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LES INCONSEQUENCES DE LA DEMOCRATIE

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Quelles réflexions particulières peuvent inspirer à l’observateur algérien les développements de ce que la presse internationale a appelé le « Waterpeace » français ? Au-delà des rebondissements de ce roman d’espionnage vécu en direct et qui a tenu en haleine une opinion internationale friande d’histoires de services secrets, il y a le moment où l’esprit abreuvé de faits les délaisse pour s’interroger sur leur sens et leur portée, où le spectacle, aussi inédit qu’il soit, cède la place à la méditation sur les vertus et les inconséquences dont une démocratie peut être capable.

Qu’on ne s’y trompe pas, l’affaire Greenpeace n’a de commun avec le Watergate américain que le rôle sensationnel que la presse locale y a joué dans l’une et l’autre. Le Watergate en effet a soulevé un problème de déloyauté en politique intérieure. L’affaire du « Rainbow Warrior », elle, pose le problème de savoir jusqu’où peuvent s’affronter deux principes comme la liberté de la presse et la raison d’Etat. Dans le premier cas, la presse américaine voulait la peau d’un homme surpris en flagrant délit de déloyauté, Richard Nixon. Le monde a pu alors s’extasier devant les vertus de la démocratie. Dans le second, c’est la peau de l’Etat français que la presse française, croyant tenir celle d’un régime, a livrée à l’opprobre mondial. Là, la prouesse a donné l’impression de l’inconséquence, de la gaffe.

Autant dans la première affaire il y avait un intérêt politique personnel en jeu, autant dans le second c’est un « intérêt supérieur » de la France qui était en cause. Là où le mensonge avait ajouté en ignominie à la déloyauté, le silence embarrassé puis l’aveu arraché ont ajouté au caractère absurde d’un implacable « sus à la France !» de l’intérieur. Le combat était à peine compréhensible : d’un côté un Etat qui, fidèle à une doctrine de défense entreprend une malheureuse action militaire – les Français seront les premiers à parler de terrorisme d’Etat – contre  une organisation pacifiste pour protéger des intérêts nucléaires approuvés par la majorité des Français ; de l’autre, une presse qui, fidèle au principe de rechercher et de dire en toutes circonstances la vérité quelle qu’elle soit, découvre le pot-aux-roses et place l’Etat français dans une fâcheuse position internationale.

Dans l’acharnement impitoyable de la presse à établir la vérité et à la faire connaître au monde entier il y a sans doute une part à faire au désir de couler définitivement un régime déjà affaibli à quelques mois des législatives, et de compromettre toute chance de cohabitation après mars 1986. C’est ce qui explique que non content d’avoir atteint des « fusibles », c’est le compteur lui-même qu’on voulait faire sauter.

Mais par delà le tort fait au gouvernement socialiste il y a le mal fait à la France, lequel ne s’effacera pas de sitôt. C’est le contribuable français qui va payer en fin de compte les millions de dollars réclamés par la Nouvelle Zélande, le mouvement Greenpeace et la Grande Bretagne au titre des dommages et réparations. C’est toute la France, non François Mitterrand en particulier, qui doit avoir reçu comme une gifle la question d’un journaliste anglais demandant au porte-parole du département d’Etat américain si les États-Unis comptaient inscrire la France sur la liste des pays soutenant le terrorisme (Ah ! la perfide Albion).

Le «Ccorrigeons-nous de la démocratie ! » que lançait Ernest Renan au lendemain d’une débâcle morale et militaire qui lui avait fait rédiger à la hâte sa fameuse « Réforme morale et intellectuelle de la France » (1871) doit faire passer dans la situation présente comme un sentiment de regret devant tant de gâchis au nom d’une démocratie que le même Renan tenait pour « le plus énergique dissolvant de toute vertu que le monde ait connu ».

Dans la presse, on aurait peut-être fait montre de moins de zèle partisan et de moins d’empressement à jeter le bébé avec les eaux si on avait pris le temps de méditer sur ces pensées de Montesquieu : « Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille (ajoutons politique) et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier.» Mais Montesquieu n’est pas l’esprit chauvin que l’on serait enclin à croire à la lecture de ces lignes, ni le lord britannique qui a dit « qu’elle ait tort ou raison, c’est ma patrie ». Il est le grand homme qui a poursuivi : « Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qu’il fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime. »

La presse française a-t-elle vu dans l’action bâclée de la DGSE un crime utile à la France mais préjudiciable à Greenpeace, et à travers elle au genre humain habitant la zone des expérimentations nucléaire françaises, pour le dénoncer avec tant de force ? Il y a lieu d’en douter car à aucun moment elle ne s’est acharnée contre le principe de la poursuite des expériences nucléaires dans le Pacifique comme elle s’est acharnée contre l’Etat français confondu avec le pouvoir socialiste.

Mais que pense de tout cela l’Algérien moyen, sans s’ériger en donneur de leçon, lui qui n’oublie pas, sans vouloir paraître non plus vindicatif, qu’il a souvent été le champ de manœuvres d’opérations du même genre ? Il condamne à coup sûr les expérimentations effectuées non sur le sol français ou dans sous ses eaux, mais chez les autres ; il condamne l’attentat qui a coûté la vie à un innocent ; il condamne la violation de la souveraineté d’un Etat indépendant… Mais il ne comprend pas le reste, ces inconséquences de la démocratie, ces contradictions dans la perception des « intérêts supérieurs ». Dans son entendement, la liberté de la presse est une précieuse conquête à faire progressivement mais pas au prix de l’honneur de son pays, de ses valeurs suprêmes comme l’unité nationale ou la sauvegarde de l’Etat. Quand on touche à ces absolus, la démocratie n’a plus de sens, elle n’a plus de cadre où s’exercer. La démocratie est belle malgré ses défauts comme disait avec d’autres mots Churchill, mais en l’espèce ce n’est pas un défaut mais du nihilisme.

                                       « Algérie-Actualité » du 3 octobre 1985

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