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LE SYSTEME BENNABIEN

by admin

« Ce n’est qu’après la mort que nous parvenons à notre vie et devenons vivants, ô très vivants, nous autres hommes posthumes » Nietzsche.

Lorsque Abdelkrim Djâad vint me proposer de participer à un dossier sur Malek Bennabi, il ne me prenait pas seulement au dépourvu : le délai qu’il m’impartissait pour remettre le travail (une semaine) était proprement angoissant. Parler de Bennabi, je veux dire écrire sur lui pour présenter sa pensée ou tenter de l’expliquer est en soi une gageure. Avoir à le faire dans des conditions aussi imprévues et aussi contraignantes relève presque de l’audace inconsciente. C’est que cet homme, cette pensée, relève d’une catégorie presque inconnue et en tout cas sans précédent dans notre pays : le penseur à système, le visionnaire, le philosophe de l’histoire qui fait école. Bennabi était tout cela à la fois. Esprit scientifique et positif, penseur aux yeux ouverts sur les réalités sociales et historiques il a dû, pour comprendre le drame de sa civilisation, faire le tour de l’histoire humaine et des connaissances moissonnées avant de s’engager dans son propre diagnostic : la socio-pathologie du monde musulman.

L’approche est originale, unique en son genre, belle et rigoureuse, sévère et généreuse. Bennabi a le sens du jugement fulgurant, l’art de la formule qui frappe, le don de la synthèse. Esprit pénétrant, démarche discursive, style clair et limpide, l’ordre et la méthode n’étouffent pas cependant en lui la sensibilité de l’homme déchiré devant le spectacle d’un monde musulman voué à son départ dans l’Histoire à un sort autre que celui d’une décadence humiliante.

Nul n’étant prophète en son pays, Bennabi est davantage connu – et édité – à l’étranger qu’en Algérie où « la malignité des temps » et la corruption des hommes l’ont enveloppé dans une chape de silence qui ne se fissure de temps à autre que pour laisser passer une calomnie ou un point de vue ignare et malhonnête. Son nom a été scellé chez nous à la notion de « colonisabilité » qui, déformée et sortie de son contexte analytique, est apparue comme une infamie proférée à l’encontre du peuple algérien, tandis qu’il s’agit d’un concept applicable à tous les peuples qui « chutent dans le temps ».

Ici nous nous sommes gardé d’expliquer la pensée bennabienne pour essayer de faire mieux : la présenter dans sa nudité, sa simplicité, selon un plan articulé en trois parties : le cadre général de la pensée, le problème du monde musulman et les perspectives historiques de l’islam. Dans la première partie c’est la pensée universelle qui apparaît, sans relation quelconque avec un cas historique donné. Dans la seconde on rabat cette pensée sur le cas précis d’une société historique, le monde musulman. Dans la troisième, enfin, c’est la perspective d’avenir qui est rapidement évoquée.

Critiquer Bennabi est bien ; le banaliser ou dénaturer sa pensée peut se comprendre ; mais le connaitre est certainement indispensable afin qu’on sache au moins de quoi on parle. C’est cette connaissance objective et sans parti-pris a priori qui a semblé faire défaut au cours du récent colloque quasi-clandestin qui s’est tenu à Oran sur Bennabi. Imaginez Monseigneur Lefebvre parlant de Max dans un colloque, et vous comprendrez le rapport entre certains individus se voulant «  spécialistes » et Bennabi.

A)        LE CADRE GENERAL DE LA PENSEE

I)      La théorie de la CIVILISATION

a)     Historique du mot

b)     Définition Bennabienne

b-1) approche historique

b-2 ) approche pédagogique

II)     La théorie de la CULTURE

a)     approche biologique

b)     approche pédagogique

III)    La théorie des IDEES

a)     Définition fonctionnelle

b)     L’univers- idées

c)     Idées authentiques et idées efficaces

d)     L’idéologie

e)     Le socialisme

f)      La démocratie

B)        LE PROBLEME DU MONDE MUSULMAN

a)     L’islam inassumé

b)     Les causes de l’échec de la Nahda

C) LES PERSPECTIVES HISTORIQUES DE L’ISLAM

A) LE CADRE GENERAL DE LA PENSEE

I) La Théorie de la CIVILISATION

a) Historique du mot : la notion de «  civilisation »  est essentielle dans la pensée de Bennabi, elle en est même la clé de voûte ; aussi importe-t-il de situer son origine et d’évoquer les principales définitions qui en ont été données avant d’en venir à celle qu’il propose lui-même.

Sur l’axe de la pensée occidentale le terme «  civilisation » (de civis, citadin, citoyen) a fait son apparition en France et en Allemagne presque simultanément vers la fin du 18ème siècle dans le contexte de la philosophie des lumières et de l’Aufklaeruung. Pour les Français il est à peu prés synonyme de «  culture » et traduit un jugement de valeur porté sur l’état moral atteint par un peuple donné. Pour les Allemands il est distinct de « Kultur » (raffinement spirituel) et de «  bildung »  (caractère de l’élite intellectuelle) et désigne beaucoup plus l’aspect matériel et organisationnel du progrès d’une société. Guizot, Ranke, Burkhardt ainsi que d’autres historiens et philosophes de l’Histoire s’en empareront tout au long du siècle qui suivra mais sans parvenir à en donner une définition systématique satisfaisante. Il faudra attendre notre siècle pour que des penseurs ou historiens d’envergure comme Spengler et Toynbee en fassent un concept organique opérationnel. Pour Spengler la Zivilisation c’est « le devenu » d’une « Kultur », sa conséquence organique et logique, son achèvement et sa mort. Il en dénombre six. Pour Toynbee la civilisation est le passage d’une société primitive à une société avancée, de la condition statique à la condition dynamique, du «  yin » au « yang ». Il reconnaît cette qualité aux 21 sociétés historiques qui ont su trouver les « ripostes » appropriées aux «défis » biologiques et physiques qui se sont présentés sur leur itinéraire historique.

