la religion du roi pouvait ne pas être celle de ses sujets) et s’est clôturé en 1946 avec l’introduction pour la première fois dans la Loi fondamentale française de la notion de laïcité.
L’article 1 de la Constitution du 27 octobre 1946 instituant la IVe République déclare : « La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale ».La Constitution du 4 octobre 1958 instituant la Ve République reprendra la même formule en son article 2 et poursuit : « Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ».
Mais avant d’en arriver là , que de batailles n’avait-il fallu ? (Voir l’ouvrage d’Anne-Marie et Jean Mauduit « La France contre la France : la séparation de l’Eglise et de l’Etat »).
La loi du 1er juillet 1901 sur la liberté d’association avait servi à remettre en cause le statut des congrégations religieuses d’enseignement, avant que celle du 9 décembre 1905, proclamant la liberté de conscience et la liberté des cultes, ne soit reçue par l’Eglise catholique comme un casus belli. Le concordat qui avait été signé en 1801 par Napoléon et le pape et qui régissait les prérogatives de chaque partie dans les questions « mixtes » fut abrogé cette année-là (1905).
Au vu de ce qui précède, en quoi le problème de la laïcité peut-il concerner un pays musulman comme l’Algérie où n’existent ni un pouvoir clérical, ni des confessions concurrentes ? En quoi les arguments qui ont conduit (en fait légitimement ramené) les pays européens à la laïcité sont-ils opposables à l’islam ? Qu’est-ce qui dérange dans l’islam qui puisse justifier l’apparition d’une revendication laïque ?
Scientifiquement, sa vision du monde est à l’aise même dans les théories du Big bang, du transformisme ou du néo-darwinisme. L’islam ne redoute pas que l’on découvre d’autres formes de vie dans l’univers, ou que l’homme colonise l’espace.
Economiquement, l’islam est pour la liberté d’entreprendre et ne fait pas de l’enrichissement une tare.
Politiquement ni le Coran ni la Sunna n’ont proposé aux hommes des formes d’organisation sociale déterminées. Au contraire, c’est de ce silence que sont nés les conflits politiques qui ont divisé les rangs des musulmans en sunnites, chiites et kharidjites.
Quand on considère les modes d’intervention de Dieu, on découvre qu’ils portent en eux-mêmes le plus haut sens démocratique qui soit puisque, dans Son infinité, il a toléré qu’il existe un opposant à Son œuvre (Satan avait refusé de lui obéir quand Il lui avait ordonné de se prosterner, comme tous les autres anges, devant Adam).
Plus encore : lorsque, chassé de l’environnement de Dieu, Satan déclara qu’il allait consacrer l’éternité à la perversion de l’espèce humaine et à contrarier les desseins de Dieu, le Seigneur des Mondes ne sévit pas contre lui mais préféra doter l’homme de la raison et du discernement afin qu’il soit totalement libre de choisir entre le Bien et le Mal. En prime, Dieu assura Adam que sa descendance recevrait périodiquement une guidance et un Rappel provenant de Lui.
Ces échanges entre Dieu et Satan, dans la version coranique, ont inspiré à Goethe, comme nous le disions précédemment, le « Prologue dans les Cieux ».
Rien par conséquent n’interdit à des pays musulmans vivant dans le contexte mondial actuel de se doter de régimes républicains, pratiquant la démocratie parlementaire, la liberté de conscience pour les non-musulmans, l’adhésion aux conventions internationales sur la paix et les droits de l’homme, et conférant le « pouvoir de lier et de délier » non à la rue, mais à de nobles institutions consultatives formées d’hommes compétents aussi bien dans les sciences religieuses que les sciences tout court.
En tout cas le problème qui est à l’ordre du jour est de savoir ce qui est le plus économique pour un Etat musulman : d’essayer de tirer de l’islam et des valeurs positives contemporaines un modèle social acceptable, ou de chasser l’islam de chez lui ?
Les partisans de la laïcité en Algérie affirment que c’est parce qu’ils respectent l’islam plus que toute autre chose qu’ils souhaitent le voir mis à l’abri. Le meilleur islam, à les entendre, est celui qui ne sera pas enseigné à l’école, qui ne sera pas mentionné dans la Constitution, qui ne doit pas être coulé dans des lois, ni figurer dans des programmes d’action politique.
Ils l’aiment tant qu’ils ne veulent pas le voir usé par un usage immodéré.
« La Nation » du 18 août 1993