PLEURE Ô MUSE BIEN-AIMEE !

by admin

Il y a une recette toute indiquée pour qui aspire à devenir poète malgré l’absence de vocation. Si vous doutiez de vos talents hier ne vous mésestimez plus, vous recelez peut-être des grains de génie. Lancez-vous dans l’art de « faire d’une larme une perle », il n’est pas aussi rebutant qu’on le croit généralement. Nous vivons l’ère du facile. Dites n’importe quoi avec un air lunatique et devant un public qui veut bien tendre l’oreille et on vous consacrera « poète de la nouvelle génération ». La poésie a perdu enfin ce qu’elle avait de tyrannique. Ni rîmes, ni alexandrins. Vous n’avez plus à rechercher les mots qui sonnent doux, prenez ce qui vous passe par la tête, tout ce que vous trouvez, les mots les plus à terre, les plus vulgaires, les plus crus, n’importe quoi. Il vous suffira d’un peu de courage et de beaucoup de culot pour être pris pour une ‘’lumière’’ à la pensée insaisissable. Il se trouvera toujours quelqu’un pour se torturer l’esprit et essayer de découvrir ce que vous vouliez dire. Et lorsqu’il n’aboutira pas, il vous reconnaîtra un style original, une puissance du verbe rare et certainement trop de génie.

Je  vous assure que c’est comme ça que ça se passe dans certains milieux de la ‘’haute’’ poésie. L’autre jour seulement j’assistais au récital d’un représentant de la « nouvelle  poésie algérienne de graphie française » venu se libérer quelque part, crier sa révolte et sa « fureur de vivre » une réalité sauvage ; j’ai été très surpris et franchement désenchanté de faire connaissance avec cette poésie…. Nouvelle. Moi je croyais la poésie éducative, exaltante, romantique, tout ce qu’on voudra, mais pas obscène et dégoûtante. C’est alors que la doctrine d’Apollinaire, Breton, Prévert et la suite prit tout son sens pour moi : « doctrine littéraire dont le but est d’exprimer la pensée pure, en excluant toute logique et toute préoccupation morale et esthétique ».

On veut bien que la poésie soit libre, immorale, surréaliste, etc, mais je vous en supplie messieurs les nouveaux poètes de graphie française, ne lui collez pas une étiquette algérienne. Elle ne lui va pas. Elle ne peut pas lui aller car cette poésie n’a rien qui soit nôtre. Si les termes que vous employez pour vous exprimer (moi je n’ai rapporté qu’un seul, « m…), iI est le moins choquant. La pudeur m’oblige à ne pas faire allusion aux autres. S’ils ont eu leur temps de gloire ailleurs, ils n’ont aucune chance chez nous.

Un auditeur vous l’a d’ailleurs bien signifié, n’est-ce pas ? Il vous a dit que vos vers ‘’sentaient mauvais’’ et que vous deviez trouver votre muse dans les toilettes pour nous parler avec tant de foi de ce qu’y s’y trouve. Avez-vous enregistré sa remarque ? Pour vous confirmer, tentez une expérience : prenez des gens dans la rue, mettez-les dans une salle et lisez-leur vos textes : je crois que vous serez applaudi à coup de tomates et d’œufs pourris si ce public s’en était pourvu à toutes fins utiles.

Pourtant, et sans vouloir m’ériger en juge car je ne suis qu’un amateur, tous les vers de ce poète où il n’y avait pas d’obscénités étaient très valables et fort charmants. Pourquoi a-t-il sali un succès que nul ne lui aurait contesté ? Il a posé des problèmes aigus et vrais, il a dénoncé les maux de lendemain de 1962, il a salué la Réforme agraire et stigmatisé ses détracteurs… Tout cela était admirable et sincère et le serait certainement resté s’il n’y avait pas eu ces images et ces propos navrants.

Une œuvre artistique est un moyen d’embellir la vie d’un peuple, d’approfondir la conscience nationale ; elle est un moyen de transformer les hommes et de les rendre meilleurs. Elle est un lien social, un instrument de communication, une arme idéologique dans la lutte pour l’émancipation sociale culturelle et économique. Il est parfois dangereux de se réclamer d’un courant de pensée philosophique, littéraire ou poétique. Son culot aurait sans doute valu à ce poète l’apothéose là où les obscénités se sont faites genre poétique d’avant-garde. Chez nous, il lui a valu à lui la désapprobation et à nous la déception.

(1) Ces vers ne sont de personne, ils ont simple valeur illustrative.

« El Moudjahid » du 22 décembre 1971

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