Les vendredis se succèdent mais ne se ressemblent pas dans la « nouvelle Algérie » – avec « n » minuscule et entre guillemets – de Tebboune derrière laquelle se cache l’ancienne, en plus vermoulue et médiocre. D’une semaine à l’autre le Hirak se surpasse, élargissant chaque fois un peu plus le fossé entre le peuple et elle jusqu’au point de non-retour, jusqu’à ce qu’il devienne impossible de revenir à l’ancienne Algérie, à la peur devant l’emploi de la force, et au fatalisme.
L’engagement d’aller jusqu’au bout, de continuer à manifester pacifiquement jusqu’à atteindre l’objectif final qui est le démantèlement du « système » est devenu le leitmotiv du « Hirak » : « Nous faisons le serment par Dieu de ne pas reculer, dussiez-vous tirer sur nous ! ». Ce message ne s’adresse pas à « l’armée » mais à son commandement, aux généraux à qui il est demandé de se retirer des institutions politiques afin qu’elles soient investies par des civils élus par le peuple dans la transparence et contrôlés par lui dans un parlement authentique et légitime.
On retrouve dans ces paroles, dans ce serment, le souffle de « Kassaman », titre de l’hymne national algérien écrit par un patriote de la lutte d’indépendance, Moufdi Zakaria, un Mozabite que le pouvoir de l’Algérie indépendante exila jusqu’à sa mort. C’est que le « Hirak » est profondément enraciné dans la symbolique de la Révolution du 1er novembre 1954 qui n’est pas l’œuvre du peuple algérien mais c’est lui qui en est le produit après qu’une minorité de patriotes en eut pris l’initiative. De la même façon, le « Hirak » est en train de souder l’unité du peuple algérien comme jamais auparavant.
La « nouvelle Algérie » de Tebboune et des généraux qui l’ont imposé est mort-née. Elle ne guérira pas, ne grandira pas, ne prospérera pas car elle ne peut s’imposer à la volonté d’un peuple qui s’est réveillé pour de bon il y a deux ans. A sa place, une Nouvelle Algérie – avec « N» majuscule et sans guillemets – est en train de prendre forme par la base, de jeter ses fondations. Je ne sais pas ce qu’elle sera après la victoire du « Hirak », mais je suis convaincu que le peuple vaincra en vertu d’une loi de l’Histoire, d’une loi de la nature qui a la propriété de s’accommoder avec le temps mais de finir par le vaincre lui aussi.
J’ai publié en octobre 1979 un article intitulé « Le génie des peuples » qui avait fait grand bruit parce que j’y décrivais sévèrement mes compatriotes. Je l’avais conclu sur une description qui ne pouvait se comprendre mais qui est aujourd’hui celle que reflète le peuple algérien en mouvement :
« Quand il est pris par l’idéal du bien, quand il n’entend plus que la voix du devoir, il va jusqu’au bout : d’une guerre contre l’ennemi, d’une lutte contre soi-même ou pour triompher du sous-développement. « Ô heureux le peuple dont l’âme a frémi et qui s’est recréé lui-même avec sa propre argile ! Pour les anges qui portent le trône de Dieu, c’est un matin de fête que le moment où un peuple se réveille » (Mohamed Iqbal).
Avais-je raison et lui du retard ? Peu importe. Nous avons raté des marches par le passé, tâchons de ne pas rater l’avenir.
En suivant les manifestations résolues et festives de vendredi je me suis demandé quand et où les manifestants s’entraînaient, procédaient aux répétitions, tant les mots d’ordre qu’ils clamaient étaient synchronisés, orchestrés, chantés à l’unisson comme on fait dans les chorales après moult répétitions. On n’en est plus au « One, two, three, viva l’Algérie » de jadis, ou au « Le peuple veut le visa !» des années fataliste, mais à la floraison de slogans porteurs, mobilisateurs, originaux, renouvelés, adaptés à la situation et à l’actualité.
Voilà où en est l’Algérie. On n’en sait pas plus pour le moment. On ignore si la victoire du peuple du « Hirak » fera avancer ou reculer l’Algérie. Ce doute insidieux, cette question diffuse, divise le peuple algérien en « peuple du Hirak » et le reste dont bon nombre l’auraient rejoint s’ils n’étaient retenus par la peur du « pire », du chaos, d’une nouvelle guerre civile, comme alternative au pouvoir militaire. Elle explique aussi le silence mondialement observé autour du « Hirak ».
En dehors du fait qu’elle ne sera plus dirigée par l’armée et ses trop visibles services secrets, on ne sait pas ce qu’elle sera mais tout le monde a, chevillée au fond de lui, la crainte d’un retour sous un nom ou un autre du FIS et de ses milices armées qui ouvrirait le pays aux « Talibans », « Shebabs », « Daech », « Boko Haram, « Al-Qaïda au Maghreb et Sahel » et à la fachosphère islamiste au pouvoir dans plusieurs pays aux apparences respectables.
C’est la triste vérité : entre l’Etat crapuleux auquel a abouti le despotisme militaire sous camouflage civil depuis un demi-siècle et l’alternative islamique, il n’y a presque rien. C’est pourtant de ce centre, de ce milieu, de ce vide que doit naître l’alternative civile et démocratique qui stabilisera définitivement l’Algérie, instaurera la démocratie et les libertés publiques, conduira au développement social, culturel, intellectuel, économique et politique des Algériens et rendra faisable l’Union du Maghreb.
