L’impact produit par ma contribution intitulée « Une fausse nation » parue la semaine dernière ici m’a surpris par son ampleur mesurable, notamment, au nombre de lectures, de partages et de commentaires sur ma page facebook. Parmi eux, beaucoup m’ont reproché mon « pessimisme » ou m’ont appelé à quitter le stade du constat pour passer à celui des solutions.
Ce n’est pas moi qui suis pessimiste, ce sont la réalité et les perspectives inquiétantes qu’elle laisse entrevoir qui y poussent. Est-ce être pessimiste que de prendre acte de faits objectifs, de faire parler des chiffres, d’attirer l’attention sur des évidences que la plupart connaissent mais dont peu se représentent les implications sur la vie de la majorité des Algériens dans un avenir qui se rapproche inexorablement ?
Parmi ces implications, pour ne considérer qu’un aspect des choses, il y a le fait que si notre pays continue à financer ses besoins d’importations en biens et services sur ses fonds propres (les réserves de change), il n’en a les moyens que pour deux petites années. L’année d’après, et même si notre Brent se vendra à 50 dollars le baril, il faudra emprunter à l’étranger autour de 40 milliards de dollars pour équilibrer nos dépenses et nos ressources en devises. Où les trouver ? Que faire les années suivantes ? Ce sera le début de la perte de contrôle de notre destin national.
J’ai eu tort de parler de « fausse nation » ? Une vraie nation ne lie pas son sort à la fluctuation du prix d’une matière première. Elle ne dépend pas de l’étranger pour ses armements, son blé, son carburant, ses médicaments, ses produits finis, ses équipements industriels, la construction de ses infrastructures et de ses logements sans oublier les soins médicaux de ses hauts dirigeants. On ne la trouve pas parmi les derniers mais parmi les premiers dans les classements mondiaux.
Ce n’est pas s’auto-flageller que de rappeler notre dépendance absolue de facteurs extérieurs et de retournements de situation qu’on ne maîtrise pas. La définition de « fausse nation » s’applique à tout pays construit sur des calculs à court terme, sur l’espérance de vie de son président, sur des institutions de bric et de broc et sur une mentalité populaire tiraillée entre le passé et l’avenir, le ciel et la terre. Le marteler de manière récursive n’est pas dévaloriser ou insulter ses compatriotes mais chercher à provoquer une réaction décisive contre un risque d’effondrement économique et social imminent.
Les vieilles nations sont celles qui se sont levées tôt dans l’Histoire, qui ont entamé leur labeur à l’aube des temps, qui ont inventé des idées et des techniques pour améliorer leur vie et faire briller leur prestige dans le monde, qui ont bâti des édifices, des ouvrages d’art, des infrastructures durables et parfois extraordinaires, qui ont créé des institutions vénérables et développé une culture, un savoir-vivre et une joie de vivre ensemble parmi leurs membres.
Une vraie nation n’a pas commencé sa vie à un âge tardif comme un analphabète qui entreprend de s’instruire à un âge avancé. Quoiqu’il fasse, il gardera les stigmates et les manières frustes de l’ignorant. Elle ne peut pas inaugurer sa carrière en l’an 1962 sans susciter des interrogations sur son retard, sur une grasse matinée qui ressemble fort à un coma. Dans ce cas elle doit procéder à une introspection, à une autocritique, à un examen de conscience pour élucider le mystère de son retard par rapport aux vieilles nations. Ce devrait être le travail de vrais intellectuels mais les nôtres ont été à l’école du nombrilisme.
Nous aurions pu faire chez nous ce qu’a fait l’Egypte ancienne comme élever des pyramides grâce à un savoir inégalé, ou être à la place de la Grèce antique qui a donné naissance à des figures emblématiques comme Pythagore, Socrate, Solon, ou la Rome de Romulus qui nous a colonisés pendant plusieurs siècles… Pourquoi pas ? Nous aurions pu, dans les années soixante-dix prendre le chemin de la Corée du Sud, de Singapour, de la Malaisie, de la Chine ou des Emirats arabes.
