LA POULE AUX ŒUFS D’OR

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Par réaction peut être aux empires que faisaient de toute chose les siècles dont il est le légataire universel, le vingtième siècle semble avoir placé son faîte dans la systématisation de l’aisé pour rendre qualitative la quantité. A l’austérité la facilité et à l’imposant le nombre. Une façon sans doute de féconder l’impuissance. Un Shakespeare, un Voltaire, un Hegel ou un Nietzsche représentent des précédents d’autorités restés uniques, et aucun produit de l’Occident contemporain n’a pu atteindre l’éclat qu’ils ont fixé dans les mémoires.

Abstraction faite de l’élément technico-scientifique et à une moindre échelle de comparaison, la lecture d’un ouvrage sans envergure particulière, d’une moyenne poésie ou d’un simple article de presse du siècle défunt nous donne  la mesure de la différence entre l’esprit, l’être et la chose de l’ère présente et ceux de l’ère écoulée. Au crépuscule de son âge le vieux siècle pointe vers les lointains espaces un triomphe tout matériel qu’il a remporté et dont il grise ses vieux jours pour oublier les autres lacunes.

A nous, témoins multiples que des revers de l’Histoire ont placés dans une position de passivité et de non-participation, position que nous vivons toujours, il est possible de suivre les fluctuations d’une pensée occidentale de laquelle nous persistons  à dépendre d’une manière ou d’une autre. Les auteurs de ‘’Analyse spectrale de l’Europe’’ et du ‘’Déclin de l’Occident’’ (1) ont fait la théorie de son éclipse et leurs conclusions visionnaires nous aident à arrêter nos idées sur le sujet. Nous continuons sans choir à recevoir les messages transmis dont on nous a fait acquérir le code. Ainsi lisons-nous quotidiennement la presse francophone (c’est généralement un des pôles importants de notre univers linguistique) et une bonne partie de ce qui se publie dans l’ancienne métropole. Nous lisons à loisir et formons notre jugement.

Si autrefois on écrivait le plus souvent pour la « gloire de l’Esprit », pour exalter un génie ou marquer son époque, la tendance à le faire en exploitant une situation ou quoi que ce soit d’approchant était rare et peu en vogue. On projetait sa dignité et ses scrupules sur ses œuvres. Aujourd’hui on tient peu compte de ces considérations et le plus souvent on pond de petits « chefs-d’œuvre » sur n’importe quel motif, en prenant le contre-pied d’une idée ou d’un parti pris, tout juste pour avoir son nom dans le lexique du petit Larousse et faire du même coup de bonnes affaires en matière de finances. On se débat comme on peut dans un monde impitoyable pour les sans audace !

Sous couvert de sociologie, d’ethnologie ou d’histoire, il est beaucoup de demi doués qui ont fait fortune. A l’issue d’un séjour de quelques semaines dans un pays d’Afrique (terrain favori), après un entretien qu’ils auront eu avec les responsables d’un pays aux prises avec ses problèmes, ou tout encore pour prononcer une estimation qui serait autorisée par un savoir infus, bon nombre de gens de plume s’attaquent sans vergogne à une série de volumes dans lesquels ils content leurs ‘’expériences’’ et qui finiront, sait-on jamais, par faire figure d’œuvres d’histoire : du moins c’est  leur espoir. Ils sont légion par les temps qui courent et jusqu’aux corps qu’on supposait inaptes à fournir des lumières aux besoins de l’intellect, l’entrain qu’on y met est maladif.

Karl Von Clausewitz, l’auteur de « De la guerre », était certes un militaire. Un général comme on n’en fait plus, double d’un expert de l’analyse politique et dont l’œuvre s’étudie encore dans les hautes académies militaires. Un autre produit de l’ancien siècle ! Le nôtre, quant a lui, toujours dans la même aire de civilisation et dans l’ordre militaire, a donné un pauvre Massu, ignare et arrogant qui,  de surcroît, a l’affront d’écrire ses prouesses en Algérie.

