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PENSEE DE MALEK BENNABI ‎:LES INEDITS ‎

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Si l’on devait classer l’œuvre écrite de Malek Bennabi (20 titres) par genre, on obtiendrait ceci : ‎
‎- 1 Exégèse (« Le phénomène coranique », 1947). ‎
‎- 1 Roman (« Lebbeïk : pèlerinage de pauvres », 1948). ‎
‎- 8 essais formant le socle de sa pensée : « Les conditions de la renaissance » 1949, « Vocation ‎de l’islam » 1954, « L’Afro-asiatisme » 1956, « Le problème de la culture » 1959, « La lutte ‎idéologique dans les pays colonisés » 1960, « Naissance d’une société » 1962, « Le problème des ‎idées dans la société musulmane » 1971, « Le musulman dans le monde de l’économie » 1972.‎
‎- 5 Monographies : « SOS Algérie » 1957, « Idée d’un Commonwealth islamique » 1960, « Islam ‎et démocratie » 1967, « L’œuvre des orientalistes et leur influence sur la pensée musulmane ‎moderne » 1968, « Le rôle et la mission du musulman dans le dernier tiers du XXe siècle » 1972. ‎
‎- 1 autobiographie en deux volumes : « Mémoires d’un témoin du siècle : l’Enfant » ‎‎1965, « Mémoires d’un témoin du siècle : l’Etudiant », 1970). ‎
‎- 3 recueils de conférences : « Perspectives algériennes » 1964, « Discours sur la nouvelle ‎édification » 1960, « Méditations sur le monde arabe » 1961.‎

A cette liste de livres, il faut ajouter la masse des 150 articles environ qu’il a publiés entre 1948 ‎et 1970 et qui ont été regroupés dans plusieurs livres parus sous les titres suivants :‎

‎1) « Dans le souffle de la bataille » en langue arabe (« fi mahab al-mâaraka », 1961) ‎regroupant des articles écrits entre 1953 et 1954 ; ‎
‎2) « Entre le droit chemin et l’égarement » en langue araabe (« Bayna tayhi wa rûchd », 1970) ‎regroupant des articles écrits entre 1964 et 1968 ; ‎
‎3) « Pour changer l’Algérie », paru en 1989 à l’initiative et avec une préface de Nour-Eddine ‎Boukrouh, regroupant des articles écrits entre 1964 et 1968 ; ‎
‎4) « Colonisabilité » et « Mondialisme », compilation des écrits de la période 1948-1955, édités ‎en 2003 et 2004 par « Dar al-Hadara ». ‎
Ces articles avaient paru en leur temps dans quatre périodiques algériens : « La République ‎algérienne » (une soixantaine, de juin 1948 à février 1955); « Le Jeune musulman » (une ‎quinzaine, de novembre 1952 à mai 1954) ; « Révolution africaine » (une cinquantaine, de ‎septembre 1964 à juin 1968) ; « Que sais-je de l’islam », une revue de fortune publiée par la ‎mosquée de l’université d’Alger (une douzaine, de janvier 1970 à mai 1973). ‎
Une partie d’entre eux ont été traduits en arabe et publiés sous les titres évoqués ci-dessus (« Fi ‎mahab al-maaraka » et « Bayna tayhi wa rûchd »). Le premier, sorti à Beyrouth en octobre ‎‎1961, regroupe 30 articles publiés entre janvier 1953 et décembre 1954 dans « La République ‎algérienne » ; le second est un recueil de vingt-six articles parus après l’indépendance de ‎l’Algérie dans « Révolution africaine ». ‎

Il arrive qu’on prenne pour des livres de Bennabi des recueils de textes de conférences ou ‎d’articles de presse, certes de sa main, mais publiés après sa mort par des disciples. On peut ‎citer : ‎

‎1) « Les grands thèmes », paru en 1976 à l’initiative et avec une préface de Nour-Eddine ‎Boukrouh ; ‎

‎2) « Le testament de Malek Bennabi », entretien accordé par Bennabi à un intellectuel libanais, ‎Ibrahim Assi, qui l’a publié sous la forme d’une brochure intitulée « Dernier entretien avec ‎Bennabi : témoignage et prospective ». Cette brochure avait déjà été publiée en 1975 par une ‎revue tunisienne, « al-Mâarifa » ; ‎

‎3) « Majalis Dimashq », recueil de sept conférences données par Bennabi en 1972 à Damas, ‎édité en 2005 à l’initiative du disciple et ancien ministre libanais Omar Kamel Meskaoui.‎

