LA POESIE EN FOLIE

by admin

’Si vous voulez que les masses vous comprennent, si vous voulez ne faire qu’un avec elles, vous devez trouvez en vous la volonté de vous soumettre à une refonte longue et même douloureuse.’’ Mao Tse Toung.

Afin de promouvoir la vie culturelle dans la capitale et d’aider à faire connaître les talents méconnus le ministère de l’Information et de la culture a créé le cycle ‘’Rencontre avec le poète’’ qui a lieu tous les mercredis soir à la salle du Mouggar. Ces sympathiques récitals ont conquis un public, et c’est à peu près les mêmes visages que l‘on retrouve chaque semaine. Dans les débats qui suivent la lecture des poèmes ce sont généralement les mêmes personnes qui interviennent tant pour parfaire la connaissance du nourrisson des musés de la soirée que pour le questionner ou le critiquer sans beaucoup de ménagements des fois, mais toujours dans un esprit de famille car cette manifestation hebdomadaire a contracté ses habitudes et son ambiance.

Mercredi dernier, c’était encore une fois le tour d’un représentant de la « nouvelle poésie algérienne de graphie française ». Après quelques accrocs plutôt comiques, il lut et fit lire les textes choisis pour la circonstance. L’auditoire s’affirma compréhensif et la discussion s’engagea aussitôt. C’était pour faire le procès du jeune inspiré et à travers lui celui du nouveau courant poétique. Les esprits s’échauffèrent et les interventions fusèrent de tous les cotés, les unes pour condamner la liberté de langage dont on avait fait montre le poète dans ses vers, les autres pour approuver ce qui était à leur sens des expressions de désabusement dans l’ordre d’une certaine logique du pire, l’art signifiant pour eux la célébration de tout ce qui existe quels que soient sa nature et son cadre. On s’était perdu dans le sens des mots mais il n’y avait pas grand mal à cela, s’agissant de jugements et de façons de voir très personnels.

La parole traîna donc jusqu’à ce qu’on s’aperçut que quelque chose ne collait pas. On avait ouvert le dossier « réalités algériennes » et, quand un assistant demanda ce qu’il fallait comprendre par cette expression qu’on avait jetée dans le feu du débat, nul ne voulait la définir car le coq-à-l’âne était par trop insolent. On était passé des « angoisses » du poète (il se déclara tel) à la Réforme agraire par on ne sait quelle prouesse d’enchaînement. Quelle relation entre les ‘’pourritures terrestres’’ (1) chantées dans ses rimailles et ce qui est un leitmotiv de la révolution ?

La chose n’était pas très nouvelle car il est de mise dans certains milieux littéraires de dire n’importe quoi mais en y mêlant d’une façon ou d’une autre la Réforme agraire, histoire de notifier ses idées hautement révolutionnaires et son engagement irréversible pour les masses (le verbe est beau !) De qui est le célèbre vers ruisselant de philosophie surréaliste ‘’les voyous de l’autogestion…’’ ? (Bien sûr, « voyou » est ici synonyme de révolutionnaire, lequel est synonyme de poète dans la terminologie de ces gens).

Le problème est de la plus haute importance et c’est seulement lorsque nous aurons tiré au clair toutes ces questions que notre littérature et notre art acquerront un contenu riche et propre et auront une orientation conforme à ce qui se fait entre nos frontières : « Il faut apprendre consciencieusement le langage des masses ; si celui-ci vous est en grande partie inintelligible, comment pouvez vous parler de création artistique ?’’ (2). Nous empruntons ce conseil pour l’adresser aux partisans de la théorie « obscénités égale concepts poétiques modernes ».

Notre public attend qu’on lui parle des hommes nouveaux qui se forgent, du monde nouveau qui se construit, d’idées positives et compatibles avec ses composantes originelles, et non du dégoût de l’existence, de liberté instinctuelle et de défaillances psychiques individuelles. Persister dans ce type d’expérience sensuelle qui frise l’extase éveillée c’est se perdre dans un système de pensée et d’expression qui n’est pas nôtre et qui se résume dans le fameux : « L’art c’est ce qui désespère ».

Les sentiments de l’individu influencé par des concepts individualistes et commandé par des passions irrationnelles (l’angoisse évoquée) doivent-ils l’emporter lorsqu’ils entrent en conflit avec le code moral public ? S’ils ne peuvent maîtriser leur trouble au point de le clamer dans un récital, les atteints doivent prendre les mesures qui s’imposent car se défouler devant un public ne guérit pas, même s’il procure un vif sentiment de soulagement momentané et l’impression d’avoir « percé ». Essayer de se justifier par des arguments spécieux ne suffit pas non plus malgré l’approbation de quelques « désaliénés »

Le choix se pose en ces termes : ou bien exalter les luttes, éprouver un sincère enthousiasme pour la cause des masses, et donc épouser leurs goûts et leur optimisme, ou bien rester seul au milieu d’elles, au-dessus de la mêlée et en marge de l’ensemble des problèmes. Au large les désirs libidineux et le langage de glossomanie dépourvu de signification autre que verbale, nous n’en avons que faire !

Une thématique où le normal et le pathologique se disputent la plus grande place, un style très incorrect où les perturbations psychologiques se révèlent par la vulgarité des termes, une tête farcie de l’infect fatras d’un cercle d’intellectuels occidentaux contestant le « désordre établi », désignent au grand jour les contradictions d’une poésie suspendue et encore velléitaire entre le réalisme social d’un peuple au travail et le surréalisme d’une société capitaliste corrompue à la recherche de motifs abstraits et absurdes à glorifier.

A deux reprises la salle du Mouggar abrita des séances poétiques « pornographiques » pour reprendre le mot d’un auditeur. Le ton ayant été donné, il s’est trouvé des gens qui n’attendaient que l’occasion de prouver que se gêner dans le choix de ses propos était le propre du gardien des tabous (le verbe est scientifique !) ou de l’exclu du cercle ésotérique. D’indignation, le directeur de la salle devait prendre la parole pour faire remarquer les « écarts de langage » (c’est son expression) et rappeler le respect du lieu qui n’était pas… autre chose qu’un lieu de culture pour ne pas insister. Il faut croire qu’on arrive licencieux à chaque âge de la vie.

En conclusion, par acquis de conscience et à toutes fins utiles, rappelons que pour nous « une œuvre artistique est un moyen d’embellir la vie d’un peuple, d’approfondir sa conscience nationale, elle reste un moyen de transformer les hommes et de les rendre meilleurs. Elle restera un lien social, un instrument de communication, une arme idéologique dans la lutte pour l’émancipation sociale, culturelle et économique » (4).Tel nous semble être son rôle, et tel devrait-t-il être.

(1) Mao Tse Toung : « Interventions aux causeries sur la littérature et l’art ».

(2)  Notre article du 22/12/1971 : «  Pleure, ô muse bien aimée ».

« El Moudjahid » du 26 janvier 1972

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