Home LA PENSEE DE MALEK BENNABI PENSEE DE MALEK BENNABI: « LA LUTTE IDÉOLOGIQUE »

PENSEE DE MALEK BENNABI: « LA LUTTE IDÉOLOGIQUE »

by admin


Commencé en juin 1957, juste après la parution de « SOS Algérie », ce livre est achevé en ‎septembre 1957 mais n’est publié qu’en juillet 1960. Un moment, Bennabi avait pensé lui ‎donner le titre de « Mémoires d’un combattant du front idéologique ».

Il se compose d’un ‎avant-propos, de six chapitres et d’une conclusion. Les titres des chapitres sont : généralités ‎sur la lutte idéologique, dans l’arène du combat, un autre montage du miroir de ‎renoncement, autres expressions de la lutte idéologique, à propos d’un livre, et la vie des ‎idées et leur valeur mathématique.

La lutte idéologique, expression dont il est vraisemblablement l’inventeur ‎ , est une stratégie ‎de domination par d’autres moyens que les armes. Elle a pour but de désarmer et d’affaiblir ‎l’adversaire en agissant sur ses idées et ses motivations par la réduction de leur efficacité et, ‎quand il s’agit d’un individu qui produit des idées, de chercher à l’isoler de son milieu social. ‎

En mai 1973, Bennabi donne à Batna sa dernière série de conférences publiques qui porte ‎précisément sur ce thème. Il présente les idées comme étant « des armes invisibles, encore ‎plus invisibles que les rayons invisibles. En manipulant d’une certaine manière un certain ‎nombre d’idées, on peut réaliser des buts que la force physique ne peut réaliser » et ajoute:

‎‎« Le colonialisme ne peut maintenir dans nos pays la situation sous-développée qu’en nous ‎maintenant nous-mêmes dans un univers privé d’idées ; et, au contraire, nous ne pouvons ‎nous débarrasser de notre sous-développement qu’en nous débarrassant des sous-idées qui ‎constituent l’univers idéologique que nous avons hérité des siècles de décadence ». ‎

Le géopoliticien qu’on a découvert dans « L’Afro-asiatisme » veut lever dans cet ouvrage le ‎voile sur le rôle obscur joué par la lutte idéologique dans la guerre froide et pour le ‎maintien du colonialisme dans les pays arabo-musulmans. Pour lui, le colonialisme ou ‎l’impérialisme planifie sa politique dans des centres d’études, des écoles, des universités, ‎des « think tank » spécialisés.

Leur intérêt est de répandre le plus possible d’idées fausses ‎dans le monde musulman et le moins possible d’idées justes. Ils s’emploient à mettre au ‎point des procédés pour tuer les idées justes et promouvoir les idées fausses (marxisme, ‎baâthisme, négritude, laïcisme…) :

« Il existe un contrôle international de la circulation des ‎armes et munitions, mais on ignore généralement qu’il existe aussi un contrôle sur la ‎circulation des idées. On ne sait pas qu’il existe de par le monde des observatoires ‎spécialisés qui suivent attentivement le mouvement des idées, notant leur apparition, leur ‎trajectoire, leur réflexion, leur réfraction dans des milieux divers. Exactement comme il ‎existe des observatoires astronomiques qui étudient le mouvement des astres. ‎ ‎» ‎

Etant donné le rôle crucial que jouent les idées dans la vie sociale, économique et politique, ‎elles sont toutes désignées pour être l’objet d’une lutte idéologique :

« Quand nous ignorons ‎la valeur d’une chose, cela ne veut pas dire que tout le monde l’ignore. Par exemple, des ‎générations de nos coreligionnaires ont vécu en Irak à proximité des nappes de pétrole ‎affleurant du sol. Ces générations ont ignoré la richesse qui s’étalait sous leurs yeux, ‎jusqu’au moment où un aventurier arménien sans le sou s’en aperçut et fit la plus grande ‎opération de l’époque en cédant à une société anglaise des droits qu’il n’avait pas mais que ‎l’ignorance des musulmans lui a permis d’acquérir pour une bouchée de pain. Il en va de ‎même pour la valeur sociale de l’idée. Nous pouvons l’ignorer et nous l’ignorons ‎effectivement, mais le colonialisme ne l’ignore pas et il a disposé dans le monde tout un ‎dispositif d’observatoires chargés uniquement de contrôler la circulation des idées. Et l’on ‎comprend que tout ce qui circule comme idées dans le monde musulman l’intéresse tout ‎particulièrement autant, sinon plus, que le pétrole… La société musulmane est pauvre en ‎idées, alors que c’est la seule richesse qui compte. Elle est désormais, idéologiquement, à ‎l’heure même où tous les conflits dans le monde doivent se régler non plus par les armes, ‎mais par les idées. » ‎

