« Win rahi la verité ? » s’interrogeait Bâaziz dans une chanson de 1990. « On s’en fout ! » est-on tenté de lui répondre en restant dans l’air et les paroles de sa chansonnette alors que le pays est pris dans une furie de déballage allant de la bataille d’Alger aux tortures d’octobre 88, du départ de Chadli aux grandes affaires de corruption, de Toufik « éplucheur de patates » avant l’indépendance à « rab dzaïr » il n’y a pas longtemps…
Quand on voit à quoi se rapporte la question, on a envie de dire: « On n’en a que faire de la vérité, Bâaziz, elle est trop sale !»
Elle pleut ces jours-ci, la prétendue vérité, elle nous inonde en ces temps de sècheresse, elle tombe du ciel, monte de la terre, sort de l’oubli, rentre d’exil… Elle est sur toutes les bouches, dans les cafés, les chaumières, à la une des journaux, sur les réseaux sociaux et les plateaux de télévision. Elle pousse toute seule, comme le chiendent et le « cactus berberus » (hendi).
On ne pensait pas la connaître de notre vivant, la voilà courant les rues comme si elle était plus pressée de se montrer que nous de la voir.
On voulait bien être édifié sur deux ou trois évènements, prendre connaissance de quelques hauts faits cachés par modestie, deviner de l’intelligence derrière les décisions prises à certains moments cruciaux, mais c’est au plus dégueulasse qu’on a eu droit : des révélations sordides, de la pure délation, des accusations mutuelles de trahison, des raisonnements enfantins, des comportements de brutes épaisses…
Qu’est-ce qu’il leur a pris à ces « déballeurs » avares de mots durant leur vie active de devenir d’intarissables perroquets à un âge où on est généralement peu causeur ?
Nezzar a longtemps été seul sur le créneau des scoops, mais le voilà rejoint par une flopée de compétiteurs rappelant les célèbres marionnettes du Muppet Show : le colonel Benaouda, le général Betchine, l’ancien Premier ministre Abdelhamid Brahimi qui n’a pas pu patienter jusqu’à sa sortie de l’aéroport pour nous apprendre que Nezzar est un agent des services français et Toufik un ancien aide-cuisinier.
On ne sait pas ce qu’il est arrivé à madame l’Histoire en Algérie, mais on dirait qu’elle a jailli des boîtes d’archives classées « top secret » pour ne laisser personne frustré de la connaissance de la vérité. Elle s’est emparée d’un mégaphone et poussé devant elle les derniers témoins en vie qu’elle a trouvés sur son chemin pour les forcer à dégurgiter ce qu’ils ont longtemps caché les uns sur les autres.
Un proverbe algérien dit : « Sdour al-ahrar, qbour al-asrar » (poitrines de nobles, tombeaux des secrets). Cette belle parole valait peut-être au temps de l’Emir Abdelkader, cheikh al-Mokrani, Fatma Nsoumer ou Bouamama, elle ne convient pas à la triste époque que nous vivons et aux petits « haggarin » qui l’ont souillée de leurs vilénies.
C’est pour vous dire, messieurs les généraux à la retraite, anciens chefs de gouvernement et anciens maquisards que nous ne voulons pas de vos vérités vengeresses, de vos dénonciations tardives, de vos haines séniles, car vous avez achevé de détruire le respect que nous vous accordions bien que nous ne fussions pas dupes. Nous préférons ne rien savoir sur vous ou venant de vous.
Nous nous doutions à la seule vue de vos personnages mal fagotés, de votre langage de rue, de ce qu’on a appris sur vous, qu’il y avait plus de mensonge que de vérité dans ce que vous nous racontiez ou que vous vous prêtiez mutuellement pour entretenir vos légendes. Que la Révolution a été faite par ceux qui sont morts, plutôt que par ceux qui y ont survécu. Que quelques-uns de ces derniers ont aidé quelques-uns des premiers à rejoindre le paradis auquel ils ont préféré les richesses terrestres et le pouvoir qui les permet et les sécurise.
