Commencé en juin 1957, juste après la parution de « SOS Algérie », ce livre est achevé en septembre 1957 mais n’est publié qu’en juillet 1960. Un moment, Bennabi avait pensé lui donner le titre de « Mémoires d’un combattant du front idéologique ».
Il se compose d’un avant-propos, de six chapitres et d’une conclusion. Les titres des chapitres sont : généralités sur la lutte idéologique, dans l’arène du combat, un autre montage du miroir de renoncement, autres expressions de la lutte idéologique, à propos d’un livre, et la vie des idées et leur valeur mathématique.
La lutte idéologique, expression dont il est vraisemblablement l’inventeur , est une stratégie de domination par d’autres moyens que les armes. Elle a pour but de désarmer et d’affaiblir l’adversaire en agissant sur ses idées et ses motivations par la réduction de leur efficacité et, quand il s’agit d’un individu qui produit des idées, de chercher à l’isoler de son milieu social.
En mai 1973, Bennabi donne à Batna sa dernière série de conférences publiques qui porte précisément sur ce thème. Il présente les idées comme étant « des armes invisibles, encore plus invisibles que les rayons invisibles. En manipulant d’une certaine manière un certain nombre d’idées, on peut réaliser des buts que la force physique ne peut réaliser » et ajoute:
« Le colonialisme ne peut maintenir dans nos pays la situation sous-développée qu’en nous maintenant nous-mêmes dans un univers privé d’idées ; et, au contraire, nous ne pouvons nous débarrasser de notre sous-développement qu’en nous débarrassant des sous-idées qui constituent l’univers idéologique que nous avons hérité des siècles de décadence ».
Le géopoliticien qu’on a découvert dans « L’Afro-asiatisme » veut lever dans cet ouvrage le voile sur le rôle obscur joué par la lutte idéologique dans la guerre froide et pour le maintien du colonialisme dans les pays arabo-musulmans. Pour lui, le colonialisme ou l’impérialisme planifie sa politique dans des centres d’études, des écoles, des universités, des « think tank » spécialisés.
Leur intérêt est de répandre le plus possible d’idées fausses dans le monde musulman et le moins possible d’idées justes. Ils s’emploient à mettre au point des procédés pour tuer les idées justes et promouvoir les idées fausses (marxisme, baâthisme, négritude, laïcisme…) :
« Il existe un contrôle international de la circulation des armes et munitions, mais on ignore généralement qu’il existe aussi un contrôle sur la circulation des idées. On ne sait pas qu’il existe de par le monde des observatoires spécialisés qui suivent attentivement le mouvement des idées, notant leur apparition, leur trajectoire, leur réflexion, leur réfraction dans des milieux divers. Exactement comme il existe des observatoires astronomiques qui étudient le mouvement des astres. »
Etant donné le rôle crucial que jouent les idées dans la vie sociale, économique et politique, elles sont toutes désignées pour être l’objet d’une lutte idéologique :
« Quand nous ignorons la valeur d’une chose, cela ne veut pas dire que tout le monde l’ignore. Par exemple, des générations de nos coreligionnaires ont vécu en Irak à proximité des nappes de pétrole affleurant du sol. Ces générations ont ignoré la richesse qui s’étalait sous leurs yeux, jusqu’au moment où un aventurier arménien sans le sou s’en aperçut et fit la plus grande opération de l’époque en cédant à une société anglaise des droits qu’il n’avait pas mais que l’ignorance des musulmans lui a permis d’acquérir pour une bouchée de pain. Il en va de même pour la valeur sociale de l’idée. Nous pouvons l’ignorer et nous l’ignorons effectivement, mais le colonialisme ne l’ignore pas et il a disposé dans le monde tout un dispositif d’observatoires chargés uniquement de contrôler la circulation des idées. Et l’on comprend que tout ce qui circule comme idées dans le monde musulman l’intéresse tout particulièrement autant, sinon plus, que le pétrole… La société musulmane est pauvre en idées, alors que c’est la seule richesse qui compte. Elle est désormais, idéologiquement, à l’heure même où tous les conflits dans le monde doivent se régler non plus par les armes, mais par les idées. »
On peut voir aussi dans « La lutte idéologique en pays colonisés » le prolongement de l’autobiographie de Bennabi. C’est la théorisation de sa propre expérience dont il veut tirer les lois d’une discipline nouvelle, la « lutte idéologique, cette lutte âpre, sourde, souterraine qui ne se passe jamais au grand jour ».