Pour prétendre au titre de nation il ne suffit pas d’avoir des terrains vagues, du sable et des terres incultes en guise de territoire, du peuple à la place d’une société, un pouvoir au lieu d’un Etat et des forces armées dont la principale mission est la protection de ce même pouvoir. Au-dessus de ces éléments doit planer l’esprit, la culture, la vision, les idées qui leur donnent une signification publique et une vocation historique. Le territoire doit servir de base à une économie productive et compétitive ; le peuple doit être éduqué, formé au civisme, productif et ingénieux; l’Etat doit être irréprochable, compétent, sélectionner les meilleurs pour exercer des responsabilités ; les forces armées doivent être au service de la défense du pays et non et non de la défense de régimes despotiques, corrompus ou défaillants.
Et si cette nation a l’islam pour religion d’Etat, les valeurs religieuses ne doivent pas être opposées aux valeurs de la modernité et la charia opposée aux lois des hommes. Un pays où on pense naturellement que c’est Dieu qui donne et retire tout dans les moindres aspects de la vie, que l’on travaille ou non, dont les habitants sont constamment hantés par les questions de halal et de haram, de djinns et de « chaïtan », est un pays qui ne veut pas, ne peut pas devenir une nation. C’est un peuple démissionnaire et son pays un lieu où l’acte de penser et de bâtir est superflu. Un grand nombre d’Algériens n’est pas encore acquis à l’idée de nation comme l’a démontré un récent sondage. Ils rêvent d’une Oumma islamique qui ne verra jamais le jour.
Là où ces conditions ne sont pas réunies, le résultat de ce qui se fait ne peut être qu’une fausse nation, un semblant de nation. Comme quand on construit avec de la tôle et de la bouse de vache un gourbi et le présente comme étant une maison. Le gourbi et la fausse nation sont les produits de l’esprit du douar qui, quand il veut ériger un Etat institue un pouvoir fantaisiste ; quand il désire se doter d’une économie se retrouve dans un cloaque informel inextricable ; quand il veut répandre la religiosité, livre le douar à un charlatanisme anachronique. Là où règne l’esprit du douar on trouve ses produits, ses petits et ces aberrations.
La nation à laquelle nous devrions aspirer, que nous sommes tenus de construire si nous ne voulons pas retourner à l’indigénat ou finir sous la botte de quelque calife surgi du néant, n’est ni la fausse nation que nous sommes encore, ni la nation islamique mythique à laquelle croient les islamistes véhiculant le « ilm al-qadim », mais un Etat-nation moderne.
Si nous ne sommes pas encore une vraie nation, nous pouvons le devenir et c’est le but de mes contributions à la réflexion sur ce sujet depuis près d’un demi-siècle. Il est à la fois simple et difficile de devenir une nation, mais il faut d’abord avoir intégré l’idée que nous sommes à la fois le problème et la solution. Celle-ci ne tombera pas du ciel ni ne viendra de l’étranger, nous devons en accoucher dans la douleur, la fabriquer de nos mains, avec nos idées, le plus tôt possible.
Pour devenir une vraie nation il faut disposer d’un Etat démocratique transparent et efficient, d’un système d’enseignement véhiculant des idées modernes, d’une économie productive, autosuffisante et compétitive pour procurer les devises nécessaires au paiement de ce qui doit être importé, d’une vie intellectuelle créatrice de savoir technologique et de lumières humanistes, d’un droit rigoureux pour dissuader le mal et honorer le bien, d’une Constitution au-dessus de tous et d’abord du président de la République.
Une vraie nation ne peut pas être l’otage d’un homme ou d’un clan. Son avenir n’est pas calculé en fonction de l’espérance de vie de ses dirigeants ou constamment un sujet de devinettes et d’intrigues, il doit être clair, visible et prévisible. Une vraie nation n’est pas dirigée par sa lie mais par sa crème intellectuelle, politique et technocratique. Une vraie nation n’astreint pas ses femmes à un modèle obscurantiste dont la principale fonction est de peupler le pays sans perturber les bas instincts de l’homme dans l’espace public, un homme qui, s’il ne maîtrise pas ces instincts n’en est pas un mais une bête qui ne mérite pas de vivre dans une nation, même fausse.