Quatre titres faisant partie de la bibliographie en langue arabe de Malek Bennabi n’existent pas ‎en français, sans être des inédits. Il s’agit de « Discours sur la nouvelle édification », ‎‎« Méditation sur le monde arabe », « Méditations » (« Taâmmoulat ») et « Dans le souffle de la ‎bataille ».‎

Il y a une explication à cela : « Méditations » est le produit de l’assemblage sous ce titre de ‎deux ouvrages (« Discours sur la nouvelle édification » paru en arabe en 1960 et « Méditations ‎sur le monde arabe » paru en 1961). Il est aussi le regroupement des textes des conférences ‎données par Bennabi en Syrie et au Liban entre 1959 et 1961. ‎

Ces textes sont : « Les difficultés comme signe d’évolution dans la société arabe » (conférence ‎donnée en 1960 au siège de l’Union arabe à Damas) ; « Les motivations dans la société » (1961, ‎Cercle des étudiants arabes de Damas) ; « Valeurs humaines et valeurs économiques » (1960, ‎Cercle des étudiants palestiniens à Damas) ; « La démocratie dans l’islam » (1960, Cercle ‎des étudiants maghrébins à Damas) ; « La solidarité afro-asiatique » (1960, Alep) ; ‎‎« L’efficacité » (1959, Beyrouth) ; « La culture » (1959, Tripoli, Liban) ; « Comment construire ‎une société meilleure » (1959, Tripoli, Liban) ; « Menaces sur la renaissance arabe » (1959, ‎Damas) ; « Notre mission dans le monde » (1959, Damas).‎

Les familiers de l’œuvre de Bennabi ont plus ou moins entendu parler d’inédits comme « Le PAS ‎algérien » (1938), « L’islam et le Japon dans la communauté asiatique » (1942), « Pourritures » ‎‎(1951-1954), « Le problème Juif » (1952) et « Le livre et le milieu humain » (1958).

Aucune trace des deux premiers titres n’a été trouvée et on peut les considérer comme ‎définitivement perdus. Voici l’histoire de ces deux textes.‎

A quelques semaines du déclenchement de la seconde guerre mondiale, le cheikh Larbi Tébessi ‎remet à Bennabi un livre en arabe ayant pour titre « Es-Siraâ » (Le Conflit) écrit par un ‎Séoudien et traitant du rôle des Juifs dans la direction du monde. Il lui propose d’en traduire ‎certaines parties, de les compléter par des commentaires et de le publier sous leurs deux noms. ‎Bennabi fait le travail en quelques jours et le soumet au cheikh. A sa lecture, celui-ci se ‎rétracte. Il n’est plus question de le publier. L’opuscule s’intitulera finalement « Le PAS ‎algérien »‎ ‎.

Devant la rétractation du cheikh, Bennabi le propose sous son seul nom au comité directeur du ‎journal du PPA « Le Parlement » qui a remplacé « l’Oumma ». La direction refuse son édition. ‎Quelques jours après, il rédige un article intitulé « Ni pour le fascisme, ni pour le satanisme »‎ ‎ ‎et le propose au journal du PPA. Essuyant un nouvel échec, il le traduit en arabe et l’envoie à un ‎journal tunisien. Refus. ‎
En 1942, Bennabi est à Dreux. Il rêve d’aller au Japon où le gouvernement venait de lancer à ‎l’occasion de la célébration du bimillénaire de l’Empire un concours international pour le ‎‎« meilleur article sur la civilisation japonaise ». Bennabi avoue ne rien savoir sur le sujet mais il ‎pensait depuis l’adolescence que le Japon pouvait sauver le monde musulman des griffes de la ‎colonisation franco- britannique. Alléché par la perspective ouverte par le concours, il rédige ‎une dissertation sur un asiatisme qu’il imagine fondé spirituellement sur l’islam et ‎techniquement sur la puissance japonaise pour faire pièce au colonialisme occidental. Il ‎l’intitule « L’Islam et le Japon dans la communauté asiatique » et va le déposer à l’ambassade ‎du Japon à Paris. Il dira : « Cet écrit inaugura ma vie d’écrivain … Il existe toujours dans les ‎archives du Kokusai Simbum ». ‎

Bennabi a légué un lot de manuscrits et d’inédits qui ont été confiés par sa famille à Nour-‎Eddine Boukrouh en 2005 qui les a exploités sous son contrôle. C’est ainsi qu’ont été publiés en ‎‎2006 son livre « L’islam sans l’islamisme, vie et pensée de Malek Bennabi » qui est une ‎Introduction générale à sa pensée, et la première autobiographie complète de Malek Bennabi ‎sous le titre de « Mémoires d’un témoin du siècle : l’Enfant, l’Etudiant, l’Ecrivain, les Carnets » » ‎sur la base de ces inédits. ‎