Sur l’axe de la pensée islamique il semble que ce thème n’ait fait l’objet d’analyse  systématique que de la part d’Ibn Khaldoun (le véritable père de la philosophie de l’Histoire) et de Bennabi. Ibn Khaldoun entendait par «hadhara »  la limite vers laquelle tend tout processus de «  oumran », idée qui constituera le fond même de l’opposition Kultur-Zivilisation chez Spengler six siècles plus tard.

b) Définition bennabienne : d’un point de vue métaphysique le phénomène « civilisation » lui apparait comme «  le cours d’un astre idéal autour de la terre » se levant successivement à l’azimut de chaque peuple : «  Civilisations présentes, civilisations perdues dans la nuit passée, civilisations futures ; ligne lumineuse de l’épopée humaine depuis l’aurore des siècles jusqu’à leur consommation. Chaine prestigieuse où les générations ont soudé bout à bout leurs efforts et leurs contradictions, et le résultat de tout cela, le progrès incessant. Les peuples se relayent, chacun a le jour de sa mission marqué à l’horloge où sonnent les heures graves de l’Histoire ». D’emblée on peut constater que pour Bennabi tous les peuples, toutes les races, sont théoriquement aptes à la civilisation.

b-1) approche historique : Bennabi, qui ne se veut pas historien, ne se préoccupe pas de localiser le point de départ de ce mouvement dans l’espace ou dans le temps. Il relève seulement « sa continuité à travers les âges. Toutefois, lorsqu’on essaie de fixer ses coordonnées «  historiques », on s’aperçoit qu’elles désignent une AIRE qui se déplace. Si bien que la continuité que l’on constate dans la perspective générale de l’Histoire peut se trouver masquée par une discontinuité qui apparaît lorsqu’on considère la succession des aires de civilisation. Elle se présente alors comme une série numérique se poursuivant par termes semblables mais non identiques». De là, Bennabi déduit une donnée essentielle de l’Histoire dont il attribue l’intuition première à Ibn Khaldoun : le « Cycle de civilisation ».

Chaque cycle est défini par des conditions «  psycho-temporelles » propres à un groupe social. Ce groupe réalise et incarne pendant la durée de ce cycle une «  civilisation » (unité sociale historique). Puis la « civilisation  » (phénomène universel) émigre, quitte les coordonnées historiques et géographiques de cette entité humaine, se « déplace, transfère ses valeurs dans une aire où un nouveau cycle lui  est ouvert. Elle se perpétue ainsi dans un exode indéfini et à travers de successives métamorphoses, chaque métamorphose étant une synthèse bio-historique de l’homme, du sol et du Temps ».

Là où le cycle commence, indique-t-il, il n’y a « ni science, ni savants, ni industries, ni techniciens, ni arts, ni artistes, ni aucun indice d’un progrès marqué. Quand une civilisation commence (ou quand on est à l’aurore d’une renaissance) il y’a évidemment que trois facteurs temporels : L’Homme, le Sol et le Temps. C’est  là tout le capital social d’un peuple à ses premiers pas dans l’Histoire.»

Mais la synthèse bio-historique de ces trois facteurs fondamentaux n’est pas spontanée, et encore mois fortuite, le produit du hasard ou de quelque déterminisme extra-historique. Algébriquement, Bennabi la voit comme une intégrale conditionnée par des liaisons nécessaires entre les trois termes : « Elle est soumise à une sorte de catalyse ; un facteur moral (idéologique) doit  la catalyser, c’est-à-dire déterminer sa cohésion intérieure, sous peine, au lieu de former un TOUT défini dans sa structure et dans sa destination, de n’engendrer qu’un TAS amorphe et instable, incapable de prendre et de garder une orientation donnée, d’avoir une vocation ».

C’est toujours la révélation sensationnelle d’un Dieu ou l’apparition d’un Mythe (Bennabi entend ce mot, « mythos », dans le sens que donneront à ce terme les travaux de Mircea Eliade : valeur religieuse et métaphysique, paradigme de tout acte significatif) qui marque le point de départ d’une civilisation. « Une civilisation est le produit d’une Idée qui imprime à une société pré-civilisée la poussée qui la fait entrer dans l’Histoire. Les civilisations se sont formées dans des circonstances dominées jusqu’à l’aliénation complète de la conscience humaine par l’idée de salut devantun péril physique ou eschatologique. L’idée religieuse intervient soit directement, soit par ses succédanés antireligieux mêmes dans la synthèse d’une civilisation ; la religion(ou son substitut) catalyse des valeurs sociales, mais à son état naissant, expansif et dynamique, quand elle traduit une pensée collective » Le côte social de la religion, ajoute Bennabi, n’est pas ici « autre chose que celui d’un catalyseur favorisant la transformation de valeurs qui passent de l’état naturel à l’état psycho-temporel».

b-2)Approche Pédagogique : pour Bennabi donc le problème d’une civilisation se pose partout dans les mêmes conditions : il s’agit de réaliser la synthèse bio-historique de l’homme, du sol et du temps avec le concours d’une IDEE révélée, comme les religions, voire les MYTHES, ou construite (comme les philosophies révolutionnaires). La civilisation, c’est la possibilité de remplir une FONCTION: « C’est l’ensemble des conditions morales et matérielles qui permettent à une société donnée, d’assurer à chacun de ses membre toutes les garanties sociales nécessaires à son développement  ».