Dans ses « Mémoires », il a présenté cette guerre sournoise à partir de sa position de victime. Dans ce livre, il se place dans le rôle du « psychological-service » pour montrer les méthodes que ce dernier applique : comment empêcher une idée de parvenir à la société, dresser contre elle des réflexes pavloviens, isoler l’idée de l’action politique « de sorte que l’une demeure stérile et l’autre aveugle »…
Il revient sur les pressions de la police française sur lui depuis le début de ses études supérieures à Paris (1930), sur l’attitude à son égard des partis politiques algériens et des Oulamas durant la période coloniale, sur le tir de barrage subi par son livre « Les conditions de la renaissance » à sa parution en 1949…
Voici quelques exemples :
1) En 1931, il donne une conférence au siège de l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord à Paris ayant pour sujet « Pourquoi nous sommes musulmans ». Quelques jours plus tard il reçoit la visite d’un inspecteur de police puis une invitation de Louis Massignon. L’échange se passe mal avec ce dernier. Un mois plus tard, son père qui subvient à ses besoins en lui envoyant de l’argent de Tébessa où il est employé à la mairie, l’informe qu’il vient d’être renvoyé et que le Maire lui a conseillé d’entrer en contact avec Louis Massignon. Plus jamais son père ne travaillera jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. Bennabi non plus ne trouvera pas de travail où qu’il aille en chercher en Algérie ou en France avant son retour en Algérie en 1963.
2) A son arrivée au Caire en 1956, il se présente au ministère de l’orientation pour proposer la publication de « L’Afro-asiatisme ». Le préposé qui le reçoit lui apprend que le représentant du journal « Le Monde » au Caire était passé quelques jours plus tôt avec la même proposition, c’est-à-dire faire état de « la disponibilité d’un philosophe français à publier un livre sur les conclusions de Bandoeng » où serait défendue la thèse d’une civilisation afro-asiatique incluant un apport occidental.
3) La même année, « Vocation de l’islam » est traduit en arabe et édité au Liban sous le nom d’un professeur d’université de Saida, Chaâban Barakat .
4) Dans l’introduction d’un livre paru au Liban en 1957 où ont été regroupés les articles du « Lien indissoluble » (la revue éditée à Paris par Al-Afghani et Abdou en 1883), le nom de Bennabi est cité comme celui d’un « écrivain français converti à l’islam », entre ceux de Léopold Weiss et de Georges Rivoire . C’est un célèbre homme de lettres égyptien, Taha Abdelbaki Sourour, qui signe l’introduction où il écrit, l’âme en paix : « L’auteur français Malek Bennabi qui a vécu en Afrique du Nord et s’y est adapté au genre de vie des gens qu’il a aimés, s’est converti à l’islam auquel il s’est consacré, subissant de grands ennuis de ce fait. »
Pour Bennabi ces faits ne relèvent pas du hasard, mais d’une volonté délibérée de brouiller son image au moment où son œuvre commence à se répandre dans le monde arabe.
Ayant lui-même été au centre de cette lutte, il a appris à en tenir compte parfois jusqu’à l’obsession. Le combat de l’ombre qu’il a mené contre l’administration coloniale et Massignon entre 1931 et 1956 a forgé en lui une conscience méfiante : le monde, la vie, l’histoire, les faits, ont deux visages, deux dimensions, deux significations : l’une visible, apparente, officielle, l’autre invisible, immatérielle, occulte. Pour lui, rien n’est fortuit dans la vie des nations et des hommes, tout est calculé, voulu, provoqué.
Le hasard et les coïncidences, il n’y croit presque pas et écrit : « Tout détail faisant partie de la vie et du mouvement des idées fait partie nécessairement d’une chaîne, d’un ensemble d’éléments qui fixent dialectiquement sa signification et sa portée, comme la conséquence d’un élément qui le précède et la prémisse d’un élément qui le suit. On ne peut les séparer que si l’on est atteint d’atomisme ». Balzac ne disait pas autre chose : « Il y a deux histoires : l’histoire officielle, menteuse, qu’on enseigne ad usum delphini, puis l’histoire secrète où sont les véritables causes des évènements, une histoire honteuse. »
Pourtant, lorsqu’on examine l’œuvre de Bennabi, la sérénité et la logique interne qui les caractérisent ne laissent pas supposer que l’homme a été l’objet du moindre tracas. Être à contre-courant des idées de son temps et des mentalités de son milieu est déjà en soi une grande cause de stress.