Ces ouvrages ont été édités par les Editions Samar qui ont également publié « Le livre et le ‎milieu humain », un inédit en langue française remontant à 1959, le texte original en français ‎de « La lutte idéologique », le texte original en français de « Naissance d’une société », et le ‎texte original en français de « Le problème de la culture ».‎

Il faut signaler qu’une édition pirate du manuscrit de « Pourritures » (rédigé entre 1951 et 1954 ‎et couvrant la période 1939-1954) a circulé avant d’être retirée de la circulation il y a quelques ‎années après une plainte de la famille. Il s’agit d’un brouillon et de notes éparses dont on ne ‎sait pas si leur auteur allait les publier ou non. En tout cas, ce n’est pas dans cet état qu’il ‎l’aurait fait.‎

Il en est de même de « Vocation de l’islam, deuxième partie » qui a été publié il y a quelques ‎années à l’état de brouillon par la maison d’édition syrienne « Dar al-Fiqr » sans l’autorisation ‎de la famille de l’auteur sous le titre de « Le problème juif ». Cet ouvrage a été annoncé par ‎Bennabi comme livre « à paraître » dans « Perspectives algériennes » (1964). ‎

Il s’agit d’un manuscrit de 136 pages écrit entre le 5 décembre 1951 et le 22 janvier 1952, soit ‎en l’espace d’un mois et demi. Bennabi venait d’achever « Vocation de l’islam ». Il comporte ‎une introduction de 11 pages, deux parties principales (« Esotérisme du monde moderne » et ‎‎« Le monde nouveau ») et une conclusion de deux pages. ‎

La première partie se subdivise en seize chapitres intitulés : Arcanes du monde moderne, Sens ‎de la Diaspora, Le Juif en Europe, La légende du Juif errant, Le Juif intellectuel, Le Juif citoyen, ‎Le Juif « moderne », Le Juif doctrinaire, Le Juif mondial, Le Juif jette le masque, La fin d’une ‎époque, La guerre, Stratégie de la prochaine guerre, Neutralisme musulman, Neutralisme ‎musulman et diplomatie occidentale, et Conséquences internationales du neutralisme ‎musulman. La seconde partie, beaucoup plus courte (30 pages sur 136), se subdivise, elle, en ‎cinq chapitres : Le problème d’une civilisation, Choc en retour de la guerre, Planisme et ‎prosélytisme, Le plan musulman, et Fraternité et fraternisation. ‎

J’ai trouvé dans les archives de Bennabi un manuscrit dont je n’ai entendu parler pour la ‎première fois qu’en 2003 lors d’une rencontre à Beyrouth avec Omar Kamel Meskawi, intitulé « ‎Le livre et le milieu humain ». Il consiste en une étude d’une quarantaine de pages datée du 25 ‎mai 1959 dans laquelle Bennabi analyse le pouvoir des livres et des idées dans une société ‎civilisée (à travers l’exemple du «Capital» de Karl Marx dans l’Europe des XIXe et XXe siècles) et ‎dans une société sous-développée (à travers l’exemple du sort fait à son propre livre «L’Afro-‎asiatisme» dans le monde afro-asiatique).

La vie et l’œuvre de Bennabi tirent leur sens d’un principe : à l’origine, il y a le Verbe, c’est-à-‎dire l’idée, et cette dernière a pour véhicule le livre, qu’il soit divin ou humain. C’est ainsi que ‎très tôt il a fait sienne une formule de l’essayiste français Louis de Bonald selon laquelle : « De ‎l’Evangile au « Contrat social » ce sont les livres qui ont fait la révolution ». Non seulement il y ‎croit, mais il a lui-même voulu faire une « révolution » intellectuelle, psychologique, ‎civilisationnelle en s’évertuant à connecter son œuvre sur les évènements de son temps pour les ‎orienter dans un sens donné. ‎

Et de fait, tous ses livres visent une fin précise : provoquer une renaissance, susciter une ‎nouvelle politique dans le monde, hâter la « fin de l’histoire », (expression qu’il a utilisée un ‎demi-siècle avant Francis Fukuyama)… Les titres qu’il a donnés à ses livres sont des ‎confirmations de cette volonté obstinée : « Les conditions de la renaissance », « Vocation de ‎l’islam », « L’Afro-asiatisme », « Le rôle et la mission du musulman »… Plus que des titres, ce ‎sont des flèches, des panneaux indicateurs, des feuilles de route, des plans d’action… ‎