Le drame de chaque peuple, révolu ou actuel, est essentiellement celui de sa civilisation. Pour Bennabi, peut-on inférer, le problème qui se pose actuellement aux pays en voie développement n’est pas d’ordre économique, au sens étroit de ce mot, mais d’abord d’ordre psycho-temporel. Ce sont des rapports de DYNAMIQUE SOCIALE qui différencient un pays développé d’un pays sous-développé. Le «développement », dans le monde actuel, est  défini par une aire géographique ; il est l’apanage d’une aire culturelle, celle de la civilisation occidentale, comme le sous- développement est localisé dans l’aire pré-civilisée ou post-civilisée constituée par l’Afrique, une partie de l’Asie et une partie de l’Amérique. Historiquement une société occupe toujours une position déterminée : pré-civilisée, civilisée ou post-civilisée. Toute sa problématique doit être, pour être comprise, rapportée à la position qu’elle occupe au moment ou elle est considérée. L’histoire, dès lors, apparaît à Bennabi comme l’action concertée des choses, des personnes et des idées disponibles à un moment donné. Il la considérée de trois points de vue :

– par rapport à l’INDIVIDU, c’est surtout une Psychologie « une étude de l’homme considéré en tant que facteur psychologique d’une civilisation ».

– Par rapport à une COLLECTIVITE, c’est une Sociologie, « une étude des conditions de développement d’un groupe social défini non pas tant par ses données esthétiques et techniques, correspondant à l’aire de sa civilisation ».

– Par rapport à l’ENSEMBLE HUMAIN, c’est une Métaphysique « car sa perspective, qui s’entend au-delà du domaine de la causalité historique, embrasse les phénomènes dans leur FINALITE. »

En conclusion à cette première partie nous aimerions reproduire l’apologue sous lequel Bennabi a entamé sa réflexion sur le problème de civilisation :

« Quand Adam, coupable, descendit sur terre, il n’apportait que la feuille de vigne qui couvrait sa nudité et le remords qui rongeait son âme.

Quand les bêtes et les éléments le virent ainsi apparaître, ils ricanèrent de son dénuement.

Adam ressentit le froid, la faim et la peur. Il alla se réfugier dans une caverne obscure pour méditer sur sa pauvreté et son isolement dans une nature qu’il connaissant à peine.

Il envia le sort de l’oiseau dans le ciel et celui du poisson dans l’eau.

Le remords mordit plus fort son âme attendrie sur son pauvre sort.

Il pria humblement et implora le ciel.

Et le Ciel lui répondit : je t’ai donné ton génie et ta main, je t’ai donné le sol et le temps.

Vas, tu dompteras l’espace comme l’oiseau qui vole et tu vaincras le flot comme le poisson qui nage.

Adam sourit. Et l’Astre Idéal éclaira son obscure caverne et sn brillant destin »

Tout l’optimisme de Bennabi est résumé dans cette poésie de l’espoir en dépit des problèmes tragiques qu’elle dévoile quand on la ramène au sort des sociétés pré ou post-civilisées.

II) La Théorie de la CULTURE :

Le mot « culture » est d’origine romaine (entretenir, préserver, prendre soin) et se rapportait à la terre. Cicéron a été le premier à l’utiliser dans le sens figuré (pour les choses de l’esprit). Cela dit, et le mot ayant tellement été galvaudé d’une école à une autre, il faut d’entrée de jeu dire ce que n’est pas la culture pour Bennabi. L’ethnologie d’inspiration freudienne (Roheim) entend par ce terme « Tout ce qui, dans l’humanité, se situe au dessus du niveau animal ». Pour le culturalisme américain (Linton), c’est « La configuration des comportements appris, dont les éléments sont adoptés et transmis par les membres d’une société donnée ». Les Anglo-Saxons (Kardiner, Preble, Rodin…), enfin, la confondent avec « société » et emploient indistinctement « culture », « société » et «  civilisation ». Dans le système bennabien la place assignée à la culture par apport à la civilisation est celle du sang par rapport à l’organisme humain.

a) approche biologique : « Dans son rôle historique la culture assume par rapport à la civilisation la fonction du sang par apport à l’organisme vivant. Le sang véhicule les globules blancs et les globules rouges qui entretiennent la vitalité, l’équilibre de l’organisme, et constituent son système d’auto-défense. La culture  est l’élément nourricier, le sang d’une civilisation, le sang ou les idées pratiques du peuple et les idées techniques de son élite ont néanmoins un fond commun fait de dispositions, d’idées, de tendances identiques. La culture est une doctrine du comportement général d’un peuple dans toute sa diversité et toute sa gamme sociale. Si, pour les uns, elle doit être  un pont  indéfini vers le progrès, elle doit être pour certains le garde-fou qui les empêche de tomber dans l’abîme ». Pour Bennabi toute réalité sociale, à sa racine, est une certaine valeur culturelle actualisée dans la condition de l’homme et dans le paysage qui l’environne. « Une réflexion sur le problème de la civilisation est nécessairement une réflexion sur le problème de la culture. »

b) Approche pédagogique : de cette définition, il découle « qu’il y’a pas d’histoire sans culture, car un peuple qui n’a plus sa culture n’a plus son histoire. La culture, y compris l’idée religieuse qui est à la base de toute l’épopée humaine, n’est pas une science, mais une AMBIANCE dans laquelle se meut l’homme qui porte une civilisation dans ses entrailles. C’est un milieu ou chaque détail est un indice d’une société qui marche vers le même destin. » Et de poursuivre :« La culture, c’est cette synthèse d’habitudes, de talents, de traditions, de goûts, d’usages, de comportements, d’émotions, qui donnent un visage à une civilisation et lui donnent ses deux pôles, comme le génie d’un Descartes et l’âme d’une Jeanne d’Arc… La culture est une ambiance faite de couleurs, de sons, de formes, de mouvements, de choses familières, de paysages, de figures, d’idées-diffuses… C’est une ambiance qui exerce son action sur le berger et le savant à la fois. C’est le milieu dans lequel se forme l’être psychique de l’individu, comme se forme son être physique dans la biosphère ».