Mais, à bien y réfléchir, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas encourager ce désir de se confesser, même si on sait que sa motivation n’est pas le témoignage mais la vengeance : « a’mili aïn » pour que mon ennemi perde les deux.
C’est peut-être nous qui ne comprenons pas ces vocations tardives, cette illumination de la vieillesse, ce feu d’artifices, et continuons à voir du mal là où il n’y a plus que rémission et résilience.
Oui, effectivement, pourquoi Zéroual ne nous apprendrait-il pas lui-même, au lieu de compter sur l’Histoire, dans quelles conditions il a abandonné ses fonctions moins de trois ans après que le peuple lui eut accordé sa confiance dans une ambiance patriotique mémorable ?
Yacef Sâadi, malgré le grand film réalisé, le paquet de livres écrits et les interviews données tout au long de sa vie, est revenu ces jours-ci sur l’ouvrage à quatre-vingt-dix ans.
La vérité, braves Algériens, est dans l’étalage de médiocrité qui nous a dirigés en vertu des aberrations de notre histoire où la mauvaise monnaie a de toujours chassé la bonne, les voyous les fils de famille et les analphabètes les hommes de pensée, pendant la Révolution comme après l’indépendance.
Elle est dans le niveau intellectuel de notre leadership de 1926 (création de l’Etoile Nord-africaine ») à février 2016 où viennent de se jouer, avec la dernière révision constitutionnelle et dans l’inconscience la plus totale, les 5e et 6e mandats au profit d’un homme disqualifié physiquement et moralement et dont on ne voit la silhouette tassée que de loin en loin.
Si le « faiseur de rois » épluchait jadis patates et carottes à en croire les révélations d’ « Abdelhamid la science », le « zaïm » du mouvement national, Messali Hadj, les vendait sur une charrette à en croire ses biographes.
Près d’un siècle plus tard, nous sommes dirigés par un homme qui a mis le pays à plat ventre comme personne avant et lui roule dessus comme on passe le fer à repasser sur un linge.
La vérité, braves Algériens, est que tout cela ne date pas d’hier.
Si on remonte plus haut dans notre histoire, on tombe sur « l’homme à l’âne », Maysara « le porteur d’eau » ou le rusé Djouha. Quand ce n’est pas l’un, c’est l’autre.
Il ne pouvait qu’en être ainsi après 1962, un ignorant succédant à un autre, s’entourant de plus illettré que lui pour les postes de confiance, de légèrement plus compétent pour les postes techniques mais le compensant par une servilité illimitée, et de corrompus pour gérer les affaires du « système ».
On veut des preuves « alternatives » ? Si le FIS, les GIA, l’AIS, le GSPC et AQMI avaient gagné la partie dans les années 90, on aurait aujourd’hui à la tête du califat ou de l’Etat islamique d’Algérie moult marchand de volaille, tôlier, maître d’école coranique, imam et « faqih » de rue, vite promis au despotisme et à l’enrichissement sans cause qui va avec. Ce n’aurait pas été l’un ou l’autre, mais les uns et les autres.
On voudrait des preuves plus récentes ? A l’élection présidentielle de 2014 il y avait parmi les candidats, entre pelés et tondus, un marchand de légumes prospère dont le programme était de… déléguer son mandat à Ali Benhadj.
Il y a même des preuves « d’à-venir » si vous voulez : un Belahmar ne sera-t-il pas élu haut la main par l’esprit du douar s’il se présentait en 2029 ? Un Benouari, ou un autre « Suisse » de ce temps-là, aura-t-il une chance devant un autre Benhadj en 3029 ou en 3979 pour être fidèle à notre vieux calendrier berbère ?