Beaucoup de penseurs ont eu une vie difficile au plan moral et matériel : Al-Kawakibi a vécu presque en clandestin avant de mourir empoisonné ; Marx serait peut-être mort de faim ou de maladie si Engels ne l’avait matériellement assisté ; Nietzsche a fini son existence dans l’errance ; Ibn Khaldoun a été emprisonné pendant deux ans ; Platon a connu la condition d’esclave ; Socrate a été condamné à boire du poison ; Confucius est mort désespéré… Et combien d’autres ont été raillés, maltraités, emprisonnés ou tués ?
Ces hommes singuliers qui ont fait avancer la philosophie, le savoir ou la liberté, ont tous eu une vie pénible et ingrate. Ils étaient voués à souffrir du fait même du décalage qui les séparait de la masse, des élites conformistes et du pouvoir. Que dire de ceux qui ont vécu sous une occupation ou de ceux qui ont été accusés de « germanophilie », de « négationnisme », d’« antisémitisme » ou de « complomania » ?
L’orientaliste français Louis Massignon était au siècle dernier l’un des maîtres de la lutte idéologique dans les pays d’Orient. Très tôt il a repéré l’activisme de Bennabi à l’époque où celui-ci étudiait à Paris et militait au sein de l’UGEMNA, et dressé sur son chemin toutes les difficultés possibles pour contrarier sa carrière et son influence sur ses compatriotes.
Assumant ouvertement ce rôle, Massignon évoque dans un de ses écrits un intellectuel syrien, le Dr. Omar Farrukh, professeur à l’université américaine de Beyrouth qui, dans l’un de ses livres, a posé la question (à propos de Massignon) : « Pourquoi cet orientaliste, historien de la mystique, s’est-il mis à s’occuper de « politique » ? »
L’orientaliste français lui répond avec un cynisme renversant : « C’est, en effet, une position mystique que j’ai transposée dans le domaine de l’étude des phénomènes politiques… On peut m’objecter : qu’avez-vous constaté de « psychique » et de « mystique » dans la crise du pétrole en Orient ? J’ai contribué à aider le colonialisme sur le plan intellectuel… Tant que mon pays maintiendra la primauté du culturel, je m’intéresserai activement à de telles demandes. Non pas par nationalisme secret, pour développer une influence politique périmée, par « expansion » de l’Occident, économiquement amorale mais parce que je défends l’honneur de nos pères contre mes frères : la vocation internationale suprême de la France… »
Ils sont rares les textes où Massignon livre quelque chose de sa pensée réelle. Dans celui-là, il confesse : « On ne peut pas immédiatement savoir ce que pense l’adversaire, ou tout au moins celui que la colonisation met devant nous en position d’adversaire. Le phénomène de la colonisation ne se limite pas aux pays qui s’appellent officiellement « colonies ». C’est un phénomène complémentaire de la lutte des classes et superposé à la lutte de classes. On ne peut le réduire à une telle lutte, comme la théorie marxiste essaie de le faire. Dans les pays arabes, il est particulièrement frappant de voir qu’en plus de la question de la lutte des classes, il y a le problème du rapport de colonisateur à colonisé… La culture du colonisé existe, nous sommes obligés de la comprendre, même si nous voulons la remplacer… » .
S’il redoutait les effets de la politique économique de Mustapha Kemal Ataturk sur les intérêts étrangers, Massignon faisait par contre son éloge pour sa politique culturelle qui consistait en la désarabisation et la désislamisation de la Turquie, notamment par l’adoption de l’alphabet latin. Il espérait que l’Egypte se lancerait à son tour dans le remplacement de l’arabe par les caractères latin, écrivant : « Centre mondial du livre arabe, l’Egypte pourrait être le point de rayonnement d’où la réforme alphabétique se diffuserait dans tout le monde arabe. »
Si dans les pays musulmans l’idée n’a aucune valeur, de même que ses porteurs, dans les pays de haute civilisation les hommes d’idées, de pensée sont non seulement entourés d’égards, mais leurs dirigeants sollicitent leurs services, surtout en période de crise.
Sans remonter à l’Algérien Fronton de Cirta qui fut l’éducateur de l’empereur Marc Aurèle, ou à Aristote qui enseigna Alexandre le Grand, on peut citer Toynbee qui était à l’origine professeur d’histoire grecque et byzantine à l’université de Londres. Ses écrits et sa pensée lui ont donné un prestige tel que le gouvernement britannique l’a employé au cours des deux guerres mondiales. Il a fait partie de la délégation britannique aux conférences de la Paix à Paris et a été nommé directeur de l’Institut Royal des Affaires Internationales.
