En 1971 une « fatwa » se prononçait sur le caractère licite des diverses opérations entourant l’acte d’épargne : perception des montants rémunérant les dépôts, remboursement des prêts assortis d’un taux réparateur, etc. Du point de vue la charia, l’épargne et d’une manière générale les procédés d’accumulation du capital en vue d’une croissance économique au profit de la communauté, étaient déclarés licites et parfaitement valides.
La « fatwa », c’est l’acte solennel par lequel le législateur musulman statue sur une question à laquelle ni le Coran ni le la sunna ne fournissent de réponse directe et immédiate. Au plan juridique c’est donc une source de droit. Au plan socio-historique elle est œuvre d’ « ijtihad », hissant l’homme musulman à la hauteur des grands problèmes de son temps. Au plan moral, enfin, c’est une conscience soucieuse de légitimer ses actes, de les authentifier par référence à un système de valeurs donné.
Cette part d’autodétermination faite à l’homme musulman par la doctrine a son fondement dans le Coran qui permet de légiférer en sus du Livre, et dans la Sira ainsi que l’illustre la circonstance suivante rapportée par Tirmidhi.
Le Prophète, nommant Moaz Ibn Jabal à la charge de juge dans une province du Yémen tient, probablement en raison de l’âge de celui-ci (24 ans) à le tester, à s’assurer de sa maturité : « Comment vas-tu procéder pour trancher ? – Selon le Livre de Dieu. Et si tu n’y trouves aucune prévision ? – Alors selon la conduite de l’Envoyé de Dieu. Et si tu ne trouves aucune prévision dans cette conduite non plus ? – Alors je ferai un effort par ma propre opinion ». Et le Prophète, poursuit notre historien du hadith, d’exprimer sa satisfaction à Moaz en termes d’éloges.
La notion d’ « ijtihad » venait de faire son entrée dans l’histoire du droit islamique. Par son propre effort, en mettant en œuvre sa propre faculté d’appréciation, le musulman pouvait faire désormais face aux situations nouvelles. Le Prophète l’avait formellement qualifié à cet effet. Il le rappellera d’ailleurs en d’autres occasions.
Muslim, un autre grand traditionniste, rapporte les faits suivants : Un jour Amr Ibn al-Âs doit trancher un litige que lui avait confié le Prophète Mohammad. « – Dois-je juger en ta présence, ô Envoyé de Dieu ? – Oui. – Sur quelles bases ? – Si tu parviens à la justice en faisant effort de ton seul bon sens, tu auras la récompense de dix biens ». Aucune équivoque n’est désormais possible, et il est dès lors loisible de comprendre que la question de l’ijtihad ait été au centre du drame de la décadence du monde musulman.
Aux époques obscures, dans son déclin, le musulman n’assumera pas mais subira son destin. Toute sa psychologie restera enfermée entre ces deux limites : le « tawakkul », c’est-à-dire l’attitude consistant à compter en tout sur Dieu (qui deviendra dans la bouche de l’orientalisme le « trait fataliste ») et la « bid’âa » ou la peur devant le nouveau, l’imprévu, qui paralyse l’effort social et contraint à la retraite dans le « principe d’autorité ».
Ce qui, aux temps de Médine, se réglait allègrement, sans crise de conscience ni excès de verbe, se règle de nos jours dans le doute, la douleur et la logomachie (quand il se règle !)
Cela crève les yeux : à l’homme des certitudes s’est substitué l’homme des velléités. Quand le premier a forgé l’histoire, le second s’est contenté de vivoter de l’acquis. Surtout dans le domaine de l’esprit, comme la jurisprudence, où le moindre geste est sujet à controverse.
Ainsi, le monde musulman n’affrontera le problème de l’intérêt (« riba ») qu’à l’aube du XXe siècle avec Mohammed Abdou qui, lors d’une fatwa, déclarait licites les intérêts versés sur les comptes courants et autres dépôts bancaires. Précédent dont s’est certainement inspirée la fatwa algérienne de 1971.
Résumons en quoi consiste le problème du point de vue doctrinal. L’usure (du latin « usura », intérêt de l’argent) a été proscrite des mœurs marchandes de l’islam par le Prophète lors de sa célèbre « Khotbat al-wadâa », soit quelques mois avant sa mort. Le Coran, quant à lui, la prohibe de manière énergique dans le verset « Ne vivez pas de l’usure produisant le double deux fois » (II, 279).
Tous les peuples ont connu l’usure, le prêt à intérêt, qui est une pratique aussi immorale que ruineuse. A l’époque du Prophète l’économie de Médine était en grande partie entre les mains des juifs qui constituaient, du reste, la majorité de la population médinoise. Et ceux-ci pratiquaient à outrance l’usure, souvent au détriment des musulmans. L’interdire dès l’Hégire revenait à saborder les bases économiques de Médine où avaient trouvé refuge le Prophète et ses compagnons. Il y avait plus urgent à faire : assurer la survie de l’islam.