Si on analyse une réalité sociale, en déduit Bennabi, on découvre instantanément dans son état, ou progressivement dans son processus, quatre éléments fondamentaux : une ETHIQUE, une ESTHETIQUE, une TECHNIQUE et une LOGIQUE PRAGMATIQUE : « Toute réalisation sociale, tout produit de civilisation, est dans son essence une synthèse de ces quatre éléments. » L’ « Ethique » détermine un comportement collectif : c’est la force cohésion puisée dans un même Ethos, une même représentation de l’univers (Bennabi l’appréhende sous l’angle sociologique et non pas  seulement philosophique). L’ « Esthétique » détermine le goût général, l’allure générale de la  vie d’une société. La « Logique pragmatique » détermine les modes d’action communs ; elle approprie l’action nécessaire au but envisagé ; c’est le lien indispensable entre une action et son but, entre une politique et ses moyens, entre une idée et sa réalisation.La « Technique » récapitule les moyens appropriés mis au service de l’action par chaque catégorie sociale dans le procès économique et traduit le sens pratique d’une société.

Dans sa considération de l’Histoire Universelle, Bennabi décèle grosso-modi deux types de culture : la « culture d’empire », aux racines techniques, et la « culture de civilisation » aux racines éthiques et métaphysiques. Au début, à l’aube des temps historiques, il y avait l’Homme et sa « peur devant le vide cosmique ». L’Histoire – sous ce rapport LA CIVILISATION UNIVERSELLE – s’incarnera tantôt dans une « culture d’Empire », correspondant à la psychologie de l’extraverti (terminologie Jungienne), tantôt dans une « culture de Civilisation » correspondant à la psychologie de l’introverti. « C’est tantôt l’apogée de la civilisation ou les choses sont centrées autour de l’Idée, et tantôt l’apogée de la civilisation ou les idées sont centrées sur les Choses »écrit Bennabi.

Dans cet « alternat des cultures » (l’expression n’est pas de Bennabi, c’est nous qui l’empruntons à Goethe) symbolisé dans l’ouvre de Bennabi par l’opposition entre le personnage de Robinson Crusoé et celui de Hayy Ibn Yaqdhan,  la « culture de civilisation » est caractérisée – à son moment de périgée – par l’excessive tendance à privilégier les valeurs morales, ce qui conduit à un excès de « dé-temporalisation »  de la vie, et la « culture d’empire » – également à son moment de périgée – caractérisée par trop forte conduit à un excès de «  temporalisation » de la vie. Il écrit : « La pensée occidentale semble essentiellement graviter autour du pondéral, du quantitatif. Quand elle dévie vers l‘excès, elle aboutit fatalement au matérialisme sous ses deux formes ; la forme bourgeoise de la société de consommation, et la forme dialectique de la société communiste. La pensée musulmane, quand elle est à son périgée, comme elle l’est maintenant, sombre dans le mysticisme, le vague, le flou, l’imprécis, le mimétisme, l’engouement pour la ‘‘Choses’’ … »

Quoique Bennabi n’ait pas développé en profondeur le principe de l’alternance des cultures (la « vita contemplativa » et la « vita activa », Apollon et Dionysos) que nous avons cru reconnaître dans l’allusion qu’il fait aux mouvements de « diastole » et de « systole » de l’Histoire (à partir du principe de fonctionnement du cœur), nous sommes tentés d’illustrer sa démarche et son raisonnement par ces quelques exemples supplémentaires : la Grèce a privilégié l’Idée, l’Esthétique (on appelait ainsi la philosophie vouée à la recherche du Bien), au détriment de l’Utile et du Pratique. Elle découvrira les grands fondements de la science, mais ne daignera pas en tirer les implications « technologiques ». Rome, qui lui succédera, aura au contraire peu de génie mais brillera dans les conquêtes, dans les institutions, soit pas son pragmatisme. Dans l’ordre historique, l’islam prendra la relève de la civilisation: il cultivera les hautes vertus et les idéaux les plus élevés, mais ne sera ni technicien, ni industriel. L’Occident, qui lui emboîtera le pas, le sera à outrance : il se fera matérialisme et impérialisme. Dans la doctrine chinoise l’Idée a son culte dans le Taoïsme (le non-agir), et la Chose trouvera ses hérauts dans le Confucianisme. De la même façon se scindera la Tradition Hindoue en Brahmanes, pour l’Idée, et en Ksatriyas, pour la Chose.