Après les attentats de septembre 2001 contre les Etats-Unis, un spécialiste du monde musulman d’origine britannique, Bernard Lewis, était consulté par les plus hautes autorités américaines. Kissinger, Brezinski, Huntington, Condoleeza Rice et beaucoup d’autres « conseillers du prince » sont venus du monde des idées, de la pensée, de l’université, et non des écoles militaires ou des services de renseignement.
Louis Massignon, lui, était à cheval entre le renseignement et l’idée. L’idée est supérieure à la force, aux armes, au renseignement, et on a vu dans l’actualité récente combien de fois ceux-ci ont été pris au dépourvu ou neutralisés par l’ « idée ». Qu’elle soit juste ou fausse, bonne ou mauvaise, est une autre histoire.
En raison des dispositions psychosociales particulières du monde musulman, la notion du bien et du mal est personnifiée par deux personnages : l’un, paré de tous les atours du bien et disant par conséquent toujours la « vérité », même quand il se trompe, et l’autre, paré de tous les traits du mal et accusé toujours de dire un « mensonge », même quand il dit la vérité.
On peut représenter ces deux personnages, écrit Bennabi, sous la forme de deux entités familières aux musulmans : l’ange et le diable : « Supposons que le Diable nous affirme que deux et deux font quatre. Immédiatement, notre automatisme moral nous fait dire : c’est faux ! Si maintenant l’Ange nous affirme que deux et deux font trois et demi, le même automatisme nous fera dire : c’est juste ! » Conclusion :
« Nous ne formons pas nos jugements d’après des raisonnements spécifiques, nous les recevons tout faits par autrui : nous refusons seulement ses jugements s’il est paré, à nos yeux, des traits du Mal, et nous les acceptons s’il est paré des atours du Bien ». Cet autrui « peut être un zaïm, un cheikh, comme ça pouvait être naguère un marabout. »
Et Bennabi de s’interroger : « Jusqu’à quand durera cette situation ? Il ne faut pas se risquer dans des prophéties qui sont le plus souvent démenties par les évènements. Il ne s’agit pas donc de prédire des évènements qui mettront fin à cette situation. Il faut plutôt ramener celle-ci à sa cause psychosociologique et dire qu’elle cessera quand sa cause disparaîtra dans la mentalité des Arabes et des Musulmans. Lorsque ces derniers ne réagiront plus aux entreprises du colonialisme avec leur épiderme (comme l’âne) mais avec leurs cerveaux, avec leur raison, lui soumettant directement les problèmes à résoudre, au lieu de recevoir, à leur sujet, des jugements tout faits, quitte à les refuser si le colonialisme a chargé un « chaïtan » de nous les dire ou de les accepter, même s’ils sont faux, si le colonialisme a chargé quelque ange de sa fabrication de nous les révéler. Quand il en sera ainsi, le problème sera résolu. Mais jusque-là nous sommes condamnés à former nos jugements dans un univers plat à deux dimensions, la dimension des choses et celle des personnes. Et de ce fait, il manque à nos jugements la dimension des idées qui est la seule qui leur donne de la profondeur, en nous faisant sentir la profondeur de la réalité. Dans tous les domaines nos jugements s’accrochent aux choses et aux personnes et nous croyons pouvoir résoudre nos problèmes sans recourir aux idées dont ils dépendent. Surtout dans le domaine politique, le règne des choses et des personnes est tyrannique sur notre comportement quand nous croyons notre salut venir d’un tas de choses (le fusil, l’avion, etc.) ou de la personne du « zaïm » qui bouche précisément l’accès de notre conscience aux idées par une sorte d’instinct inné dont Socrate a révélé l’existence chez ceux qu’il nomme les « idéophobes ».
Le dernier chapitre de « La lutte idéologique » s’intitule « La vie des idées et leur valeur mathématique ». Cette valeur peut modifier ou neutraliser la fonction d’une idée dont on a modifié la valeur par excès ou par défaut selon les besoins de cette lutte.