Cette intention n’a nulle part été aussi puissamment affirmée que dans « L’Afro-asiatisme » ‎dont la malheureuse carrière lui a inspiré la rédaction de « Le livre et le milieu humain » qu’il ‎a complètement oublié depuis son écriture en 1959. Est-il possible qu’un auteur oublie pendant ‎plus de treize ans l’existence d’un travail qu’il a réalisé ? C’est pourtant ce qui est arrivé à ‎Bennabi avec ce manuscrit d’une quarantaine de pages qu’un jour de l’année 1972 Omar Kamel ‎Meskawi lui a restitué. ‎

Bennabi l’a écrit pour expliquer les raisons pour lesquelles « l’Afro-asiatisme » n’a pas eu le ‎succès escompté, un succès dont il était absolument certain. Il avait pourtant fait l’objet d’une ‎présentation dans « Le journal de Genève » du 08 mai 1957, a été salué dans des publications ‎spécialisées, et cité dans les ouvrages consacrés à la conférence de Bandoeng. Jean Lacouture, ‎et plus tard Boutros-Boutros Ghali, y ont fait largement référence dans leurs livres. Mais ‎Bennabi en attendait assurément plus. Pour lui, ce livre de doctrine était appelé à faire date ‎comme « Le Capital » de Karl Marx auquel il le compare.

En faisant ce rapprochement, il est amené à nous expliquer pourquoi et comment le livre de ‎Marx a été porté par « le milieu humain dans lequel il est apparu, c’est-à-dire l’Europe du XIX° ‎siècle, quand la pensée marxiste est venue emboîter le pas au positivisme d’Auguste Comte et ‎au transformisme de Darwin. L’industrialisation et le capitalisme lui ont servi de véhicule. Ce ‎sont ces éléments philosophiques et sociologiques qui ont nourri la pensée marxiste et favorisé ‎sa diffusion dans le sillage des philosophies matérialistes…Tout livre de doctrine prend ainsi sa ‎signification aux yeux de ses contemporains par un double aspect : par son propre contenu qui ‎représente sa valeur intrinsèque, et par les circonstances qui l’entourent qui représentent, en ‎somme, ses chances de succès. On peut donc, à propos du livre de Bennabi, poser deux ‎questions : 1°) Quelle est sa valeur doctrinale ? 2°) Quelles étaient ses chances de succès ? »‎

Nous avons bien lu : Bennabi parle de lui et se nomme dans ce livre dont il est à la fois l’auteur ‎et l’objet. Revenant au parallèle avec « Le capital » de Marx il relève : « C’est la carte ‎historique et sociale du monde européen – après les guerres napoléoniennes – qui explique ‎l’histoire du marxisme depuis son apparition : elle indique les courants qui l’ont favorisé et les ‎courants qui lui ont été contraires. Mais le milieu qui entoure le livre de Bennabi est plus ‎complexe. Sa carte est par conséquent plus complexe : elle doit indiquer en effet les éléments ‎qui proviennent proprement du monde colonisé, et d’autres du monde colonisable ».‎

L’idée afro-asiatique portée par Bennabi bien avant la conférence de Bandoeng était en ‎filigrane dans les derniers chapitres de « Vocation de l’islam II» comme on l’a montré et dans ‎des articles comme « De Genève à Colombo » (« La République algérienne » du 7 mai 1954) où ‎il écrivait, parlant de la réunion qui venait de se tenir dans cette ville et de l’appartenance ‎géographique des pays qui y ont été représentés un an avant Bandoeng : « Cette zone ‎correspond idéologiquement à celle de la pensée islamique et de la non-violence, c’est-à-dire ‎l’espace de deux civilisations – l’islam et l’indouisme – qui recèlent aujourd’hui d’immenses ‎réserves spirituelles pour l’humanité » . ‎

Cette idée allait se heurter à trois vents contraires provenant simultanément du monde ‎colonialiste, du monde communiste et du monde afro-asiatique lui-même. Quand il adaptera le ‎livre qu’il a commencé à écrire avant la Conférence de Bandoeng à l’évènement et à ses ‎promesses, Bennabi voudra donner à cette réunion hétéroclite de peuples et d’intérêts le lien ‎doctrinal qui lui manquait, le ciment idéologique qui lui faisait défaut car Bandoeng n’a été en ‎lui-même qu’un acte diplomatique sensationnel mais dépourvu de toute base idéologique. C’est ‎donc à une initiative sans support objectif réel et sans prolongement dans l’âme des peuples ‎que Bennabi a voulu donner un liant (« une culture afro-asiatique ») et des intérêts communs ‎‎(une « économie afro-asiatique »).