III) La Théorie des Idées

  1. Définition fonctionnelle :

Si la civilisation, dans la pensée de Bennabi, est l’organisme, et la culture son sang, on ajoutera que les idées constituent ses gènes, son programme génétique. « L’individu isolé,écrit-il,ne peut survivre dans sa solitude qu’en refaisant pour son compte et dans un laps de temps forcément réduit, l’expérience millénaire par laquelle la société s’est adaptée à son milieu. Son aventure commence ou bien à partir d’une table rase d’idées, comme Hayy Ibn Yaqdhan, ou bien d’une table rase de moyens, de choses, comme Robinson Crusoé. Mais quel que soit son degré de dénuement et le type de culture qu’il représente, son activité, pour assurer sa survie, répondra toujours à des processus psychosomatique dont le schéma se retrouve dans une forme d’activité humaine. Dans sa forme la plus simple, cette activité peut être représentée par l’action d’un artisan penché sur son ouvrage, un ciseau à la main, par un laboureur courbé sur sa charrue, par un soldat armé de son fusil. Dans tous ces cas l’action (artisanale, agraire ou guerrière) s’accomplit à partir de deux termes masquant une réalité plus complexe, car l’action ne s’accomplira effectivement que dans les conditions qui répondent nécessairement à un COMMENT et un POURQUOI. On n’agit pas n’importe comment, sous peine de rendre une tâche impossible ; on n’agit pas sans raison, sous peine d’entreprendre une tâche absurde. L’action ne peut donc se déterminer en dehors d’un schéma qui implique en même temps que ses termes visibles, un élément IDEEL, représentant ses motivations et ses modalités opératoires… Une civilisation est le produit d’une IDEE FONDAMENTALE qui imprime à une société pré-civilisée la poussée qui la fait entrer dans l’Histoire. Le rôle des Idées dans une civilisation n’est pas simplement figuratif, décoratif, celui d’une garniture de cheminée, comme il le deviendra aux époques post-civilisée. Durant la période d’insertion d’une société dans l’Histoire, le rôle des idées est FONCTIONNEL car la civilisation est la possibilité de remplir une fonction … »

b) L’Univers-Idées :

Une société au stade pré-civilisé, explique Bennabi, fait face à ses activités rudimentaires avec des « motivations » et des « modalités opératoires » qui représentent un modeste univers-culturel. Même à ce stade, cependant, cet univers inclut des idées-maîtresses, des archétypes, qu’une génération hérite de la précédente et passe à la suivante, et des idées pratiques plus ou moins retouchées par chaque génération pour faire face à des circonstances précises de son histoire. « Les premières idées qui tendent son activité sont son Ethique à ce stade-là ; les secondes, qui orientent son activité, sont sa Technique. Quand elle passera au stade suivant, qu’elle s’engage dans le processus d’une civilisation, sa mutation correspond à une révolution culturelle qui retouchera plus ou moins, plutôt moins, sa Technique mais bouleversera radicalement son Ethique. Au seuil d’une civilisation, ce n’est pas le MONDE DES CHOSES qui se transforme, mais LE MONDE DES PERSONNES fondamentalement et, à ce stade-là, même la Technique n’est pas tournée vers la Chose mais vers l’Homme. Au sein de l’Univers-Idées d’une société il y a une hiérarchie des idées qui transforment l’homme et celles qui transforment les choses. Les premières détiennent le pouvoir de conditionner l’énergie vitale au seuil d’une civilisation ; les secondes celui de conditionner la matière dans la seconde phase du cycle … 

Le pouvoir des premières, en degré de transformation et en durée, dépend de l’origine sacrale ou temporelle de l’univers-culturel qui a pris naissance dans la nouvelle société. En fait, un univers purement temporel n’existe pas à l’origine parce qu’il ne peut pas fournir des motivations assez puissantes pour soutenir les premiers pas d’une société naissante. Un ordre naissant cherchera toujours appui sur des valeurs sacrées. Par ailleurs, l’Histoire montre qu’un univers, même fondé à l’origine sur ces valeurs, tendra toujours à la désacralisation à mesure que la société avance dans la seconde phase, celle des problèmes techniques et de l’expansion.

Si bien que le phénomène peut être interprété de deux manières : dans la perspective d’un économiste c’est un progrès, dans celle des historiens-philosophes c’est une perte d’énergie, un début de vieillissement. Ces deux interprétations contradictoires se concilient dans la nécessité de la loi de transformation de l’énergie qui gouverne aussi l’Histoire comme elle gouverne la physique : il faut une chute de potentiel pour produire du travail.

Les mécaniciens nomment « moment » de la force l’instant à partir duquel son bras de levier est suffisant pour lui permettre de déplacer une résistance, c’est-à-dire d’accomplir un travail. L’idée-force aussi a son MOMENT : c’est quand sa projection dans notre activité est exactement l’image intégrale de son archétype dans l’univers-culturel originel. Toutes les idées, celles sui concernent l’ordre moral comme celles qui gouvernent l’ordre matériel, ont leur moment de grâce, leur MOMENT D’ARCHIMEDE.

Le Moment d’Archimède des idées dépend de l’état de leurs liaisons avec les archétypes. Ceux-ci représentent dans l’univers culturel les MATRICES sur lesquelles se moulent les idées qui s’expriment directement dans nos activités. Mais le temps travaille dans notre subjectivité, dans notre rationalité, à oblitérer les saillants de ces moulages, comme on fait dans un atelier d’impression ou de fonderie. Il peut arriver que les formes tirées ne soient plus que de pâles images des archétypes : les IDEES EXPRIMEES trahissent les IDEES IMPRIMEES sur les matrices originelles. Et cette trahison retentit sur toute notre activité en l’exposant à une NEMESIS, une vengeance parfois terrible sur le plan temporel, quand les idées trahies se vengent.