A peine sorti, son bouquin qui lui a valu une bonne campagne a trouvé vis-à-vis dans la réponse d’un autre militaire qui n’a pas fait lui la guerre d’Algérie et qui sermonne le « général » à coups de valeurs morales. Cette espèce de théoricien, de penseur, d’intellectuel, fait flopée et chacun dans son rayon (guerre d’Algérie, sociologie religieuse, ethnologie, Tiers-monde… ). Ils se font recevoir par  le numéro un d’un Etat, passent du bon temps aux frais de la princesse, bénéficient de tous  les honneurs et privilèges et, à leur retour, confectionnent un bouquin au tire criard, dans le style le plus louche et les règles de la mentalité indigéniste. Les machines tournent, les éditeurs publient, les milieux ponctuent et les commandes affluent. Tout pour maintenir au beau fixe le business et à qui mieux dans la course. La bonne recette fait des prospérités et tout le monde s’y met ; chacun selon des raisons propres et d’où le facteur pécuniaire n’est que rarement absent.

Ils sont, dit-on, l’élite de la classe des intellectuels « objectifs » et « progressistes », ils ont maintes amitiés dans les pays où ils s’adonnent aux « recherches » et sont même considérés comme de grands amis par ceux qui leur ouvrent les portes de la « recherche ». Exception faite d’une poignée, tout le reste n’est qu’aventuriers, obscurs oiseaux de proie  au verbe méprisant et à la plume hypocrite qui, à défaut ou par incapacité de réserver leur sagacité, culture ou talent à un labeur moins attaché aux histoires des autres et plus utile pour le propre honneur des générations dont ils ne tiennent pas (nous parlons des sommités culturelles des temps passés) vivotent sur le dos du monde en voie de développent.

Ceux-là sont connus et leurs agissements réputés. D’autres part et avec moins de danger il y a ceux dont la bourse n’est pas maigre et qui s’occupent surtout à sauver leurs arrières : se garantir une célébrité posthume. C’est le cas par exemple de Johnson qui, après une période tumultueuse passée sur un fauteuil présidentiel, travaille pour ses vieux jours une fois descendu sur le perron en publiant un « livre-choc » dans lequel fourmillent, parait-il, secrets et révélations. Il a dû se dire à part soi que L.B. Johnson, l’homme qui a siégé des années durant aux destinées de l’humanité, ne sera pas écarté, relégué, oublié quelque temps seulement après avoir abandonné la scène où se joue le sort de la planète Terre : « it would be very stupid ! » Il s’est alors mis à veiller tard la nuit pour rédiger d’une main tremblante d’âge et de souvenirs coupables l’histoire de ce que fut son historique pouvoir avec retouches et omissions, loi du silence oblige. Le livre nous parviendra peut-être, on le lira comme on a lu d’autres mais il nous paraîtra certainement moins horripilant que ce qui pénètre d’habitude nos frontières car ne nous concernant pour ainsi dire presque pas. Il ne nous intéressera que dans un certain sens, préoccupés que nous devons être dans l’urgence du moment par les conteurs et autres « spécialistes » du Tiers-Monde qui font le marathon d’un pays à l’autre à la recherche de sujet payants, de marchés d’écoulement et de paroisses,  nul n’étant prophète en son pays.

  1. Hermann de Keyserling : « Spectrum Europas », 1928, Traduit par A.Hella et O.Bournac, 1930.
  2. Oswald Spengler : traduit pour la première fois au monde de l’allemand au français sous le tire ‘’Le déclin de l’Occident’’ par l’Algérien Mohand Tazrout, éminent intellectuel dont l’œuvre n’a jamais éditée ou rééditée chez nous et qui achève sa longue et émouvante existence dans le plus grand dénuement à Casablanca. 

« El-Moudjahid » du 28 septembre 1972

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