En réalité, braves Algériens, ni le pouvoir, ni personne d’entre nous, ne voudra de la vraie vérité, de toute la vérité. Un morceau, quelques lambeaux par-ci par-là, de temps en temps, celle des autres, oui, c’est acceptable. La nôtre, celle de chacun de nous, non, il n’en est pas question sinon tous les tribunaux du monde ne suffiraient pas pour nous juger, le siècle s’avérerait trop court, les prisons de toute la planète n’offriraient pas assez de places pour nous héberger, les sabres d’Arabie saoudite et les pierres de son désert ne feraient pas le compte pour nous décapiter et nous lapider pour nos fautes et nos crimes cachés, non avoués et non expiés.
« Win rahi la vérité ? » Il vaut mieux ne pas le savoir car elle serait trop honteuse pour nous, trop accablante pour notre soi-disant dignité. Elle ressemble au voleur du dernier billet de Saïd Mekbel se faufilant dans l’obscurité pour déposer son sachet-poubelle devant la porte du voisin ; elle a les traits du conducteur regardant à droite et à gauche avant de jeter quelque chose de son véhicule sur la voie publique ; elle est dans la discrétion de ce resquilleur volant avec sa progéniture sa consommation d’électricité à Sonelgaz ou d’eau à Seal avant d’aller accomplir les « tarawih »; elle est dans l’élégance des hommes d’affaires maquillant leurs chiffres pour ne pas payer ce qu’il doivent au fisc; elle est dans chaque construction illicite, dans l’absence de toilettes publiques dans l’ensemble du pays, dans l’irrespect mutuel dans lequel nous nous tenons, dans la culture de « takhti rassi », dans les viols incessants de la Constitution…
Qu’enseigne-t-on à nos enfants à la maison ?
De laisser passer quelqu’un devant soi ? De céder le passage à un autre ? D’aider un vieillard à traverser ? De se lever pour laisser s’asseoir une vieille ? D’être poli avec les autres ? De ne pas escroquer autrui ?
On ne sait même pas ce que c’est tant que ces règles ne sont pas estampillées d’un verset, confirmées par un hadith « çahih » ou imposées par la loi moyennant sanctions.
C’est la « kfaza », la « chtara », la débrouille, la méfiance des autres et leur mépris qu’on leur apprend : « tag âla man tâg », « adarbou ya’raf madarbou » et autres directives du même genre ponctuent le langage quotidien.
On n’est pas content de se l’entendre dire ? Ce n’est pourtant que la vérité.
Nous sommes tous, de haut en bas de l’échelle sociale, de petits, moyens ou grands criminels, permanents ou intermittents.
Nous sommes tous, d’une façon ou d’une autre, des voleurs, des menteurs, des transgresseurs des lois, des corrompus ou des corrupteurs, réguliers ou occasionnels.
Le tout est de ne pas être vu, surpris, arrêté ou tué, sinon nous sommes prêts à tous les attentats civiques, à tous les terrorismes intellectuels et religieux, à toutes les trahisons politiques et lâchetés sociales.
En suivant à la télévision le vote de la Constitution, je me suis demandé combien de députés et sénateurs auraient voté en sa faveur si le scrutin avait été réellement secret.
Car les Algériens sont très rarement les mêmes selon qu’ils agissent en secret ou en public.
Notre vie nationale telle que faite, notre mentalité et nos traditions telles que nous en avons hérité, nous portent, nous obligent, nous condamnent à ces maladies sociales. On ne résiste pas à la force gravitationnelle, on n’échappe pas à son naturel et à son patrimoine génétique.
Ce qu’on reproche aux autres, ce pour quoi nous les haïssons et les insultons dans leur dos, c’est d’avoir pris au-delà de ce que nous avons pu prendre nous-mêmes parce que nous n’en avons pas eu la possibilité ou l’audace : « alli ykhaf, razkou klil » dit un adage algérien, et c’est pourquoi il y a plus de pauvres que de riches.
Un autre proverbe atteste de l’ancienneté de notre inclination à la cachotterie et à la duperie: « Qui t’aime voilera tes défauts » (elli ihebak yastor aybek), il faut laisser « lbir baghtah »…
La culture étatique et politique du secret remonte, pense-t-on, à la Révolution. En effet il fallait se cacher pour ne pas être pris, ne pas laisser de traces, brouiller les pistes, masquer la vérité…
Quelques-uns, arrêtés dans le souffle de la bataille, ou pour éviter de l’être, ont été contraints de « donner » leurs frères.
