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PENSEE DE MALEK BENNABI:LA RENAISSANCE (NAHDA)

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 Le jeune homme bien instruit des choses qu1’est devenu Bennabi entre les années 1920 et 1930 s’intéresse à l’action islahiste que développe à Constantine même Abdelhamid Ben Badis. C’est entre 1914 et 1922 que l’idée de Nahda est arrivée en Algérie avec le retour de Tunis, du Caire ou du Hedjaz des étudiants comme Ben Badis, al-Okbi, Tébessi, al-Ibrahimi, al-Mili et d’autres, mais aussi avec l’apparition de la presse arabophone et l’entrée des livres de Abdou, al-Kawakibi, Tantawi Jawhari, etc. La lecture des journaux paraissant en français le met au contact d’une autre approche du réveil portée par la tendance moderniste formée à l’école française. Elle revendique des droits, demande l’assimilation des Algériens et le rattachement de l’Algérie à la France. Ce phénomène dual n’était pas spécifique à l’Algérie. La renaissance s’est présentée dans les pays arabes, en Afrique du Nord et dans le sous-continent indien sous ce double visage, celui du réformisme d’essence religieuse d’une part et du modernisme d’essence séculière, d’autre part, tendances restées à ce jour les principaux protagonistes du débat intellectuel et politique dans les pays musulmans.

Dans les années 1930, Bennabi est le seul à poser dans le contexte algérien une franche distinction entre la nature politique et la nature civilisationnelle des problèmes, ce qui va être à l’origine d’un immense malentendu entre lui et le mouvement national dans sa triple composante (Oulamas, Assimilationnistes et Nationalistes). Là où lui voyait une nécessité de réformer les idées et d’éduquer socialement les individus, les animateurs du mouvement national ne voyaient que des droits politiques à revendiquer. Pour lui le problème était de nature psychologique, mentale, culturelle, éducationnelle et requérait une approche qui devrait viser à transformer la mentalité de l’homme colonisé et « indigénisé » en mentalité d’homme de civilisation, tandis que pour eux le tout était de réclamer et d’obtenir des droits qui déboucheraient sur l’indépendance, laquelle réglerait automatiquement tous les problèmes.

Pour lui, la renaissance ne peut résulter de prêches religieux ou de discours revendicateurs mais d’une mutation psychique, d’un bouleversement des mentalités, d’une révolution sociale qui doivent être l’objet prioritaire de toute action politique. Il la décrit comme « le passage solennel dans un processus de l’histoire de l’inertie anarchique des êtres et des choses à la phase de l’organisation, de la synthèse et de l’orientation… Il s’agit d’éliminer dans les usages, les habitudes, le cadre moral et social traditionnel ce qui est mort ou mortel afin de faire place à ce  qui est vivant et vital » ; il prône un esprit nouveau, « une métanoïa pour rompre l’équilibre traditionnel, l’équilibre de la décadence d’une société  qui cherche un équilibre nouveau, celui de la renaissance » («Les conditions de la renaissance », 1949).

Mais les hommes politiques de son temps ne voient pas la profondeur du problème et pensent qu’ils peuvent le résoudre par l’imitation de l’Occident sur le plan technique, sur le plan des « choses ». On lit dans la mouture 1960 du « Problème des idées » : « Initialement, notre renaissance n’a pas porté, comme celle du Japon, sur une révision fondamentale de nos idées intégrées pour les réadapter, d’une part, à nos archétypes héréditaires, et pour les adapter, d’autre part, aux archétypes de l’Occident. Il n’était pas dans nos dispositions mentales héritées de la décadence, de le faire. En conséquence, notre renaissance n’a pas préludé par un débat sur les idées, mais sur les choses. Elle a commencé vaguement avec l’idée – répandue dans le monde musulman vers le milieu du XIX° siècle – que l’Europe nous dépassait avec les choses : la banque, l’usine, le laboratoire, l’école, les canons, les fusils… Nous n’avions pas compris qu’elle nous dépassait par ses conceptions, sa philosophie sociale, c’est-à-dire en un mot par la puissance du soubassement idéologique qui soutenait son monde des choses. » Même aujourd’hui, les musulmans n’ont pas  encore compris cette  nuance.