On peut voir aussi dans « La lutte idéologique en pays colonisés » le prolongement de ‎l’autobiographie de Bennabi. C’est la théorisation de sa propre expérience dont il veut tirer ‎les lois d’une discipline nouvelle, la « lutte idéologique, cette lutte âpre, sourde, souterraine ‎qui ne se passe jamais au grand jour ». ‎

Dans ses « Mémoires », il a présenté cette guerre sournoise à partir de sa position de ‎victime. Dans ce livre, il se place dans le rôle du « psychological-service » pour montrer les ‎méthodes que ce dernier applique : comment empêcher une idée de parvenir à la société, ‎dresser contre elle des réflexes pavloviens, isoler l’idée de l’action politique « de sorte que ‎l’une demeure stérile et l’autre aveugle »…

Il revient sur les pressions de la police française ‎sur lui depuis le début de ses études supérieures à Paris (1930), sur l’attitude à son égard des ‎partis politiques algériens et des Oulamas durant la période coloniale, sur le tir de barrage ‎subi par son livre « Les conditions de la renaissance » à sa parution en 1949… ‎

Voici quelques exemples : ‎

‎1) En 1931, il donne une conférence au siège de l’Association des étudiants musulmans ‎d’Afrique du Nord à Paris ayant pour sujet « Pourquoi nous sommes musulmans ». Quelques ‎jours plus tard il reçoit la visite d’un inspecteur de police puis une invitation de Louis ‎Massignon. L’échange se passe mal avec ce dernier. Un mois plus tard, son père qui subvient ‎à ses besoins en lui envoyant de l’argent de Tébessa où il est employé à la mairie, l’informe ‎qu’il vient d’être renvoyé et que le Maire lui a conseillé d’entrer en contact avec Louis ‎Massignon. Plus jamais son père ne travaillera jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. Bennabi ‎non plus ne trouvera pas de travail où qu’il aille en chercher en Algérie ou en France avant ‎son retour en Algérie en 1963.‎

‎2) A son arrivée au Caire en 1956, il se présente au ministère de l’orientation pour proposer ‎la publication de « L’Afro-asiatisme ». Le préposé qui le reçoit lui apprend que le ‎représentant du journal « Le Monde » au Caire était passé quelques jours plus tôt avec la ‎même proposition, c’est-à-dire faire état de « la disponibilité d’un philosophe français à ‎publier un livre sur les conclusions de Bandoeng » où serait défendue la thèse d’une ‎civilisation afro-asiatique incluant un apport occidental. ‎

‎3) La même année, « Vocation de l’islam » est traduit en arabe et édité au Liban sous le nom ‎d’un professeur d’université de Saida, Chaâban Barakat ‎ .‎

‎4) Dans l’introduction d’un livre paru au Liban en 1957 où ont été regroupés les articles du ‎‎« Lien indissoluble » (la revue éditée à Paris par Al-Afghani et Abdou en 1883), le nom de ‎Bennabi est cité comme celui d’un « écrivain français converti à l’islam », entre ceux de ‎Léopold Weiss ‎ et de Georges Rivoire ‎. C’est un célèbre homme de lettres égyptien, Taha ‎Abdelbaki Sourour, qui signe l’introduction où il écrit, l’âme en paix : « L’auteur français ‎Malek Bennabi qui a vécu en Afrique du Nord et s’y est adapté au genre de vie des gens qu’il ‎a aimés, s’est converti à l’islam auquel il s’est consacré, subissant de grands ennuis de ce ‎fait. » ‎