On le comprend aisément sur le plan technique où la vengeance est plus immédiate quand on construit mal une machine qui explose, un pont qui s’écroule. Mais, souvent, les sociétés, les civilisations, les empires, ne s’écoulent pas autrement. Toutes les débâcles de l’Histoire ne sont la plupart du temps que les effets plus ou moins immédiats d’une Némésis des idées trahies… 

L’univers-idées est un disque que l’individu porte en lui en naissant. C’est un disque qui diffère d’une société à l’autre par certaines notes fondamentales. Le disque de chaque société est imprimé différemment et les individus ou les générations y ajoutent leurs notes propres, comme les harmoniques des notes fondamentales : l’univers-idée est un disque qui a aussi ses notes fondamentales, ses archétypes : ce sont les IDEES-IMPRIMEES. Le génie grec s’est moulé sur les notes fondamentales d’Homère, d’Euclide, de Pythagore, de Socrate et d’Empédocle, et sur les harmoniques de Platon et d’Aristote, enrichies par les générations athéniennes pour donne au monde cette mélodie dont on retrouve quelque chose dans la civilisation actuelle. 

En Physique, poursuit Bennabi, le rapport entre la vibration fondamentale et son harmonique est tel que celle-ci s’évanouit dès que la première cesse de vibrer. C’est le rapport entre les idées imprimées et les idées exprimées. Quand les premières commencent à s’effacer sur le disque d’une civilisation, il donne d’abord de fausses notes, des sifflements, puis des silences et des crachements. Quand les archétypes sont effacés, on n’entend plus l’accent de l’âme dans le concert. Les idées exprimées n’ayant plus de racines dans le plasma culturel originel se taisent à leur tour, elles n’ont plus rien à exprimer, elles ne peuvent plus rien exprimer. La société qui en est à ce point s’atomise faute de motivations communes: c’est le moment des IDEES MORTES »

c) Idées authentique et idées efficaces :

Une idée authentique n’est pas toujours efficace, une idée efficace n’est pas toujours vraie : « L’authenticité est intrinsèque, spécifique, indépendante de l’Histoire. L’idée vient au monde vraie ou fausse. Quand elle est vraie, elle gardera son authenticité jusqu’à la fin des temps. Par contre, elle peut perdre son efficacité au cours de sa carrière, même si elle est vraie. L’efficacité d’une idée a son histoire qui commence avec son moment d’Archimède, quand sa poussée originelle bouleversera le monde ou que l’on croit trouver en elle le point d’appui nécessaire pour soulever le monde.Au siècle de la productivité, il ne suffit pas de dire vrai pour avoir raison. C’est mal porté aujourd’hui de dire deux et deux font quatre et de mourir de faim, à côté de quelqu’un qui dit « ça ne fait que trois » et assure quand même son morceau de pain. Aujourd’hui, les preuves par neuf ne sont pas d’ordre philosophique ou moral, mais d’ordre pratique. Elles sont justes si elles assurent le succès.

d) l’idéologie :

« Une idéologie n’est pas la somme d’idées disparates mais la directrice des énergies, une flèche qui désigne à une communauté sa voie dans l’Histoire. C’est l’impératif qui imprime le mouvement à la main et à la pensée dans un sens donné. Elle doit réaliser cette synthèse de l’action individuelle et collective, sur le plan de la plus haute spéculation comme dans la pratique la plus courante.

L’idéologie doit être d’abord un hymne qui conduit le travail de tout un peuple, le « han » qui scande l’effort d’une nation, le « ho hisse ! » d’une communauté qui hisse son destin plus haut. Mais l’hymne qui conduit un peuple sur les champs de bataille ou sur les chantiers de travail où il s’agit de son destin ne surgit pas du néant ou d’une improvisation littéraire ou musicale. Il surgit de l’âme même du peuple, de ses traditions, de son histoire, de tout ce qui rend son travail ou son combat sacré à ses yeux. L’idéologie qui doit apporter l’élan, doit aussi apporter un principe d’ordre. Avant de dompter la nature, une société doit se dompter elle-même, se discipliner, se soumettre à la règle, à la norme nécessaire, au travail en commun. 

L’énergie dont la nature dote chaque individu est indispensable à l’accomplissement des tâches quotidiennes. Mais, libérée inconditionnellement, elle est dévastatrice. Elle détruit l’ordre, dévore la discipline, abolit la règle et la norme, et rend le travail en commun impossible. Elle doit être endiguée, canalisée, elle doit, en terme pavloviens, subir un conditionnement qui la rend propre aux objectifs précis d’une société qui se construit.

Le problème de la liberté se pose en ces termes précis, non en termes démagogiques. La liberté du singe peut être totale sans nuire à l’espèce simiesque, mais la liberté de l’homme ne saurait être totale qu’au prix d’une anarchie incompatible avec toutes les nécessités de l’organisation sociale et de l’ordre public. Le chemin de la liberté passe entre ces deux extrêmes : le conformisme abusif qui aboutit à la fossilisation de la pensée dans une gangue politique, et le non conformisme systématique qui aboutit au chaos des personnes, des choses et des idées… 

Et Beannabi de conclure : « Une politique qui ignore les lois fondamentales de la sociologie considérée comme biologie des organismes sociaux, n’est plus qu’un sentimental verbiage, un peu simple jeu de mots, un tam-tam démagogique. »

e) Le Socialisme :

C’est, écrit Bennabi, au niveau d’une action concertée, le mode opératoire le plus efficace. Son efficacité découle à la fois de sa qualité en tant que technique sociale appliquée à la totalité de la communauté, et du point de vue psychologique comme facteur d’intégration de l’action individuelle dans l’action concertée. D’un côté il mobilise au maximum les personnes, les choses et les idées d’une société, de l’autre il affecte toutes les données d’un coefficient d’efficacité, en donnant à la personne de puissantes motivations, à la chose ses meilleures conditions d’utilisation,  à l’idée son rôle et son meilleur usage.

f) La Démocratie :

Bennani la considère d’après un schéma ontologique à un triple point de vue :

– comme sentiment envers soi.

