ANCIENNES MISES EN GARDE

by admin

On peut avoir pensé à la lecture de ce que j’ai écrit sur le despotisme qu’il m’a été inspiré par l’actualité et que je l’ai peut-être abusivement étendu à l’Algérie. Eh bien non ! Sans prétendre être Nostradamus ou Raspoutine, je l’ai fait il y a trente ans avec les mêmes accents et les mêmes mots, à une époque où il n’était pas facile d’y faire même allusion. Je présumais même de la réaction des peuples. Il ne m’avait manqué que d’ajouter à la liste des noms cités ceux de Kadhafi et d’Abdallah Saleh. Quant à Ben Ali et à Moubarak, ils n’étaient pas encore au pouvoir.

Voici en substance ce que j’écrivais dans « L’Algérien et le sens du monde », un article paru dans « El-Moudjahid » du 15 avril 1981: « L’euphorie des premières années de l’indépendance passée, et en butte à une réalité d’année en année plus difficile, les peuples de l’hémisphère Sud supportent de moins en moins le « droit divin de mal gouverner » de leurs dirigeants, ayant fini par comprendre la vanité des personnes, et par contre coup la nécessité d’institutions « capables de survivre aux évènements et aux hommes ». Echaudés par l’expérience du culte de la personnalité, de l’homme providentiel ou de la présidence à vie, ayant appris à leur détriment qu’un chef d’Etat pouvait ne se trouver être qu’un dément ou un sinistre bandit, persuadés enfin que « là où un homme est beaucoup, le peuple est peu de chose », ils abattent qui son Shah, qui son Somoza, qui son Bokassa… L’Algérie qui a su se préserver de bon nombre de calamités devenues la marque principale du Tiers-Monde a certes connu la démagogie mais n’est pas tombée dans la démence ; elle a fait l’expérience du césarisme mais s’est ressaisie à temps… » Le mot « césarisme », s’il était nécessaire de le rappeler, vient de César et désigne la tyrannie.

Quatre ans jour pour jour avant l’explosion d’octobre 1988 je revenais sur le sujet dans « Notre triangle des Bermudes » paru dans « Algérie-Actualité » du 4 octobre 1984 où je disais, en parlant de nous : « L’influence des hommes a pesé d’un poids trop lourd sur les affaires de la nation à toutes les échelles. La plus grande faute que l’on ait commise dans ce pays a été de méconnaître dans la pratique un postulat fondamental dans la vie des nations : les principes sont plus sacrés que la vie d’un homme ou d’un groupe d’hommes. Si la prééminence qui doit en toutes circonstances revenir aux principes, aux valeurs, aux idées, aux lois, est dévolue à la seule personne des hommes, rien ne pourra empêcher que tout le « système » soit grevé de leur marque propre et, partant, de leurs erreurs… Ce sont les édifices bâtis sur de telles confusions qui sont les plus prompts à s’écrouler. Ce sont les nations qui confient leurs destinées aux principes et aux lois qui perdurent… »

Bien sûr, il fallait envelopper tout cela dans le laïus qui rendrait possible la publication de l’article, celui-là et tous les autres. On m’en a tellement refusé, et aucun de ceux que j’ai écrits entre 197O et 1989 n’a été publié tel que je l’avais proposé. Il fallait dire des amabilités du président, citer la Charte nationale, affirmer que les options socialistes étaient les meilleures et veiller à ce qu’aucune personnalité au pouvoir ne s’estime visée. C’était surtout la tâche du rédacteur en chef ou du directeur de la publication…

Une anecdote : Un jour, j’ai passé une demi-journée dans le bureau de Mr Noureddine Naït Mazi, le tout-puissant directeur général d’ « El-Moudjahid »,  à négocier avec lui mot par mot l’article qui paraîtra fortement dénaturé le lendemain sous le titre de « Le Khéchinisme » (17 octobre 1979). C’était le second d’une série d’articles qui en comptait cinq, mais le patron du journal n’avait pas accepté d’aller au-delà. Pour lui ce n’était tout simplement pas concevable.

Le premier (« Le génie des peuples »), sorti une semaine plus tôt, lui avait échappé car le rédacteur en chef, le regretté Kamel Belkacem (avec qui je l’avais âprement négocié bien sûr) avait pris la décision de le publier sans en référer à lui. D’ailleurs le surlendemain de la parution Mr Naït Mazi faisait sortir une longue réponse à mon article. Il y disait notamment : « Je voudrais me garder de porter sur les propos de Mr Boukrouh un jugement manichéen qu’il ne mérite pas du reste : beaucoup de points soulevés par son auteur, beaucoup de thèses qu’il avance sont fort exacts, mais dans la mesure aussi où l’on se défend d’en tirer des généralisations qui risquent d’être abusives… Et c’est précisément en ce sens que l’article de Mr Boukrouh, malgré toutes ses qualités de franchise, de réflexion sérieuse, de refus de toute démagogie, malgré le fait que  – je le répète – j’en approuve bien des termes, a provoqué en mon esprit une impression d’incomplet, d’unilatéral, c’est-à-dire d’inexact, pour ne pas utiliser le mot de tendancieux… »