Tant que le « meilleur » ne se superposera pas au « mauvais » incarné depuis 1962 par un pouvoir militaire dissimulé derrière une façade plus servile que civile, et au « pire » incarné par l’islamisme populiste, nihiliste et revanchard, l’Algérie ne connaîtra ni stabilité, ni démocratie, ni développement. Elle restera ballotée entre l’un et l’autre comme l’Afghanistan depuis 1975. Si ce pays est pauvre et loin des centres vitaux du monde, l’Algérie est riche en ressources naturelles et proche de tout et de tous.
La crainte de l’après « Hirak » n’est pas une vue de l’esprit mais une réalité fondée sur l’influence que le zitotisme tente d’exercer sur le « Hirak ». Par ce mot je ne désigne pas une personne mais l’état d’esprit qu’elle incarne, formé d’un mix de ressentiment personnel, de haine de classe et d’islamisme faussement converti aux idées civiles et démocratiques. Le zitotisme n’a pas déclenché le « Hirak », mais il fait tout pour le chevaucher à coups de tromperies et de flatteries avec l’arrière-pensée de l’emmener à l’enclos de l’islamisme qui ressemble plus à l’enfer qu’au paradis.
Le « Hirak » qui a besoin d’idées claires concernant l’avenir compte parmi ses slogans favoris celui où « dawla madaniya » (Etat civil) est opposé à « dawla askaria » (Etat militaire). Le mot « madani » signifie en arabe « citadin » par opposition à « rural » et « bédouin », et non par opposition à « militaire ». Le zitotisme en a fait le contraire de « militaire » alors même que les notions d’« Etat civil » et d’ « Etat militaire » n’existent pas dans la pensée occidentale. Le mot « civil » a fait son apparition non pas par opposition à « militaire », mais par opposition à « religieux ». Est civil ce qui n’est pas religieux ; est civil celui qui ne fait pas partie du clergé ; mariage civil est opposé à mariage religieux ; société civile est opposé à société religieuse et non à société militaire, expression qui n’existe ni en Occident ni en Orient.
Le vrai sens de la « dawla madania » dans la bouche du zitotisme c’est l’Etat Bédouin contre lequel ont mis en garde le Coran et, après lui, Ibn Khaldoun.
Le pouvoir politique et institutionnel est passé en Europe du « religieux » et du « divin » au « civil » et à l’« humain » après des luttes sanglantes entre la rationalité et la philosophie des Lumières d’un côté, et l’obscurantisme religieux de l’autre. Ce sont ces combats intellectuels qui ont mis fin aux monarchies de droit divin, à la théocratie au nom d’une prétendue « souveraineté divine » manipulée par le clergé, et à son remplacement par la « souveraineté populaire ».
Dans son « Encyclique immortale Dei », le pape Léon XIII écrivait en 1885, signant la sortie du religieux des affaires politiques, publiques, civiles, citadines et rurales, et délivrant à qui en voulait des permis de laïcité : « Dieu a divisé le gouvernement du genre humain entre deux puissances, la puissance ecclésiastique et la puissance civile, celle-là préposée aux choses divines, celle-ci aux choses humaines ».
C’était longtemps après que les nations d’Europe, guidées par leurs élites intellectuelles, se soient affranchies du joug moral, juridique et politique du christianisme car le combat pour cette libération s’est étalé sur des siècles, commençant avec les penseurs italien, Marsile de Padoue (1280-1343), et anglais, Guillaume d’Ockham (1285-1349), et s’achevant avec les Concordats entre Napoléon et le Saint-Siège, en passant par la renaissance italienne, la Réforme Luthérienne, la philosophie des Lumières française et l’Aufklarüng allemand.
L’islamisme, lui, vit au Moyen-âge du calendrier universel et son credo politique demeure la « souveraineté divine » dans la gestion des affaires humaines et politiques, celui-là même qui faisait clamer aux militants du FIS dans les années 1990, « La mithak, la doustour, kal Allah, kal arassoul ! » (Le Coran est notre Charte et le Hadith notre Constitution), et celui que fera retentir le zitotisme si jamais il en a l’occasion.
La même tromperie a été utilisée avec le mot « démocratie » que l’islamisme dit « modéré » a voulu faire passer pour la « chourakratia ». En mariant un mot grec « dêmos » (peuple, territoire) avec un mot arabe (« choura ») il croyait pouvoir régler le problème de la démocratie en islam alors que ce mariage n’en est pas un, mais juste l’accolement de deux mots falsifiés. « Choura » veut dire en arabe « consultation » ; collé au mot grec « Kratein » (pouvoir, système politique) il ne donne pas « pouvoir du peuple », mais « consultation du peuple ». Or consultation suppose l’existence préalable de deux entités, celui qui consulte et celui qui est consulté. Donc le pouvoir, celui qui consulte, existe déjà alors que dans la définition grecque le « pouvoir du peuple » implique que le pouvoir naisse du peuple, en son sein.
Les mots « démocratie » et « civil» sont deux notions politiques nées dans le giron de la pensée occidentale que l’islamisme littéraliste et inculte essaie d’ajuster à ses projets théocratiques, despotiques, anachroniques et obscurantistes en dupant ceux qui l’écoutent.
Si le « Hirak » n’assimile pas ces idées, s’il lui faut quarante ans pour les comprendre, il ira à sa perte et l’Algérie avec lui.
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