– come sentiment envers autrui.

-comme ensemble de conditions sociales et politiques nécessaires pour la formation et l’épanouissement de pareils sentiments chez l’individu.

La démocratie ne peut se réaliser en tant que fait politique, en tant que pouvoir des masses, si elle n’est pas d’abord imprimée dans l’individu qui constitue ces masses, si elle n’est pas imprimée dans son « moi », dans les structures de sa personnalité, si elle n’existe pas dans la société comme un ensemble de conventions, d’habitudes, d’usages, de traditions : « Le sentiment démocratique n’est pas inhérent à n’importe quelles conditions morales et sociales. C’est l’aboutissement d’une culture, le couronnement d’un humanisme, c’est-à-dire d’une certaine évaluation de l’homme, à son échelle personnelle et à l’échelle des autres. Il est le résultat de cette double évaluation. Dans tout processus de démocratisation, le sentiment démocratique est une certaine limite psychologique au-dessous de laquelle apparaît celui du despote. L’homme libre, le citoyen d’une démocratie, est une affirmation entre ces deux négations. Une constitution démocratique n’est l’expression, authentique d’une démocratie que dans la mesure où l’entreprise de démocratisation l’a précédée. La démocratie, c’est un système à deux battants : elle doit être politique et sociale à la fois… L’ordre qui accorde à l’individu au bulletin de vote et le laisse crever de faim n’est pas un ordre démocratique. »

A notre connaissance, Bennabi est l’homme qui a traité le plus en profondeur et avec le plus d’esprit de système le problème des Idées. Platon, Leibniz, Fouillé,  Ortega y Gasset, Le Bon, etc, en ont tous plus ou moins traité, mais pas de cette manière et encore moins avec ce résultat. Signalons pour ceux que cela intéresse les récents travaux de Jonas Salk (postérieurs à la mort de Bennabi) : on croirait relire Bennabi !

B) LE PROBLEME DU MONDE MUSULMAN :

a) L’islam inassumé :

L’expression n’est pas bennabienne, mais elle est bennabiste en ce sens qu’on peut l’inférer de son raisonnement général. En effet, Bennabi a introduit une distinction capitale dans la considération de l’histoire du monde musulman en dissociant la valeur de l’Idée islamique de son « devenu » musulman historique. Il écrit : « Le développement connu sous le nom de civilisation islamique n’est qu’une accommodation de l’islam doctrinal à l’état de fait qui suivit Siffin. Les écoles juridiques eurent beaucoup de peine à réaliser cette accommodation contre un pouvoir dynastique – donc extra-musulman – exclusif et tyrannique. Si bien que ce n’est pas la civilisation musulmane qui est issue de la doctrine islamique, mais au contraire les doctrines qui se sont accommodées à un ordre temporel imposé. 

Tout le développement historique du monde musulman est le produit des écoles de théologie et de l’adaptation de leur enseignement à la vie pratique. Si bien que le côté social de la doctrine coranique et tous les embryons sociologiques qu’elle contenait ont été négligés dans cet enseignement qui ne les a pas développés. Tout ce qu’on pourrait appeler la « logique pragmatique » de l’islam n’a pas été développé. La civilisation islamique n’est,du point de vue bio-historique qu’une dénaturation de la synthèse originelle réalisée par le Coran et fondée sur l’équilibre de l’esprit et de la raison. Le monde musulman a connu sa première rupture à la Bataille de Siffin en l’an 37 de l’hégire, parce qu’il contenait déjà – si peu de temps après sa naissance – une contradiction interne : l’esprit djahilien en lutte avec l’esprit coranique.

Siffin a substitué le pouvoir dynastique au pouvoir démocratique khalifal et creusé un fossé entre l’Etat et la conscience populaire. Cette séparation contenait en puissance tous les séparatismes futurs, toutes les antithèses politiques au sein de l’islam. Bennabi a pris soin de définir la « conscience » : « C’est le résumé psychologique de l’histoire, le distillat du passé dans un « moi » humain, une cristallisation d’habitudes, de préjugés et de goûts. Tout ce qui n’est pas du domaine des antécédences qui constituent ces données, demeure par cela même étrange à la conscience. »

C’est ce retard, explique-t-il, qui fut dans le monde musulman la cause directe de la rupture de Siffin : « Le Coran, en tant que système philosophique, était une science qui dépassait singulièrement l’horizon de la conscience djahilienne. Il en est résulté une rupture entre ceux qui avaient assimilé la nouvelle pensée, la pensée coranique, et ceux qui demeuraient attachés à la tradition, à des conceptions sociales, à des conditions de vie que le Coran venait précisément abolir. Ce phénomène est le fond même de l’histoire musulmane depuis quatorze siècles… Depuis, l’islam, chevalier des temps apocalyptiques annoncés jadis par son Prophète fait cavalier seul dans le monde, loin des Etats dits musulmans, de leurs élites, de leurs politiques. »

Si tous les historiens et penseurs musulmans – tant sunnites que chiïtes – ont déploré les évènements de Siffin, aucun d’entre eux ne semble en avoir tiré les conséquences et les implications auxquelles est parvenu Bennabi. Ibn Khaldoun ne s’y arrête pas et n’aperçoit que le changement institutionnel lui qui, pourtant, fera de la « açabiyya » le moteur de l’Histoire Montesquieu et Toynbee l’évoqueront comme le principal accident survenu dans l’histoire de l’islam mais sans dépasser l’aspect évènementiel, sans en extrapoler les effets au reste de l’histoire sociopolitique du monde musulman.