Quand il entame l’exposé de sa vision de la renaissance dans « Les conditions de la renaissance», Bennabi reprend les choses depuis le moment où le monde musulman est entré en décadence : «  Le peuple algérien n’est pas en 1948 mais en 1368, c’est-à-dire au point de son cycle où toute son histoire est encore une simple virtualité. Le fait est d’ailleurs commun à tous les peuples de l’islam. Le problème est celui d’une civilisation à sa genèse, aggravé par les séquelles d’une décadence ». Il prend alors le verset coranique (« Dieu ne change rien à l’état d’un peuple…) qui sert de fondement à la Nahda et le soumet à un double questionnement : est-ce que le verset est historiquement vrai ? Est-ce qu’il est applicable au cas algérien ? Puis il répond : « L’efficacité bio-historique d’une religion est permanente et ne constitue pas une propriété exceptionnelle particulière à son avènement chronologique. Son avènement psychologique peut se renouveler et même se perpétuer si l’on ne s’écarte pas des conditions compatibles avec sa loi ».

Mais comment s’y prendre ? Par où commencer ? Bennabi apparaît alors pour ce qu’il est : un planificateur de civilisation, un manager de ressources humaines à une méga-échelle. Tandis que ses prédécesseurs ou contemporains se limitaient pour la plupart à un langage théologique, littéraire, voire purement politique, lui va tenir un langage de « mécanicien » de l’histoire. Il va élaborer un système de pensée dédié à la mise en œuvre du hadith selon lequel « le dernier de cette nation ne sera réformé que par ce qui a réformé son premier » car son postulat de base est que c’est par l’islam que les musulmans peuvent se refaire. Le pays étant occupé, il n’est pas possible de compter sur les institutions coloniales pour qui l’Algérie est un champ d’investissement, le sol un gisement de ressources et l’« indigène » une main-d’œuvre presque gratuite. Bennabi prend alors la place d’un gouvernement et trace un programme d’action à long terme qui postule une politique de formation des ressources humaines (l’homme), une utilisation économique des richesses naturelles (le sol), et une organisation industrielle du travail (le temps).

Le mouvement de renaissance apparu dans le monde musulman et connu sous le nom de « Nahda » ne remonte pas à la révolte des Cipayes qui a éclaté en Inde en 1858 mais, pour sa composante religieuse, à une époque plus éloignée. Au XIV° siècle déjà, Ibn Taimiya avait appelé à une « réforme des gouvernants et des gouvernés » sous le nom d’ « Islah ». Entre 1309 et 1314, il compose le célèbre ouvrage qui est encore à ce jour une référence : « Kitab as-siyassa chariya fi islah ar-raï wa raïya » que Henri Laoust a cru devoir traduire en 1948 sous le titre de « Traité de droit public d’Ibn Taimiya »[1]. Quatre siècles plus tard, Mohamed Ibn Abdelwahhab (1703-1792) ressuscite les idées d’Ibn Taimiya dont il découvre la pensée en Syrie où il a fait ses études.

Prédicateur en Arabie puis en Iraq et en Iran, il prêche le retour au « Salaf » (devanciers) et l’abandon des « bida‘ » (innovations) et s’oppose au maraboutisme, aux confréries et aux traditions fatalistes. Il trouve en la personne du chef d’une tribu de Dir’iyya, Mohamed Ibn Séoud, un protecteur et un disciple. Leur alliance conduit à la conquête de tout le Najd puis de la Mecque et de Médine. Après sa mort, la dynastie issue de Séoud (qui a épousé une fille du cheikh), adopte sa doctrine et en fait la base de son Etat. Mais ce premier royaume saoudite est détruit par Ibrahim Pacha (le fils de Méhémet Ali) en 1818 à la demande des Ottomans. A la même époque apparaît en Inde un courant réformateur de caractère moderniste mené par Shah Wali Allah (1703-1762) qui incite au rapprochement entre les valeurs islamiques et les valeurs occidentales. Les deux mouvements entrent en relation et confrontent leurs thèses, notamment à l’occasion du pèlerinage à la Mecque et des séjours d’études des étudiants arabes à Delhi.