Comment réaliser le passage de l’état de fausse nation à celui de vraie nation? Certainement pas en se contentant de jeter à la volée des constats, des diagnostics ou même des idées-solutions. Il faut une prise de conscience générale de l’importance vitale de cette problématique et non pas restreinte à une partie de la population comme les intervenants sur les réseaux sociaux. Il faut prendre acte froidement et objectivement de notre état et manifester notre volonté d’en sortir. Il faut s’engager, se grouper autour de ces idées-solutions, de la cause qu’elles forment pour les transformer en feuille de route, en projet de société, en organisation politique légale. Ce devrait être l’idéal rassembleur des nouvelles générations, leur mission, le chantier où s’exercera leur génie et leur amour de leur pays.
On le sait, le faux est le contraire du vrai, il est même son ennemi. On fait faux quand on n’est pas capable, ne sait pas ou ne veut pas faire vrai parce que c’est plus facile ou plus bénéfique à ses intérêts propres. Ce n’est pas que le mal attire ou que « djabou chaïtan », mais parce que faire le vrai, le bien, requiert de l’intelligence, de la compétence, de l’organisation, des vertus morales, de l’altruisme, du désintéressement personnel, toutes choses que n’avaient pas la plupart de ceux qui nous ont dirigés depuis les années cinquante. Ceux-là n’étaient pas une élite mais les plus déterminés parmi les « chatrine » et les « kafzines », ceux que ne retenait aucun scrupule dans leur désir de s’emparer du pouvoir pour imposer leur suffisance, leurs insuffisances, leur mépris des autres et de toute valeur morale.
Nous pouvons devant les sombres perspectives qui se dessinent nous emburnousser dans notre dignité, l’air renfrogné, et nous écrier comme faisait jadis Boumediene: « Nous mangerons l’herbe ou la terre mais nous ne marchanderons jamais notre souveraineté ! ». C’est touchant, c’est héroïque de le clamer en levant le poing et en fronçant les sourcils, mais les générations actuelles ne sauraient se résigner à brouter de l’herbe. Ce n’est ni dans leur mentalité ni de leur temps. Elles préfèreront tenter le tout pour le tout comme mourir en mer en harragas ou brûler le pays dans un irrépressible désir de vengeance ou un scenario de suicide collectif.
Boumediene avait beau dire, il a laissé une dette de 14 milliards de dollars pour 14 millions d’habitants qui a doublé avec Chadli et atteint les 35 milliards à l’arrivée de Bouteflika. C’était un secret d’Etat qui était connu des seuls experts, mais la vérité est que notre socialisme était en faillite à l’intérieur et l’Algérie endettée à l’extérieur. Pareillement, ce sont les effets de la chute des prix du pétrole en 1986 qui ont précipité les évènements d’octobre 1988, conduisant à des centaines de milliers de morts. Nous étions, je crois, 24 millions d’habitants contre 40 aujourd’hui.
Un cycle de hausse des prix du pétrole et du gaz nous a tirés d’affaire in extremis et permis miraculeusement de nous désendetter, mais tout de suite après nos dirigeants mal éclairés ont renoué avec leurs anciennes et mauvaises habitudes : populisme effréné, effacement des dettes des entreprises publiques déficitaires et des agriculteurs pour éviter la grogne des travailleurs, recapitalisation des banques publiques, engloutissement de centaines de milliards de dollars dans des politiques sociales sans discernement, détournement de sommes faramineuses au titre de la corruption, dons capricieux à des pays « amis » et j’en passe…
On a effacé et recommencé avec les mêmes hommes et les mêmes idées alors que le monde a profondément changé entretemps. Ceux qui ont commis les erreurs inaugurales de 1962 président toujours et en toute « souveraineté » à celles de 2016. Ce n’est pas normal, ce fait à lui seul montre combien la vraie nation reste pour nous un idéal lointain et que nous sommes plus près de sombrer dans le chaos suicidaire que de le réaliser. Sauf à surmonter nos défauts rédhibitoires car nous ne sommes pas un peuple qui, comme les autres, à des défauts : nous sommes des défauts faits peuple.
Il y a quelques jours le FMI publiait une note sur les perspectives financières de quelques pays pétroliers où il est affirmé que notre pays devra d’ici la fin de l’année en cours retourner sur le marché des crédits. Cette prévision concorde avec les conclusions de la dernière Tripartite où autorités et partenaires socio-économiques ont convenu que le « nouveau modèle économique » en cours d’élaboration reposera sur l’amplification de l’endettement intérieur et la recherche de crédits extérieurs « préférentiels », comme si on avait le loisir de faire la fine bouche devant un riche étalage de sources de financement. La norme universelle en matière de déficit budgétaire est de 3% du PIB ; la nôtre a déjà dépassé les 15%.