Pour Bennabi ces faits ne relèvent pas du hasard, mais d’une volonté délibérée de brouiller ‎son image au moment où son œuvre commence à se répandre dans le monde arabe.‎
Ayant lui-même été au centre de cette lutte, il a appris à en tenir compte parfois jusqu’à ‎l’obsession. Le combat de l’ombre qu’il a mené contre l’administration coloniale et ‎Massignon entre 1931 et 1956 a forgé en lui une conscience méfiante : le monde, la vie, ‎l’histoire, les faits, ont deux visages, deux dimensions, deux significations : l’une visible, ‎apparente, officielle, l’autre invisible, immatérielle, occulte. Pour lui, rien n’est fortuit dans ‎la vie des nations et des hommes, tout est calculé, voulu, provoqué. ‎

Le hasard et les coïncidences, il n’y croit presque pas et écrit : « Tout détail faisant partie de ‎la vie et du mouvement des idées fait partie nécessairement d’une chaîne, d’un ensemble ‎d’éléments qui fixent dialectiquement sa signification et sa portée, comme la conséquence ‎d’un élément qui le précède et la prémisse d’un élément qui le suit. On ne peut les séparer ‎que si l’on est atteint d’atomisme ». Balzac ne disait pas autre chose : « Il y a deux histoires : ‎l’histoire officielle, menteuse, qu’on enseigne ad usum delphini, puis l’histoire secrète où ‎sont les véritables causes des évènements, une histoire honteuse. »‎ ‎

Pourtant, lorsqu’on examine l’œuvre de Bennabi, la sérénité et la logique interne qui les ‎caractérisent ne laissent pas supposer que l’homme a été l’objet du moindre tracas. Être à ‎contre-courant des idées de son temps et des mentalités de son milieu est déjà en soi une ‎grande cause de stress.

Beaucoup de penseurs ont eu une vie difficile au plan moral et matériel : Al-Kawakibi a vécu ‎presque en clandestin avant de mourir empoisonné ; Marx serait peut-être mort de faim ou ‎de maladie si Engels ne l’avait matériellement assisté ; Nietzsche a fini son existence dans ‎l’errance ; Ibn Khaldoun a été emprisonné pendant deux ans ; Platon a connu la condition ‎d’esclave ; Socrate a été condamné à boire du poison ; Confucius est mort désespéré… Et ‎combien d’autres ont été raillés, maltraités, emprisonnés ou tués ? ‎

Ces hommes singuliers qui ont fait avancer la philosophie, le savoir ou la liberté, ont tous eu ‎une vie pénible et ingrate. Ils étaient voués à souffrir du fait même du décalage qui les ‎séparait de la masse, des élites conformistes et du pouvoir. Que dire de ceux qui ont vécu ‎sous une occupation ou de ceux qui ont été accusés de « germanophilie », de ‎‎« négationnisme », d’« antisémitisme » ou de « complomania » ?‎
L’orientaliste français Louis Massignon était au siècle dernier l’un des maîtres de la lutte ‎idéologique dans les pays d’Orient. Très tôt il a repéré l’activisme de Bennabi à l’époque où ‎celui-ci étudiait à Paris et militait au sein de l’UGEMNA, et dressé sur son chemin toutes les ‎difficultés possibles pour contrarier sa carrière et son influence sur ses compatriotes. ‎

Assumant ouvertement ce rôle, Massignon évoque dans un de ses écrits un intellectuel ‎syrien, le Dr. Omar Farrukh, professeur à l’université américaine de Beyrouth qui, dans l’un ‎de ses livres, a posé la question (à propos de Massignon) : « Pourquoi cet orientaliste, ‎historien de la mystique, s’est-il mis à s’occuper de « politique » ? » ‎

L’orientaliste français lui répond avec un cynisme renversant : « C’est, en effet, une position ‎mystique que j’ai transposée dans le domaine de l’étude des phénomènes politiques… On ‎peut m’objecter : qu’avez-vous constaté de « psychique » et de « mystique » dans la crise du ‎pétrole en Orient ? J’ai contribué à aider le colonialisme sur le plan intellectuel… Tant que ‎mon pays maintiendra la primauté du culturel, je m’intéresserai activement à de telles ‎demandes. Non pas par nationalisme secret, pour développer une influence politique ‎périmée, par « expansion » de l’Occident, économiquement amorale mais parce que je ‎défends l’honneur de nos pères contre mes frères : la vocation internationale suprême de la ‎France… »‎ ‎ ‎