Sur le plan organisationnel, les Ottomans sont les premiers à mettre en branle un train de mesures visant à rétablir leur niveau par rapport aux Européens. En Egypte, province ottomane depuis 1517, une flotte de guerre française dirigée par un général de vingt-neuf ans, Bonaparte, débarque en 1798 à Alexandrie. Son but est de couper aux Anglais la route de l’Inde. Ceux-ci le comprennent et attaquent les positions françaises. Les Ottomans et les Mamelouks prêtent main forte aux Anglais. En août 1799, Bonaparte abandonne le commandement à l’un de ses adjoints et rentre en France. Battus par la coalition anglo-ottomane, les Français quittent l’Egypte en 1801. Ceci pour les faits militaires.

Sur le plan culturel, l’expédition de Bonaparte a, pour la première fois, mis en contact les deux civilisations et provoqué un bouleversement dans l’esprit de l’élite égyptienne. Mohamed Ali ayant accédé au pouvoir en 1804 avec l’aide des Mamelouks, se retourne contre les Turcs et les Anglais et engage son pays à partir de 1810 dans un mouvement de modernisation. En 1812, il s’attaque aux Wahhabites et s’empare de Médine, Djeddah, la Mecque et Taïf. Séduit par la civilisation française et admirateur de Bonaparte, il veut faire de l’Egypte un Etat moderne et indépendant. Il règnera pendant quarante-quatre années au cours desquelles il jettera les bases de l’Egypte moderne.

Son fils, Ibrahim Pacha, étend l’œuvre de modernisation à la Syrie, au Liban et à la Palestine. Il y établit l’égalité entre les trois religions (islam, christianisme, judaïsme). Ayant conquis le Yémen et la Crète, il se tourne vers le  cœur de l’Empire ottoman, s’empare de Konya et arrive à cent kilomètres de la capitale quand son père le somme de s’arrêter et de revenir sur ses pas. Mohamed Ali avait les moyens de déposer le sultan Mahmoud II qui avait crû son heure venue, mais il ne se résolut pas à le faire en dépit de l’insistance de son fils qui piaffait d’impatience de parachever l’œuvre entamée. C’est alors qu’Istanbul signe des traités de défense avec la Russie et l’Angleterre auxquels elle accorde d’importantes concessions pour la protéger.

En 1839, l’armée ottomane tente de reprendre la Syrie mais Ibrahim Pacha la défait. Mahmoud II s’éteint. Son fils Abdulmadjid, âgé de dix-sept ans, lui succède. En 1840, une coalition composée de la Prusse, de la Russie et de l’Angleterre attaque le Liban et la Syrie et les soustrait à la souveraineté de l’Egypte. Vaincue, celle-ci redevient vassale d’Istanbul. En 1848, Mohamed Ali décède à l’âge de  quatre-vingt ans. Son fils Ibrahim étant mort quelques mois avant lui, c’est le fils de ce dernier, Abbas 1er qui accède au trône et défait en peu de temps ce que son grand-père avait réalisé en une vie. Influencé par les milieux religieux, il ferme les grandes écoles fondées par son illustre prédécesseur, arrête la politique des grands travaux et chasse les coopérants étrangers. L’enseignement public périclite et l’Egypte se met alors à marquer le pas[2].

En Turquie, le sultan Abdulmadjid 1er inaugure les « Tanzimat », politique de modernisation inspirée des idées politiques européennes. En 1839, un décret instaure l’égalité de tous les sujets de l’Empire (musulmans, chrétiens, juifs) devant la loi ; un code pénal éloigné de la « charia » (loi religieuse) est adopté en 1840, en même temps qu’est créée la Banque ottomane ; une nouvelle loi commerciale est édictée en 1850 ; en 1856, le sultan décrète l’abolition de la « jizya » (impôt spécifique aux non-musulmans). Une « fetwa » s’opposant à ces réformes est lancée à la Mecque, appelant à la révolte contre le pouvoir ottoman.