D’autres, venus à la Révolution dans on ne sait quels buts et circonstances et ayant donc plus de raisons de dissimuler leur itinéraire et leurs « faits de guerre », y ont trouvé un prétexte inespéré.
Lorsqu’on réfléchit un peu plus, qu’on relie le présent au passé, on s’aperçoit que la tendance à la dissimulation, à la fourberie, au « dribblage », plonge ses racines dans notre inconscient collectif millénaire.
Et si nous creusons davantage, on le trouve intriqué avec la culture religieuse : un péché caché est à moitié pardonné ; « essatra mliha ! », « astar ma star Allah » et autres sentences, surtout quand elles arrangent nos petits calculs, sont pieusement recommandées.
Lorsque le projet de révision de la Constitution avait été rendu public, j’avais compris comme tout le monde que la langue tamazight avait définitivement conquis son statut de langue nationale et officielle, mais qu’il faudrait du temps pour uniformiser son usage et son écriture (dix à quinze ans a dit Ouyahia), ce qui était compréhensible.
Puis il m’a paru incongru, incompréhensible, de donner d’une main ce que de l’autre on retirait car, dans la même Constitution, il était dit une chose et son contraire, à savoir que tamazight était langue officielle mais que l’arabe demeurerait l’unique langue officielle de l’Etat.
Où était le problème, me suis-demandé ? Dans la conception des amendements ou dans les mots utilisés ?
Comme il est plus facile d’entrer dans un dictionnaire que dans la tête de l’auteur des amendements, je me suis précipité sur le Larousse pour m’assurer du sens du mot « officiel » et j’ai lu, comme je m’y attendais : « Qui a un caractère légal, qui émane du gouvernement, de l’administration ». Mais en descendant plus bas dans la note de définition je suis tombé sur un autre sens : « Qui est donné pour vrai mais qui laisse supposer une autre réalité ».
Là j’ai compris que Djouha venait encore de frapper : tamazight sera officielle sans être utilisée par l’Etat et l’administration.
Comme pour notre système politique, notre économie, notre culture : la forme ne correspond pas au fond, la lettre au fait, l’étiquette à la marchandise, le discours à la réalité, le promis au tenu : tout est faux et usage de faux, apparences et artifices, ruses et tromperies…
Je retrouvais la patine qui a laissé sa trace sur tout ce qui s’est fait depuis 1999. Je me suis imaginé la scène : « Et les Kabyles, qu’est-ce qu’on va leur donner pour les calmer ? » Réponse : le mot mais pas la réalité !
Il n’y a plus rien à faire ou à attendre quand c’est du plus haut niveau de l’Etat que viennent les pires exemples, les atteintes à l’unité nationale, à l’intérêt général, à la morale publique, à l’échelle des valeurs…
Que retiendront les nouvelles générations de cette attitude systématique de mépris et de ruse fourbe envers la nation ? De leur Président recevant n’importe quel quidam étranger de passage, et refusant de dire le moindre mot à son peuple depuis plusieurs années ?
De telles attitudes incitent-elles au respect de l’Etat et des dirigeants, au bon exemple et à l’amour du pays ? Et ces scandales incessants, quotidiens, ce viol permanent de la souveraineté populaire, cet abaissement systématique des institutions ?
Au regard de ce qui précède, braves Algériens, les carottes sont bel et bien cuites.
Il n’est plus possible dans notre pays de croire à la Constitution, aux promesses publiques, d’espérer du bien des politiques suivies, de filer droit en tant que citoyen, de respecter la loi par conviction et non par peur d’être pris, d’être honnête, bien éduqué, propre au physique et au moral. Il n’y a plus comment…
(« Le Soir d’Algérie » du 09 février 2016)