Bennabi écrit : « Cette mathématique des idées se fonde d’une part sur la valeur intrinsèque de l’idée, et sur les règles de la réflexologie pavlovienne. Une idée I a une valeur donnée, par exemple K. Cette hypothèse peut s’écrire comme en algèbre : I=K. Cette relation exprime la valeur mathématique de l’idée. Mais si en mathématique une valeur numérique peut s’accroître par addition, une valeur idéologique décroît en général dès qu’on lui ajoute même un terme positif T. Par exemple si on ajoute ce terme à la relation précédente on a : I’ =K+T. On a l’impression qu’on a augmenté la valeur mathématique de I puisqu’on lui a ajouté un terme positif. Pourtant, rien n’est moins certain : le terme T peut parfaitement diminuer et non augmenter sa valeur en tant qu’idée. Pour s’en rendre compte, prenons un cas concret très simple : Idée = l’eau. Ajoutons-lui un terme même positif : Idée nouvelle = l’eau fraîche. Or la valeur de l’ « eau » en tant qu’expression mathématique d’une idée est plus importante que celle de « l’eau fraîche » puisqu’elle est plus générale. Même si l’exemple est trop simpliste, il éclaire néanmoins que la valeur d’une idée peut diminuer même par addition d’un terme positif. Si la démonstration est vraie pour un terme positif, elle l’est a fortiori pour un terme négatif ».
Que peut vouloir dire « trahison » dans la bouche de Bennabi ? Bien sûr, d’abord ce que ce mot signifie au premier degré dans toutes les langues : passage à l’ennemi, intelligence avec l’ennemi, subornation par l’ennemi… Mais ce n’est pas tellement cette définition qu’il a à l’esprit. Par-delà cette acception, il possède en propre des paramètres qui sont le plus souvent de nature intellectuelle et morale pour juger des comportements et des attitudes dans le droit fil des révolutionnaires purs et durs comme Saint-Just ou Robespierre qui déclarait dans un discours : « Ce n’est pas une contre-révolution que je crains ; ce sont les progrès des faux principes, de l’idolâtrie et la perte de l’esprit public… L’espèce de trahison que nous avons à redouter n’avertit point la vigilance publique, elle prolonge le sommeil du peuple jusqu’au moment où on l’enchaîne. »
A ce titre, est trahison pour lui tout ce qui déroge aux principes, au sacré, à la logique. Son ennemi, c’est d’abord l’ignorance et l’inculture, sources de toutes les trahisons et de tous les « riens » dont les dommages ne sont pas moins importants que ceux que peut provoquer une invasion étrangère ou une trahison à grande échelle :
« Quand une politique a ses mobiles dans une conscience, dans une raison, dans un cœur, en un mot, dans les « idées », il est difficile de la dévier… Si on analysait les évènements de la dernière décennie dans les pays musulmans, on se rendrait bien vite compte que ce ne sont pas les traîtres ordinaires qui conduisent les nations aux grandes catastrophes, mais des hommes honorés, portés sur le pavois, des hommes qui ont reçu le baptême des « héros » sur l’autel de leur Patrie ». Il est difficile d’empêcher des noms de « grands leaders » arabes de se présenter à l’esprit à la lecture de ces lignes.
Mais il est une autre définition qu’il donne dans « Naissance d’une société » : « Il y a deux sortes de trahison d’une société, celle qui détruit son esprit et celle qui détruit ses moyens. L’une crée le vide social en détruisant les principes, l’éthos, l’ « éon » qui maintiennent la tension nécessaire à la société pour poursuivre son action concertée dans l’histoire. L’autre créé le vide en orientant toutes les facultés créatrices et toutes les vertus morales d’une société hors du monde des réalités et des phénomènes. L’une ignore les exigences du Ciel, l’autre ignore les exigences de la Terre. Les deux trahisons aboutissent par des voies différentes et parfois opposées au même résultat : le vide social où s’engouffrent l’esprit et les moyens d’une civilisation ».
Le 10 février 1973 à 9h 45, Bennabi commence la rédaction d’une préface à un projet de livre intitulé « Le pipe-line de la trahison ou le biberon qui allaite les traîtres » dont on ne connaît pas le sort. L’a-t-il écrit ? A-t-il disparu comme d’autres documents ?