Une frénésie de modernisation s’empare des sphères dirigeantes des Etats musulmans, donnant l’espoir d’une véritable renaissance. L’imprimerie est introduite en Turquie et en Egypte, ce qui favorise la circulation des connaissances et des idées. La presse écrite apparaît en 1828 en Egypte, en 1832 à Istambul, en 1847 à Alger, en 1848 à Téhéran, en 1855 à Beyrouth, en 1868 en Iraq, en 1875 au Yémen… Les missions religieuses chrétiennes s’installent en  pays d’islam, des étudiants musulmans sont envoyés en Europe, un mouvement de traduction de livres prend son essor en Turquie, en Egypte, en Iraq… En 1861, le sultan Abdulaziz promulgue un nouveau code civil et fonde la « Ligue de Galatasaray » pour l’enseignement du français. En 1866, le Khédive égyptien installe une Assemblée consultative de soixante-quinze membres élus au suffrage indirect. Cette dynamique de réformes est interrompue en 1871 chez les Ottomans sous la pression des milieux religieux.

La même année, le bey de Tunis promulgue une constitution instituant un conseil de soixante membres puis nomme Kheireddine Pacha premier ministre. Ce dernier, qui est considéré comme le fondateur de la Tunisie moderne, crée le collège Sadiki où sont enseignées pour la première fois les sciences exactes et les langues étrangères et d’où sortiront les générations qui animeront le mouvement de libération de la Tunisie et construiront son Etat indépendant.

En 1876, le sultan Abdulhamid II institue un parlement à deux chambres. Les premières élections d’un parlement dans le monde musulman ont lieu en 1877, revendiquées par un mouvement intellectuel, « Les jeunes Ottomans », qui cherche à concilier l’islam et les idées occidentales. En Inde, Sir Sayyid Ahmed Khan Bahador (1817-1890), disciple de Shah Wali Allah, introduit les premières réformes inspirées du modèle britannique et fonde l’Anglo-Oriental College d’Aligarth en 1875. Il critique les traditionalistes qui l’accusent en retour de matérialisme. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont on retrouve l’influence dans l’œuvre de Abderrahman al-Kawakibi. En Perse, le Shah Nasr-Eddin (1848-1896) ouvre son pays à l’Occident et visite plusieurs fois l’Europe.

C’est toutefois le Perso-Afghan Djamel-Eddin al-Afghani qui va réveiller les consciences dans le monde arabo-musulman et susciter le courant que vont représenter Abdou, Ridha, Arslan et Ben Badis. Jusque-là, la modernisation avait été le fait des Etats et visé les institutions. Maintenant, elle va devenir l’affaire des intellectuels et des élites politiques formées dans l’ambiance du « réveil ». Arrivé en Egypte en 1872, al-Afghani fait la connaissance à Khan Khalili du jeune Mohamed Abdou alors en pleine crise mystique. Conquis par al-Afghani, Abdou  prend conscience de la caducité du modèle traditionaliste et se passionne à partir de là pour la recherche d’un nouveau modèle alliant les principes de l’islam et la rationalité moderne. Il s’initie au français et commence à lire des ouvrages européens. A la création du journal « al-Ahram » en 1876, il est l’un de ses collaborateurs.

En 1879, al-Afghani est expulsé d’Egypte par le Khédive Tewfik. A son tour, Abdou est interdit de presse et assigné à résidence dans son village natal. Un an après, il retrouve sa liberté de mouvement et est nommé directeur du journal officiel qu’il dirige pendant un an et demi. Il milite pour un régime constitutionnel et la modernisation de l’éducation en Egypte. En 1882, éclate la révolte du colonel Orabi contre la main mise des Anglais sur l’Etat égyptien. Abdou soutient  le mouvement. Il est jugé et condamné à l’exil. Il s’installe pendant quelques mois à Beyrouth avant de rejoindre al-Afghani à Paris. Les deux penseurs sont une nouvelle fois séparés en 1884. Abdou retourne au Liban où il restera jusqu’en 1889. C’est là qu’il entame la rédaction de « Rissalat attawhid ». Rentré en Egypte, il est nommé au conseil d’administration d’al-Azhar et au Conseil législatif. En 1899, il est élevé à la dignité de muphti