On le comprend, l’honorable directeur devait rassurer en « haut lieu ». Dix ans plus tard, le 18 mai 1989 exactement, une nouvelle passe d’armes publique nous opposait. Mais cette fois, les rôles étaient inversés. En effet, Mr Naït Mazi avait publié dans son journal une « opinion » signée de lui, et moi je m’en prenais tout bonnement à cette opinion, c’est-à-dire directement à lui.

Malgré tout, il eut l’élégance de publier intégralement cette fois mon point de vue, se contentant de l’accompagner d’une réplique commençant ainsi : « Et voilà que je retrouve Mr Noureddine Boukrouh ! Nous avions déjà eu l’occasion, il y a tout juste dix ans, en octobre 1979, d’échanger publiquement des avis différents à propos du « génie du peuple algérien ». Une décennie plus tard, il n’a pas changé et professe – quoiqu’avec beaucoup plus de virulence – les mêmes idées. J’aurais bien mauvaise grâce à lui en tenir rigueur. Ce serait plutôt le contraire, car j’ai moi-même une sainte horreur des « retournements de veste », de l’hypocrisie et des masques ! Avec lui, les choses sont claires et l’on sait parfaitement à quoi s’en tenir… »

Ce sont je crois les deux seules fois où le directeur de l’unique quotidien francophone gouvernemental a commenté les écrits de quelqu’un. La plupart des patrons de presse actuels et les journalistes qui ont travaillé sous son magistère savent qui était et ce qu’était Mr Naït Mazi : un seigneur, au sens moral et professionnel du terme, qui se retirera ensuite avec panache de la vie publique.

Revenons au despotisme. J’en ai traité une autre fois dans « L’obligation des vivants », un article sorti le O6 décembre 1984 dans « Algérie-Actualité » où j’écrivais : « Que de millions de vies humaines ont été sacrifiées sur l’autel de l’erreur par des dirigeants qui, se trompant sur l’art de gouverner ou de conduire les révolutions sociales, ont « polpotisé » leurs peuples à coups de sabre. L’ère des « Zaïms », des « Guides » et des « Petit père de la nation », n’est malheureusement pas close sur cette terre où l’on voit encore se lever des hommes leurrés se préparant à fourvoyer leur peuple dans des aventures comme celles qu’ont connues les peuples d’Egypte, de Guinée, ou du Chili ».

Les idées que je brasse actuellement, on s’en rend compte, je les ai pour la plupart brassées dans le passé. Ce qui les rend plus compréhensibles aujourd’hui c’est le contexte, ce sont les exemples vivants qui s’offrent à l’observation de tous. Mais à l’époque je les formulais sans qu’elles aient à quoi s’accrocher. Aussi se présentaient-elles la plupart du temps comme des spéculations irritantes ou des supputations irrespectueuses.

La tendance générale dans les années 197O et 198O était à la béatitude, à la certitude que nous étions un grand pays, un peuple fait pour les miracles, et que nous étions partis pour devenir le Japon de la Méditerranée. Je vous assure, on le disait au plus haut niveau de l’Etat, et beaucoup l’écrivaient dans la presse et les livres, ou le disaient fièrement et fiévreusement à la télévision.