Ce qu’on y lit est hallucinant : « J’ai franchi le seuil de ma 68ème année… J’ai donc franchi la ligne des chances de vie que la statistique accorde à un homme même dans un pays développé. Je dois donc normalement m’attendre à mourir un jour ou l’autre. Cette perspective ne me fait ni chaud ni froid. Sauf quand je pense à mes filles, trop jeunes encore pour se passer de leur père, ou bien quand je pense à mon œuvre que je laisserai inachevée à cause des traîtres qui, depuis que j’ai mis définitivement le pied dans le monde arabo-musulman au Caire en 1956, m’ont enlevé tout moyen de travail, y compris le sommeil. Naturellement, je connaissais déjà les traîtres et les traîtrillons d’Algérie et du Maghreb depuis mes années d’études à Paris. Mais j’ignorais encore l’échelle de la trahison, sa nature, sa topographie et sa psychologie dans la société arabe et musulmane, surtout dans sa classe intellectuelle et parmi ses hommes politiques… Je vois comme un pipe-line réunir les capitales arabes… Ce pipe-line est une sorte de biberon où Tel-Aviv, Paris et Washington mettent la ration quotidienne qui nourrit la trahison… J’ai eu affaire à toute cette franc-maçonnerie de la trahison, sur toute la longueur du pipe-line ou presque. Et je sais ce que je lui dois, même en ce moment, alors que mon horizon est bouché, que mes filles sont menacées même de perdre leur toit… Alors, ce serait injuste, n’est-ce pas, si je dois laisser mon œuvre inachevée, que je ne puisse pas au moins, avant de quitter cette terre, dire quelque chose, même de très succinct, sur ces frères de lait qui font le même travail, remplissent les mêmes missions de Tanger à Djakarta pour la gloire d’Israël… Aujourd’hui, alors que toute l’histoire musulmane est un tissu de trahisons, personne n’a encore songé à consacrer un livre aux traîtres. Ce serait injuste de laisser un pareil trou dans nos lettres et dans mon œuvre, une œuvre dont l’auteur se targue, à juste raison, d’avoir été le seul qui ait consacré un livre à la lutte idéologique. Il faut bien, me semble-t-il, combler cette lacune avec quelque chose qui, d’une part, soit digne de cette œuvre et, de l’autre, comme l’anathème contre les tristes héros dont même les sinistres journées de juin 1967 et celle du Bangladesh n’ont pas ébranlé le pouvoir dans le monde musulman… Dans les terribles conditions où je travaille, alors que je risque même l’expulsion de mon logement au moindre ordre d’une ambassade étrangère, mon entreprise peut s’arrêter à cette simple préface. Dans ce cas, quelqu’un l’achèvera peut-être un jour en s’aidant de mes Carnets et de mes manuscrits ».
NOTES :
Dans l’une des conférences qu’il a données en mai 1973 à Batna et dont la transcription figure dans ses archives, Bennabi a déclaré, se référant à ce livre : « Je crois avoir été le premier à utiliser la notion de « lutte idéologique » il y a quinze ans ».
2 La loi américaine dite « Patriot Act » a institué le droit pour les services de sécurité de recueillir auprès des bibliothèques toute information sur les lectures de n’importe quelle personne.
3 Bennabi commente cet acte de piratage en ces termes : « Ils ne veulent pas laisser les idées sous un même nom, il faut les disperser. C’est là une méthode de dépréciation. Ce Chaâban Barakat a organisé le méfait avec l’aide des Editions du Seuil… Et c’est cette édition qui circule en Algérie, et ce jusqu’à présent » (mai 1973).
4 Devenu Mohamed Asad, auteur de « Le chemin de la Mecque » et de « L’islam à la croisée des chemins ». C’est lui qui aurait écrit que « Bennabi est un auteur français qui s’est converti à l’islam et a passionnément défendu l’islam. »
5 Haïdar Bammate est l’auteur de « Visages de l’islam », paru en 1946 et réédité en Algérie en 1991 (Ed. ENA) avec une préface de Ahmed Taleb Ibrahimi. Bennabi dit à son sujet dans l’une de ses dernières interventions publiques (conférence à l’ENAC de Batna le 14 mai 1973) : « J’ai eu l’occasion de le connaître à l’Institut islamique de Paris. Il m’a envoyé son livre et a eu la maladresse de mettre sur la couverture et entre parenthèses son ancien nom : Georges Rivoire… » Bennabi pense qu’il était au « service des Anglais ».
6 Cité in Henri Costand : « Le secret des Dieux ».
7 Cf. « L’Occident devant l’Orient », « Opera minora » tome 1, Ed. PUF, Paris-Beyrouth 1962.
8 C’est exactement ce qu’entend Bennabi par lutte idéologique.
9 Ibid.
10 Cf. « Œuvres de Maximilien Robespierre : Discours 1791-1792 », T.8, Ed. PUF, Paris 1953.
11 La veuve de Bennabi n’est arrivée à régulariser la situation de son logement qu’une dizaine d’années après la mort de Bennabi.
Le soir d’Algérie du 16 novembre 2015
Oumma.com du 12 mars 2016