Telle est l’histoire de ce livre, de ce rêve, de ce défi d’un homme seul, ne bénéficiant du soutien ‎d’aucun pays, pas même du sien représenté alors par la « Délégation extérieure du FLN » puis ‎le GPRA. Au moment où il rédige « Le livre et le milieu humain », Bennabi est encore certain ‎que « L’Afro-asiatisme » sera un livre qui comptera aux yeux de la postérité comme un des ‎grands livres du XX° siècle, de même que « Le Capital » de Marx représente pour notre ‎génération le livre du XIX° siècle ».

Mais cette conviction n’a pas dû subsister longtemps en lui puisque le travail à peine terminé le ‎‎25 mai 1959, il oubliera totalement qu’il l’a écrit. Il confiait déjà à ses Carnets un an plus tôt : « ‎J’ai écrit « L’Afro-asiatisme » à 52 ans avec la conviction que ce livre allait définitivement me ‎sortir de l’ombre, me permettre enfin d’aspirer à une vieillesse confortable… J’étais sûr que le ‎livre serait traduit dans les pays de Bandoeng, d’autant plus que j’avais l’appui de New Delhi. ‎Tout cela est parti et mon espoir est par terre pour de bon cette fois-ci… Tout s’est écroulé ‎comme au mois de juillet 1936 et au mois d’août 1944… Je demande constamment à Dieu de ‎me délivrer, de hâter mes pas» (note du 26 février 1958). ‎

Depuis sa mort, Bennabi a été fréquemment réédité en Algérie et dans le monde arabe. Mais ‎suffit-il de rééditer ses ouvrages, en leur conservant leur hermétisme, et de déclamer dans les ‎conférences et les colloques qui lui sont consacrés ici et là qu’il est un «grand penseur» sans ‎dire en quoi et par quoi il se distingue des autres? ‎
Ce qui manquait, c’était de donner sens à cette pensée, de la mettre en face des questions ‎toujours en suspens, de la faire parler pour déterminer en quoi elle peut être utile. Cette tâche ‎ne peut être du ressort du militantisme qui, en lui donnant vaillamment du «penseur de l’islam» ‎sans autre approfondissement, concourt à le couper de la pensée humaine, des lumières de la ‎pensée universelle, lui qui était un mélange réussi d’âme et de raison, de foi et de rationalité, ‎une synthèse des valeurs islamiques et de l’humanisme le plus large.

Alors qu’il voulait donner ‎pour finalité à la religion la Civilisation, on a fait en sorte qu’il ne figure que sur les tablettes ‎inutilement surencombrées de la «pensée musulmane».

Nous avons essayé de faire connaître de l’intérieur cette pensée et les conditions dans ‎lesquelles elle s’est formée, de présenter sous son éclairage particulier l’histoire de l’Algérie ‎entre les années 1920 et 1970, celle des idées sociales et politiques qui l’ont traversée sous la ‎colonisation, celle du mouvement national puis de la guerre de libération, celle de la première ‎décennie de l’indépendance. Le même éclairage est projeté sur la marche du XXe siècle avec ‎des focus permanents sur ce qui se passe dans les pays arabes et musulmans.

C’est alors qu’apparaît dans toute son urgence le besoin de connaître cette pensée qui peut ‎nous aider à comprendre notre état actuel et peut-être à en sortir. Les faits postérieurs à ses ‎livres, à sa mort, établissent la justesse de ses jugements, de ses analyses, de ses ‎recommandations, de ses critiques. Ce contre quoi il a mis en garde s’est produit. ‎

Mais, des deux jugements suivants, lequel se confirmera dans les temps à venir : est-ce celui ‎qu’il a mis dans cette note du 20 août 1966 où il dit : «Mes idées circulent aujourd’hui dans le ‎monde musulman comme la semence de demain », ou celui qui figure dans la note du 29 mars ‎‎1967, quand, désespérant de ceux qui venaient à son séminaire, il a écrit : «Je suis persuadé ‎que personne n’a compris mon message» ? ‎

NOTES : ‎
‎ Le « PAS » est la réunion de trois initiales signifiant « Parti Apolitique et Social ». ‎

Le soir d’Algérie du 27/12/2015‎.

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