Recourir dès cette année à l’endettement extérieur en utilisant les réserves de change comme garantie nous donnera un peu de répit, un sursis de deux ou trois années, mais il ne nous ne sauvera pas du choc frontal avec la cessation de paiement, autrement dit le moment où nous ne pourrons plus financer les importations et les dépenses de fonctionnement de l’appareil étatique et de sa principale composante, les salaires, avec nos ressources endogènes.
Quelles institutions multilatérales, quelles banques, quels fournisseurs de biens ou de services vont nous consentir des crédits de l’ordre de 40 milliards de dollars la première année, 50 la deuxième, 60 la troisième et ainsi de suite… Les marchés financiers vont-ils nous ouvrir leurs coffres-forts en nous priant de nous servir par égard à notre qualité de « peuple des miracles » ? En contrepartie de quoi ? Que nous rembourserions avec quoi ?
Avons-nous des îles qu’on pourrait mettre en vente comme on l’a demandé à la Grèce quand elle est tombée en cessation de paiement il y a quelques années ? Les Grecs sont les héritiers d’une culture qui est à la base de la civilisation occidentale et c’est à eux qu’a été appliqué pour la première fois le qualificatif de « miracle » (le miracle grec) pour saluer le génie de ce peuple qui a tout inventé : la philosophie, les sciences, les sports, l’art, la démocratie, alors que nous n’avons même pas inventé le manche à balai dont avaient besoin nos grands-mères pour balayer dans la station debout car nos valeureux « argaz », tout à leur virilité, n’y avaient pas songé.
Quelques dizaines de milliers d’habitants dispersés sur un confetti d’îlots ont créé non pas une nation mais une des plus brillantes civilisations de l’histoire humaine. Aujourd’hui ils sont onze millions de citoyens en voie de sous-développement parce qu’ils ont vécu au-dessus de leurs moyens et que leur économie est largement souterraine, quoique moins que la nôtre.
On ne nous recevra pas sur les places financières en bienvenus mais on nous toisera comme des mendiants enguenillés mais arrogants; on nous soumettra à des conditions drastiques auxquelles nous serons forcés de nous plier, à des plans d’austérité et d’ajustement structurel qui dégraisseront l’administration, les entreprises publiques et privées et lamineront le pouvoir d’achat populaire. Nous serons obligés d’hypothéquer ou de vendre des puits de pétrole ou des gisements de gaz naturel ou de schiste, de donner des terres agricoles en concession, d’accorder des permis de pêche, etc, sans que cela ne nous rapporte les 40 milliards de dollars par an nécessaires à notre survie. Nous ne poserons plus aucune condition à personne, ni règle 51/49, «wa lahoum yahzanoun ». Et comme cela ne suffira pas, nous sommes condamnés à retourner au mode de vie des années cinquante sous la colonisation.
S’il manquait une formule pour décrire le sentiment de panique qui a commencé à gagner les hautes sphères de l’Etat où siège l’esprit du douar et qui explique notamment le dernier remaniement ministériel, Sellal l’a trouvée : « Dabrou raskoum ! » (Débrouillez-vous !). Ce qu’il n’imagine peut-être pas, c’est que ce sera plutôt « tag âla man tag » car comme le dit le proverbe, « ventre affamé n’a point d’oreilles ». Sur ces entrefaites, un malheur en liaison avec le réchauffement climatique ou un gros tremblement de terre pourrait encore s’abattre sur nous, compliquant les choses.
Ce qui est difficile, ce n’est pas de concevoir des solutions mais de les appliquer à un milieu hétérogène culturellement et réfractaire politiquement. Ce que l’islamiste voudra, le démocrate le refusera et vice versa. Autrement, elles sont dans le simple remplacement des insuffisances caractérisant une fausse nation, décrites ici et la semaine dernière, par les conditions à réunir que je viens d’esquisser.
Une nation c’est les morts, les vivants et ceux qui ne sont pas encore nés. C’est un passé, un présent et un avenir. Le présent résulte du passé et détermine à son tour l’avenir. Avec quoi se désendetteront les générations auxquelles nous allons laisser une dette colossale ?
LSA 16 juin 2016