Ils sont rares les textes où Massignon livre quelque chose de sa pensée réelle. Dans celui-là, ‎il confesse : « On ne peut pas immédiatement savoir ce que pense l’adversaire, ou tout au ‎moins celui que la colonisation met devant nous en position d’adversaire. Le phénomène de ‎la colonisation ne se limite pas aux pays qui s’appellent officiellement « colonies ». C’est un ‎phénomène complémentaire de la lutte des classes et superposé à la lutte de classes. On ne ‎peut le réduire à une telle lutte, comme la théorie marxiste essaie de le faire. Dans les pays ‎arabes, il est particulièrement frappant de voir qu’en plus de la question de la lutte des ‎classes, il y a le problème du rapport de colonisateur à colonisé… La culture du colonisé ‎existe, nous sommes obligés de la comprendre, même si nous voulons la remplacer… »‎ ‎. ‎

S’il redoutait les effets de la politique économique de Mustapha Kemal Ataturk sur les ‎intérêts étrangers, Massignon faisait par contre son éloge pour sa politique culturelle qui ‎consistait en la désarabisation et la désislamisation de la Turquie, notamment par l’adoption ‎de l’alphabet latin. Il espérait que l’Egypte se lancerait à son tour dans le remplacement de ‎l’arabe par les caractères latin, écrivant : « Centre mondial du livre arabe, l’Egypte pourrait ‎être le point de rayonnement d’où la réforme alphabétique se diffuserait dans tout le monde ‎arabe. »‎ ‎ ‎

Si dans les pays musulmans l’idée n’a aucune valeur, de même que ses porteurs, dans les ‎pays de haute civilisation les hommes d’idées, de pensée sont non seulement entourés ‎d’égards, mais leurs dirigeants sollicitent leurs services, surtout en période de crise.

Sans ‎remonter à l’Algérien Fronton de Cirta qui fut l’éducateur de l’empereur Marc Aurèle, ou à ‎Aristote qui enseigna Alexandre le Grand, on peut citer Toynbee qui était à l’origine ‎professeur d’histoire grecque et byzantine à l’université de Londres. Ses écrits et sa pensée ‎lui ont donné un prestige tel que le gouvernement britannique l’a employé au cours des deux ‎guerres mondiales. Il a fait partie de la délégation britannique aux conférences de la Paix à ‎Paris et a été nommé directeur de l’Institut Royal des Affaires Internationales. ‎

Après les attentats de septembre 2001 contre les Etats-Unis, un spécialiste du monde ‎musulman d’origine britannique, Bernard Lewis, était consulté par les plus hautes autorités ‎américaines. Kissinger, Brezinski, Huntington, Condoleeza Rice et beaucoup d’autres ‎‎« conseillers du prince » sont venus du monde des idées, de la pensée, de l’université, et non ‎des écoles militaires ou des services de renseignement. ‎

Louis Massignon, lui, était à cheval entre le renseignement et l’idée. L’idée est supérieure à ‎la force, aux armes, au renseignement, et on a vu dans l’actualité récente combien de fois ‎ceux-ci ont été pris au dépourvu ou neutralisés par l’ « idée ». Qu’elle soit juste ou fausse, ‎bonne ou mauvaise, est une autre histoire. ‎

En raison des dispositions psychosociales particulières du monde musulman, la notion du ‎bien et du mal est personnifiée par deux personnages : l’un, paré de tous les atours du bien ‎et disant par conséquent toujours la « vérité », même quand il se trompe, et l’autre, paré de ‎tous les traits du mal et accusé toujours de dire un « mensonge », même quand il dit la ‎vérité.‎

On peut représenter ces deux personnages, écrit Bennabi, sous la forme de deux entités ‎familières aux musulmans : l’ange et le diable : « Supposons que le Diable nous affirme que ‎deux et deux font quatre. Immédiatement, notre automatisme moral nous fait dire : c’est ‎faux ! Si maintenant l’Ange nous affirme que deux et deux font trois et demi, le même ‎automatisme nous fera dire : c’est juste ! » Conclusion :

« Nous ne formons pas nos ‎jugements d’après des raisonnements spécifiques, nous les recevons tout faits par autrui : ‎nous refusons seulement ses jugements s’il est paré, à nos yeux, des traits du Mal, et nous ‎les acceptons s’il est paré des atours du Bien ». Cet autrui « peut être un zaïm, un cheikh, ‎comme ça pouvait être naguère un marabout. » ‎