« Rissalat attawhid » est publié en 1897. Abdou y développe une conception libérale et rationnelle de l’islam et déplore que « la vie des musulmans soit devenue une manifestation contre leur propre religion ». Dans ce petit livre d’une centaine de pages, il se propose de libérer l’esprit musulman de l’enseignement dogmatique et scolastique : « La religion peut nous révéler certaines choses qui dépassent notre compréhension, elle ne peut nous en enseigner aucune qui soit en contradiction avec notre raison ». Il pose que la seule source authentique de l’islam est le Coran et un nombre très réduit de hadiths, et en déduit que c’est à la raison qu’il revient d’examiner la preuve des dogmes religieux et des règles de conduite pour déterminer s’ils émanent vraiment de Dieu et note : «  En cas de conflit entre la raison et la tradition, c’est à la raison qu’appartient le droit de décider ». Allant plus loin, il considère que « les prophètes jouent vis-à-vis des peuples le même rôle que l’intelligence par rapport aux individus ; leur envoi répond à un besoin de la raison». Il rejette le principe d’imitation aveugle des anciens, le taqlid : « L’imitation peut s’exercer sur le vrai aussi bien que sur le faux ; elle peut aussi avoir pour fruit l’utile comme le nuisible ; elle constitue donc un égarement que l’on pardonne à l’animal mais qui ne convient pas à l’homme.»[3] C’est de lui que vont se réclamer Rachid Ridha, Chakib Arslan, Ben Badis et ceux qui, après lui, voudront tenter une percée contre le modèle traditionaliste.

Au départ donc, la renaissance était un mouvement politique qui aspirait à libérer la nation musulmane de la domination mongole à l’époque d’Ibn Taimiya, ottomane à l’époque d’Abdelwahhab et européenne au vingtième siècle. Au milieu du XIX° siècle, un courant intellectuel apparaît en Syrie, opposé à la domination ottomane. Il est animé par des associations et des journaux à dominante chrétienne et prône l’union arabe et la laïcité. On trouve parmi ses principaux animateurs appelés les « Nahdaouis » : Selim Ramadhan, Hussein Bihem, Hounaïn al-Khoury, Selim Boutros al-Boustani, Ibrahim al-Yazidji… L’Emir Abdelkader aurait fait partie de l’une de ces associations aux côtés de Iskander Alazar et Adib Ashak….

C’est dans cette ambiance intellectuelle que s’est formé un grand visionnaire de la réforme du mode de pensée islamique, abderrahmane al-Kawakibi. Jeune, il avait été marqué par un article d’al-Boustani intitulé « Limadha nahnou fi taâkhour » (« Pourquoi sommes-nous arriérés ? ») dans lequel le confessionnalisme et les différences ethniques sont désignés comme les causes du retard arabe. Ce mouvement met en avant la renaissance « arabe » et connaîtra son apothéose entre les années cinquante et soixante-dix sous le nom de « bâath al-arabi ». La renaissance arabe s’éloigne des sources islamiques et se mâtine de marxisme. Elle a pour objet l’unité du monde arabe et prend dès lors ses distances de la Turquie et de la Perse. Le Nassérisme sera l’une de ses expressions, mais c’est surtout le parti socialiste Baath, créé par les Syriens Michel Aflak et Salah-Eddin Bitar, qui va incarner cette idéologie laïque en Syrie et en Irak.

Il faut noter que Bennabi ne mentionne pas comme efforts de renaissance les programmes de modernisation lancés par Mohamed Ali, les Ottomans, les Persans ou les Afghans. Pour lui, la nuit couvre tout l’espace temporel qui va d’Ibn Khaldoun à Djamel-Eddin al-Afghani. Tout comme il n’accorde aucun intérêt à la « renaissance timouride », il n’en accordera pas davantage à la « renaissance arabe ». De la même manière, il ignore superbement le fossé qui sépare les sunnites des chiites. Il assigne à la renaissance une double et difficile mission : rattraper le retard sur la pensée coranique et sur la pensée scientifique moderne. Il écrit « Si la décadence est un décalage, inversement la renaissance est l’effort du monde musulman sur le plan psychologique, le mouvement de sa conscience pour rattraper son retard sur la pensée coranique et la pensée scientifique moderne » (« Vocation de l’islam»).