Une décennie plus tard, l’Etat islamique devenu enfin une réalité totale, le Prophète pouvait envisager de réformer l’économie médinoise, entreprise dans laquelle allait l’aider le Coran : « Faites abandon de ce qui vous reste à toucher provenant de l’usure » (II, 278). Cet « abandon » des produits de l’usure au profit du système d’assistance sociale fondé sur la « zakat » constituait un exutoire économique dans une première phase. La seconde allait être marquée par la prohibition pure et simple du prêt frappé d’intérêt.
La vie économique de nos jours diffère du tout au tout par rapport à celle des premiers temps de l’islam. Les circuits sont plus importants et les mécanismes plus complexes. Ajoutons, enfin, qu’elle repose entièrement sur des bases philosophiques occidentales, qu’il s’agisse du libéralisme ou du dirigisme.
La monnaie joue un rôle dans les systèmes économiques actuels qu’elle ne pouvait pas connaître il y a quatorze siècles. Elle est sujette en outre à des variations quant à sa signification en termes de pouvoir d’achat. Si bien que, pour en rester au thème de l’épargne, une somme déposée aujourd’hui en compte se trouve à l’instant t+1 diminuée par rapport à sa valeur initiale.
Les 1000 DA que vous déposez aujourd’hui à la CNEP, par exemple, sont, en vertu du principe de l’érosion monétaire, les 1000 – n que vous vous ferez rembourser demain s’il vous plaît de solder votre compte. Les quatre pour cent d’intérêts que vous sert la CNEP, pour nous en tenir à notre exemple, ne sont donc qu’une manière de réparer le préjudice infligé par la hausse des prix, l’inflation, à votre argent en compte. Entre temps, vos 1000 DA ont circulé et contribué à l’effort d’investissement national. Le même raisonnement peut être appliqué à rebours, pour justifier l’intérêt lié au remboursement d’un prêt que vous aurait consenti l’Etat dans le cadre d’un financement autorisé. « Usure » n’est donc pas « intérêt bancaire ». Les deux notions diffèrent, tant dans leur esprit que dans leur réalité.
Une épistémologie islamique nous apprendrait que tout est centré en islam sur le concept de Bien. Le « Maarouf » comme dit le Coran. Et le Bien ne saurait se concevoir sans l’Utile. A son arrivée à Médine, au début de l’Hégire, le Prophète remarque que les Médinois recourent, pour la culture de la datte à la pollinisation. Ce qui ne laisse pas de le choquer. Il fustige alors la pratique.
La production s’étant dangereusement réduite, on vint s’en plaindre à Mohammed qui a alors ces simples propos : « Faites comme vous avez l’habitude de faire, vous connaissez ce qui vous convient pour le monde d’ici-bas » (selon Muslim). Mais attention à déduire de cela laxisme ou, pire encore, dédit, rétractation ! Il s’agit en toute rigueur de clairvoyance, de bon sens et de souci de conciliation du Sacré et de l’Utile. Ce dont a particulièrement fait preuve le Prophète tout au long de sa vie, vie qui représente l’archétype par excellence, le « pattern » dont s’inspire le comportement musulman.
Pour illustrer, toujours, l’idée qu’en islam obligations et interdictions vont invariablement dans le sens de l’intérêt de l’homme, nous voudrions citer un dernier exemple. En 630, après que les Mecquois païens aient rompu le pacte de Hobeibiya, le Prophète entre à la Mecque et la pacifie sans la moindre effusion de sang.
Quelques jours plus tard il rassemblait sur la colline de Safa les gens venus s’islamiser et lui faire acte d’allégeance. Dans son sermon, il déclare sacré le territoire de la Mecque : « Non seulement la vie des humains y doit être sacré, mais il est également interdit d’y chasser le gibier, d’y abattre les arbre… » Un homme se lève et fait observer: « Il faudrait excepter l’ « idzekhir », ô Prophète, car on ne saurait s’en passer comme combustible pour le travail des forges». Ce à quoi se range en toute simplicité et sagesse le Prophète.
De ce qui précède, nous voudrions tirer une leçon à double direction : Pour les Musulmans, il va de soi que les portes de l’Ijtihad doivent être réouvertes afin de faire courageusement face aux défis du monde moderne, sans complexe ni crainte, tant qu’on est sûr d’être conforme à l’esprit du Coran et de la Sunna.
Celui-ci, par postulat, ne saurait travailler contre ce qui concourt au bien de l’homme, créature centrale de Dieu et par rapport à laquelle tout prend, ou perd, son sens. Pour les détracteurs de l’Islam, ou même les ignorants, il faut qu’ils sachent que l’islam n’a point besoin de se forcer pour dénouer ce qu’ils croient être des nœuds gordiens sur la voix d’émancipation et de développement du monde musulman.
« El Moudjahid » du 23 août 1979