Et Bennabi de s’interroger : « Jusqu’à quand durera cette situation ? Il ne faut pas se risquer ‎dans des prophéties qui sont le plus souvent démenties par les évènements. Il ne s’agit pas ‎donc de prédire des évènements qui mettront fin à cette situation. Il faut plutôt ramener ‎celle-ci à sa cause psychosociologique et dire qu’elle cessera quand sa cause disparaîtra ‎dans la mentalité des Arabes et des Musulmans. Lorsque ces derniers ne réagiront plus aux ‎entreprises du colonialisme avec leur épiderme (comme l’âne) mais avec leurs cerveaux, ‎avec leur raison, lui soumettant directement les problèmes à résoudre, au lieu de recevoir, à ‎leur sujet, des jugements tout faits, quitte à les refuser si le colonialisme a chargé un ‎‎« chaïtan » de nous les dire ou de les accepter, même s’ils sont faux, si le colonialisme a ‎chargé quelque ange de sa fabrication de nous les révéler. Quand il en sera ainsi, le ‎problème sera résolu. Mais jusque-là nous sommes condamnés à former nos jugements ‎dans un univers plat à deux dimensions, la dimension des choses et celle des personnes. Et ‎de ce fait, il manque à nos jugements la dimension des idées qui est la seule qui leur donne ‎de la profondeur, en nous faisant sentir la profondeur de la réalité. Dans tous les domaines ‎nos jugements s’accrochent aux choses et aux personnes et nous croyons pouvoir résoudre ‎nos problèmes sans recourir aux idées dont ils dépendent. Surtout dans le domaine politique, ‎le règne des choses et des personnes est tyrannique sur notre comportement quand nous ‎croyons notre salut venir d’un tas de choses (le fusil, l’avion, etc.) ou de la personne du ‎‎« zaïm » qui bouche précisément l’accès de notre conscience aux idées par une sorte ‎d’instinct inné dont Socrate a révélé l’existence chez ceux qu’il nomme les « idéophobes ».

Le dernier chapitre de « La lutte idéologique » s’intitule « La vie des idées et leur valeur ‎mathématique ». Cette valeur peut modifier ou neutraliser la fonction d’une idée dont on a ‎modifié la valeur par excès ou par défaut selon les besoins de cette lutte. ‎

Bennabi écrit : « Cette mathématique des idées se fonde d’une part sur la valeur intrinsèque ‎de l’idée, et sur les règles de la réflexologie pavlovienne. Une idée I a une valeur donnée, ‎par exemple K. Cette hypothèse peut s’écrire comme en algèbre : I=K. Cette relation ‎exprime la valeur mathématique de l’idée. Mais si en mathématique une valeur numérique ‎peut s’accroître par addition, une valeur idéologique décroît en général dès qu’on lui ajoute ‎même un terme positif T. Par exemple si on ajoute ce terme à la relation précédente on a : ‎I’ =K+T. On a l’impression qu’on a augmenté la valeur mathématique de I puisqu’on lui a ‎ajouté un terme positif. Pourtant, rien n’est moins certain : le terme T peut parfaitement ‎diminuer et non augmenter sa valeur en tant qu’idée. Pour s’en rendre compte, prenons un ‎cas concret très simple : Idée = l’eau. Ajoutons-lui un terme même positif : Idée nouvelle = ‎l’eau fraîche. Or la valeur de l’ « eau » en tant qu’expression mathématique d’une idée est ‎plus importante que celle de « l’eau fraîche » puisqu’elle est plus générale. Même si ‎l’exemple est trop simpliste, il éclaire néanmoins que la valeur d’une idée peut diminuer ‎même par addition d’un terme positif. Si la démonstration est vraie pour un terme positif, ‎elle l’est a fortiori pour un terme négatif ». ‎