Selon lui, on ne peut changer l’homme qu’en agissant sur son psychisme, ses croyances : « Au point de départ de toute transformation sociale, une réforme religieuse est nécessaire ». Il attend de la renaissance qu’elle « renouvelle l’homme conformément à la véritable tradition islamique et à l’expérience cartésienne» (« Vocation de l’islam »). Il s’agit donc de la réalisation d’une double révolution mentale : sortir de l’influence des écoles doctrinales qui se sont accommodées au fait accompli de Siffin, et créer les conditions d’une libération de l’esprit qui conduirait à un épanouissement scientifique et au développement économique. Mais comment faire concrètement pour « dépouiller le texte coranique de sa triple gangue théologique, juridique et philosophique » ? Il ne le dit pas frontalement, mais on trouve d’innombrables allusions à la nécessité de refonder l’enseignement dans les pays musulmans et de s’émanciper de la culture musulmane traditionnelle qui exerce toujours son emprise sur les esprits dans le monde musulman et dont l’islamisme actuel n’est qu’un avatar. 

Bennabi a très tôt compris que ni le courant réformiste ni le courant moderniste n’allait tirer le monde musulman de sa décadence. La première cause de l’échec de la renaissance à ses yeux réside dans l’absence d’unité au départ entre les deux courants. S’étant présentés sous forme de deux mouvements distincts, ceux-ci n’allaient pas donner lieu à une démarche cohérente mais à deux voies différentes. La voie réformiste proposait un retour au passé, sans réaliser que ce passé était lui-même problématique, tandis que la voie moderniste préconisait l’adoption d’idées et de modèles sans résonance dans le psychisme musulman. De son point de vue, la première offrait en guise de solutions des idées mortes, et la seconde des idées mortelles. Non seulement les deux tendances ne convergeaient pas, mais elles allaient s’employer à se neutraliser mutuellement, laissant finalement le problème entier. La seconde cause de l’échec est liée à la question du choix du modèle, un choix que la Nahda n’a pas fait de peur de heurter la culture traditionnelle et qui donnera au mouvement de renaissance les aspects d’un entassement, d’un choséisme, d’un syncrétisme. Il écrit : «  Le monde musulman n’a pas encore fait le choix ni de la méthode, ni du modèle. En raison de ses affinités méditerranéennes, on pouvait s’attendre à le voir se tourner vers l’Occident tout en apportant son originalité à corriger le modèle occidental, ou plutôt à l’adapter à sa propre évolution en tenant compte d’une part de son retard et, de l’autre, des méthodes d’accélération de l’histoire qui ont déjà montré leur efficacité ailleurs… On sent vaguement, dans un examen sommaire que la renaissance musulmane a pour maître l’Occident. Mais en voulant tailler sur ce « patron », on a suivi vaguement les coups de ciseau du maître. Quand on veut tailler dans la matière de l’histoire, il faut se connaître et connaître son modèle pour savoir prendre à son égard les libertés nécessaires pour être soi-même et non le sosie de quelqu’un… Il ne s’agit pas de décalquer une évolution, mais de la résumer dans ce qu’elle a d’essentiel, d’universel » (« L’Afro-asiatisme»).

La troisième cause de l’échec de la Nahda réside dans le fait que les deux tendances ont manqué à la fois de l’inspiration nécessaire et de l’orientation systématique : «La cause commune de l’erreur des modernistes et de celle des réformateurs est dans le fait que ni les uns ni les autres ne sont allés à la source même de leur inspiration. Les réformateurs ne sont pas réellement remontés aux origines de la pensée islamique, non plus que les modernistes aux origines de la pensée occidentale. Sur le plan psychologique, une discrimination est toutefois indispensable : le « salafiste » porte individuellement la notion de la renaissance. S’il n’en réalise pas méthodiquement les conditions pratiques, du moins n’en perd-il pas de vue l’objectif essentiel. Il  a conscience de son milieu au point de n’y revendiquer que des « devoirs », laissant les « droits » aux modernistes… Chez le moderniste par contre, c’est cette notion même de renaissance qui fait défaut ou qui devient secondaire : le moderniste ne s’est engagé dans la vie de son pays que sur le plan politiquePour lui la question n’est pas, avant tout, de régénérer le monde musulman, mais de le tirer de son embarras politique actuel… Le mouvement moderniste ne reflète en fait aucune doctrine précise : il est indéfinissable dans ses moyens comme dans ses buts. C’est qu’en réalité il ne cristallise qu’un engouement» (« VI »).

LE SOIR D’ALGÉRIE  07/01/2016

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[1] Ed. ENAG, Alger 1990.

[2] Cf : Gilbert Sinoué : «  Le dernier Pharaon », Ed. Pygmalion, Paris 1997.

[3] Op.cité.

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