A leurs yeux, j’étais un blasphémateur, un dénigreur, car je m’inscrivais en faux contre ce qu’ils croyaient sincèrement. J’osais écrire en effet :  « Il faut craindre le jour où il n’y aura plus rien à dire, où aucune épithète ne conviendra pour traduire les formes de scepticisme ou de désespoir ressenti, où personne ne pourra plus rien reprocher à personne, où la force de l’inertie aura eu raison de la dernière énergie… Notre pays est passé par une période de « delirium tremens » dont nos représentations mentales sont sorties profondément affectées. Nous en gardons encore des séquelles. Durant cette période nous nous sommes imaginés devenus la Prusse de la Méditerranée. Nous avons pensé que la prospérité définitive n’était qu’à quelques barils de pétrole, juste à la sortie du deuxième Plan quinquennal. Nous avons compris la notion d’indépendance nationale comme autant d’indépendances qu’il y avait d’individus. On s’est gonflé la gandoura, on s’est monté le bourrichon à tel point que nous avons basculé dans la mégalomanie. C’est ainsi que nous nous sommes inconsciemment (?) corrompus. Entre l’épicurisme de quelques hauts responsables et le freudisme de beaucoup de dirigés, un modus vivendi s’est de lui-même établi, selon lequel la richesse nationale était à partager en fonction de modes d’appropriation particuliers à chaque catégorie. C’était presque de la rapine concertée. Mais prudence ! Lorsqu’on évoque la corruption, on a souvent tendance à l’assimiler à l’argent et à lorgner du côté des seuls « grands ». Ce serait ignorer ou oublier que la corruption la plus grave est celle de l’esprit, celle qui dilue tout sens de la chose publique, tout esprit civique, toute conscience nationale. Celle-là demeure, subsiste, même lorsque l’argent n’est pas en cause.  Ensuite, la corruption de monsieur-tout-le-monde n’est pas moins nocive, au contraire, car elle s’insinue partout et en tout, entache la moindre des relations sociales à tous les niveaux, dans tous les domaines. Si quelques-uns de ces « grands », effectivement, ne se sont pas appauvris en conduisant le « grand œuvre » du développement, beaucoup de « petits » n’ont pas hésité non plus à rafler tout ce qui pouvait leur tomber sous la main : bénéfices indus, salaires immérités, agiotages et traficotages de toutes sortes… Le capital de beaucoup d’entreprises est ainsi passé dans les ventres, et c’est à peine si les meubles n’ont pas été rongés. Le manichéisme n’est pas de mise. La responsabilité incombe aux « grands » tout autant qu’aux « petits ». Les renvoyer dos à dos reviendrait à continuer les petits jeux dans lesquels la langue de bois excelle. Le choix du coupable n’est pas non plus à faire entre le « système » et les hommes, si tant est que l’on puisse séparer le premier des derniers, et l’habit du moine » (« Notre triangle des Bermudes ».

Dans la dernière série d’articles, j’ai parlé aussi du marasme psychologique, économique et politique dans lequel patine présentement notre pays.  Les questions que je posais, je les avais déjà posées en 1981 dans  « L’Algérien et le sens du monde » : « Sommes-nous par exemple assurés que plus jamais nous ne connaîtrons la domination sous une forme ou une autre ? Sommes-nous appelés à jouer un rôle dans la réfection du monde, ou devons-nous attendre qu’il soit refait pour le subir une fois de plus ? Poser en ces termes le problème de notre sort dans le monde du troisième millénaire n’est pas détourner l’attention d’autres problèmes, plus urgents ceux-là, nous ne l’ignorons pas, ce n’est pas compliquer une affaire déjà fort complexe, celle de la nécessaire édification nationale, mais c’est tenter de situer notre marche par rapport à un processus déjà en marche, celui de la réalisation du Sens du monde. Il y aurait, aux dires d’un penseur, deux manières de considérer les choses qu’il a appelées la « perspective de l’aigle » et « la perspective de la grenouille » : si le premier a la faculté de saisir et le détail et l’ensemble, la seconde est condamnée à ne saisir qu’une partie des choses du fait précisément de son angle de vue. Considérés donc de haut, quel sens prenons-nous, nous, nos œuvres, nos valeurs, nos buts ? Quelle place avons-nous dans le sens général de l’évolution ? Quel est notre message, que proposons-nous aux autres ? Où est la pensée algérienne qui se préoccuperait de tout cela ? Le terrain que n’occupent pas la réflexion, la recherche et l’étude, est nécessairement occupé soit par l’ignorance démagogique, soit par la « suggestion étrangère », ou par les deux à la fois. Et lorsque dans un pays ces deux espèces sont souveraines, il s’instaure dans l’esprit général une telle confusion qu’on ne sait plus où l’on va, ni ce que l’on fait, ni quel sens ont les mots ou la vie elle-même. Le monde dans son organisation actuelle travaille à son propre dépassement. Les philosophies en cours dans le monde font banqueroute. Avec quel viatique l’humanité du troisième millénaire entamera-t-elle sa nouvelle aventure ? »

Par « sens du monde », j’entendais ce qu’on appelle aujourd’hui la « mondialisation ». Dans le même article je citai, pour faire ressortir la responsabilité du pouvoir dans la situation générale, une pensée d’Ibn Khaldoun où il disait : « Tout dépend du gouvernement. Quand celui-ci évite l’injustice, la partialité, la faiblesse et la corruption, et qu’il est décidé à marcher droit, sans écart, alors son marché ne traite que l’or pur et l’argent fin. Mais que l’Etat se laisse mener par l’intérêt personnel et les rivalités, par les marchands de tyrannie et de déloyauté, et voilà que la fausse monnaie seule a cours sur la place ».

On ne peut pas avoir bien vu il y a trente ans et avoir tort aujourd’hui : si nous ne nous réveillons pas maintenant, ce printemps, cette année, en considération de ce qui se passe dans le monde et des exemples qui s’étalent sous nos yeux, je crains qu’il ne soit trop tard lorsque nous nous serons enfin réveillés.

« Le Soir d’Algérie » du 09 avril 2011

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