Que peut vouloir dire « trahison » dans la bouche de Bennabi ? Bien sûr, d’abord ce que ce ‎mot signifie au premier degré dans toutes les langues : passage à l’ennemi, intelligence avec ‎l’ennemi, subornation par l’ennemi… Mais ce n’est pas tellement cette définition qu’il a à ‎l’esprit. Par-delà cette acception, il possède en propre des paramètres qui sont le plus ‎souvent de nature intellectuelle et morale pour juger des comportements et des attitudes ‎dans le droit fil des révolutionnaires purs et durs comme Saint-Just ou Robespierre qui ‎déclarait dans un discours : « Ce n’est pas une contre-révolution que je crains ; ce sont les ‎progrès des faux principes, de l’idolâtrie et la perte de l’esprit public… L’espèce de trahison ‎que nous avons à redouter n’avertit point la vigilance publique, elle prolonge le sommeil du ‎peuple jusqu’au moment où on l’enchaîne. »‎ ‎ ‎

A ce titre, est trahison pour lui tout ce qui déroge aux principes, au sacré, à la logique. Son ‎ennemi, c’est d’abord l’ignorance et l’inculture, sources de toutes les trahisons et de tous les ‎‎« riens » dont les dommages ne sont pas moins importants que ceux que peut provoquer une ‎invasion étrangère ou une trahison à grande échelle :

« Quand une politique a ses mobiles ‎dans une conscience, dans une raison, dans un cœur, en un mot, dans les « idées », il est ‎difficile de la dévier… Si on analysait les évènements de la dernière décennie dans les pays ‎musulmans, on se rendrait bien vite compte que ce ne sont pas les traîtres ordinaires qui ‎conduisent les nations aux grandes catastrophes, mais des hommes honorés, portés sur le ‎pavois, des hommes qui ont reçu le baptême des « héros » sur l’autel de leur Patrie ». Il est ‎difficile d’empêcher des noms de « grands leaders » arabes de se présenter à l’esprit à la ‎lecture de ces lignes. ‎
Mais il est une autre définition qu’il donne dans « Naissance d’une société » : « Il y a deux ‎sortes de trahison d’une société, celle qui détruit son esprit et celle qui détruit ses moyens. ‎L’une crée le vide social en détruisant les principes, l’éthos, l’ « éon » qui maintiennent la ‎tension nécessaire à la société pour poursuivre son action concertée dans l’histoire. L’autre ‎créé le vide en orientant toutes les facultés créatrices et toutes les vertus morales d’une ‎société hors du monde des réalités et des phénomènes. L’une ignore les exigences du Ciel, ‎l’autre ignore les exigences de la Terre. Les deux trahisons aboutissent par des voies ‎différentes et parfois opposées au même résultat : le vide social où s’engouffrent l’esprit et ‎les moyens d’une civilisation ».‎

Le 10 février 1973 à 9h 45, Bennabi commence la rédaction d’une préface à un projet de ‎livre intitulé « Le pipe-line de la trahison ou le biberon qui allaite les traîtres » dont on ne ‎connaît pas le sort. L’a-t-il écrit ? A-t-il disparu comme d’autres documents ?

Ce qu’on y lit est hallucinant : « J’ai franchi le seuil de ma 68ème année… J’ai donc franchi la ‎ligne des chances de vie que la statistique accorde à un homme même dans un pays ‎développé. Je dois donc normalement m’attendre à mourir un jour ou l’autre. Cette ‎perspective ne me fait ni chaud ni froid. Sauf quand je pense à mes filles, trop jeunes encore ‎pour se passer de leur père, ou bien quand je pense à mon œuvre que je laisserai inachevée ‎à cause des traîtres qui, depuis que j’ai mis définitivement le pied dans le monde arabo-‎musulman au Caire en 1956, m’ont enlevé tout moyen de travail, y compris le sommeil. ‎Naturellement, je connaissais déjà les traîtres et les traîtrillons d’Algérie et du Maghreb ‎depuis mes années d’études à Paris. Mais j’ignorais encore l’échelle de la trahison, sa ‎nature, sa topographie et sa psychologie dans la société arabe et musulmane, surtout dans ‎sa classe intellectuelle et parmi ses hommes politiques… Je vois comme un pipe-line réunir ‎les capitales arabes… Ce pipe-line est une sorte de biberon où Tel-Aviv, Paris et Washington ‎mettent la ration quotidienne qui nourrit la trahison… J’ai eu affaire à toute cette franc-‎maçonnerie de la trahison, sur toute la longueur du pipe-line ou presque. Et je sais ce que je ‎lui dois, même en ce moment, alors que mon horizon est bouché, que mes filles sont ‎menacées même de perdre leur toit…‎ ‎ Alors, ce serait injuste, n’est-ce pas, si je dois laisser ‎mon œuvre inachevée, que je ne puisse pas au moins, avant de quitter cette terre, dire ‎quelque chose, même de très succinct, sur ces frères de lait qui font le même travail, ‎remplissent les mêmes missions de Tanger à Djakarta pour la gloire d’Israël… Aujourd’hui, ‎alors que toute l’histoire musulmane est un tissu de trahisons, personne n’a encore songé à ‎consacrer un livre aux traîtres. Ce serait injuste de laisser un pareil trou dans nos lettres et ‎dans mon œuvre, une œuvre dont l’auteur se targue, à juste raison, d’avoir été le seul qui ait ‎consacré un livre à la lutte idéologique. Il faut bien, me semble-t-il, combler cette lacune ‎avec quelque chose qui, d’une part, soit digne de cette œuvre et, de l’autre, comme ‎l’anathème contre les tristes héros dont même les sinistres journées de juin 1967 et celle du ‎Bangladesh n’ont pas ébranlé le pouvoir dans le monde musulman… Dans les terribles ‎conditions où je travaille, alors que je risque même l’expulsion de mon logement au moindre ‎ordre d’une ambassade étrangère, mon entreprise peut s’arrêter à cette simple préface. ‎Dans ce cas, quelqu’un l’achèvera peut-être un jour en s’aidant de mes Carnets et de mes ‎manuscrits ». ‎

NOTES :‎
‎ Dans l’une des conférences qu’il a données en mai 1973 à Batna et dont la transcription figure dans ses archives, Bennabi a ‎déclaré, se référant à ce livre : « Je crois avoir été le premier à utiliser la notion de « lutte idéologique » il y a quinze ans ». ‎
‎ ‎
‎2 La loi américaine dite « Patriot Act » a institué le droit pour les services de sécurité de recueillir auprès des bibliothèques toute ‎information sur les lectures de n’importe quelle personne. ‎

‎3 Bennabi commente cet acte de piratage en ces termes : « Ils ne veulent pas laisser les idées sous un même nom, il faut les ‎disperser. C’est là une méthode de dépréciation. Ce Chaâban Barakat a organisé le méfait avec l’aide des Editions du Seuil… ‎Et c’est cette édition qui circule en Algérie, et ce jusqu’à présent » (mai 1973).‎

‎4 Devenu Mohamed Asad, auteur de « Le chemin de la Mecque » et de « L’islam à la croisée des chemins ». C’est lui qui aurait ‎écrit que « Bennabi est un auteur français qui s’est converti à l’islam et a passionnément défendu l’islam. » ‎
‎ ‎
‎5 Haïdar Bammate est l’auteur de « Visages de l’islam », paru en 1946 et réédité en Algérie en 1991 (Ed. ENA) avec une ‎préface de Ahmed Taleb Ibrahimi. Bennabi dit à son sujet dans l’une de ses dernières interventions publiques (conférence à ‎l’ENAC de Batna le 14 mai 1973)‎‏ ‏‎: « J’ai eu l’occasion de le connaître à l’Institut islamique de Paris. Il m’a envoyé son livre et ‎a eu la maladresse de mettre sur la couverture et entre parenthèses son ancien nom : Georges Rivoire… » Bennabi pense qu’il ‎était au « service des Anglais ». ‎

‎6 Cité in Henri Costand : « Le secret des Dieux ».‎

‎7 Cf. « L’Occident devant l’Orient », « Opera minora » tome 1, Ed. PUF, Paris-Beyrouth 1962. ‎

‎8 C’est exactement ce qu’entend Bennabi par lutte idéologique.‎

‎9 Ibid.‎

‎10 Cf. « Œuvres de Maximilien Robespierre : Discours 1791-1792 », T.8, Ed. PUF, Paris 1953. ‎

‎11 La veuve de Bennabi n’est arrivée à régulariser la situation de son logement qu’une dizaine d’années après la mort de ‎Bennabi.‎
‎ ‎

Le soir d’Algérie du 16 novembre 2015‎
Oumma.com du 12 mars 2016

You may also like

Leave a Comment