  1. Les causes de l’échec de la Nahda :

Le mouvement réformateur dont les sources remontent à Ibn Taimiyya a commencé avec Djamal-Eddine El-Afghani. Mais c’est Abdou qui a posé le problème de la réforme (Islah). Son dogmatisme lui fait penser, comme Iqbal plus tard, qu’une reformulation de la théologie musulmane est indispensable. Bennabi aperçoit l’erreur d’aiguillage : « Ce mot de théologie deviendra la fatalité du mouvement. La théologie ne touche en effet au problème de l’âme que dans le domaine du crédo, du dogme, alors que le musulman, même le musulman POST-ALMOHADIEN(c’est l’homme de la décadence), n’avait jamais abandonné son crédo. Il était demeuré croyant, ou plus exactement dévot, sa croyance était devenu inefficace parce qu’elle avait perdu son rayonnement social, parce qu’elle était devenue centripète, individualiste : foi de l’individu désintégré de son milieu social. Par conséquent, il ne s’agissait pas de lui enseigner une croyance qu’il possédait déjà, mais de restituer à cette croyance son efficacité. Transformer l’âme, c’est lui faire dépasser sa mesure humaine, et cette tâche-là n’est pas du domaine de la théologie mais de celui d’une science qui n’a pas encore de nom, que l’on pourrait nommer ici LE RENOUVELLEMENT DE L’ALLIANCE.

b)« Dans un effort de renaissance, la mystique – qui a conduit à la mystification maraboutique – ne peut fournir la base nécessaire à l’action réformiste. La mystique ne vise en effet que la condition spirituelle de quelques âmes d’élite, tandis qu’il s’agit, pour une réforme, de masses auxquelles il faut apporter une impulsion intérieure, de masses avides d’un SURSUM CORDA pour vaincre leur inertie. Le mouvement réformateur n’a pas su transformer l’âme musulmane, ni traduire dans la réalité la « fonction sociale de la religion ». Pour se représenter ce qui manquait aux efforts intellectuels des réformistes, il faut se figurer une œuvre de Marx, d’Engels ou de Lénine, réduite à sa critique de la société capitaliste, sans regard sur les lacunes de la classe ouvrière, ni ouverture sur la construction de la société socialiste.

Aujourd’hui, le monde musulman est un produit mixte de résidus hérités de l’époque post-almohadienne (période de décadence que Bennabi fait remonter à 1369 et qui s’étend à nos jours)et d’apports culturels nouveaux du courant réformateur et du courant moderniste(désigne dans la bouche de Bennabi les produits de l’école colonials, les intellectomanes qui croiront trouver la panacée dans l’occidentalisme, le marxisme, le laïcisme).Ce produit n’est pas le résultat d’une orientation réfléchie ou d’une planification scientifique. Il s’agit d’un composé mixte d’archaïsmes indécantés et de nouveautés non filtrés. Ce syncrétisme d’éléments de différentes époques, de différentes cultures, sans aucun lien naturel ou dialectique, a engendré un monde qui a la tête en 1949 (date où étaient écrites ces lignes), les pieds en 1369, et qui porte dans ses entrailles toutes les époques intermédiaires…

D’une part les idées qui ont montré leur efficacité dans l’édification de la civilisation musulmane il y a mille ans s’avèrent aujourd’hui inefficaces, comme si elles n’avaient plus leur adhérence à la réalité. D’autre part, les idées de l’Europe qui ont édifié l’ordre que nous nommons civilisation européenne perdent à leur tour leur efficacité dans le monde musulman actuel…

Notre comportement actuel est entaché d’une double infidélité : les musulmans ont perdu le contact avec les archétypes de leur univers culturel originel, et ils n’ont pas encore établi, comme le Japon l’a fait, de véritable contact avec l’univers–culturel de l’Europe. Au lieu d’entreprendre l’édification d’une civilisation, on a voulu accumuler ses produits : c’est le CHOSEISME, l’ENTASSMENT, le DEVELOPPEMENT ENTROPIQUE.

Le monde post-almohadien est un monde à deux dimensions : la chose et la personne. Il lui manque la dimension de l’IDEE. Le musulman est à l’âge psychologique de la CHOSE : à cet âge, une société n’a pas confiance dans les idées. L’idée n’est pas évaluée comme un moyen d’action sociale. C’est une simple parure de l’esprit distingués, un luxe superflu. Or la société qui ne fabrique pas ses propres idées directrices, ne peut pas fabriquer sa production de consommation, ni ses biens d’équipement. Ce n’est pas le manque de moyens qui met en danger l’existence d’une société quelconque, mais une carence de ses idées.

La conscience musulmane n’éprouve aucune espèce d’inquiétude métaphysique. Mais la relation sociale est, par contre, viciée par tous les problèmes concrets que la vie impose à chaque musulman. L’islam est une religion parfaite. Voilà une vérité dont personne ne discute. Malheureusement, il en découle dans la conscience post-almohadienne une autre proposition : « Nous sommes musulmans, donc nous sommes parfaits ». Syllogismes funestes qui sape toute perfectibilité dans l’individu en neutralisant en lui tout souci de perfectionnement. C’est ainsi que l’idéal islamique, idéal de vie et de mouvement, a sombré dans l’orgueil et particulièrement dans la suffisance du dévot qui croit réaliser la perfection en faisant ses cinq prières quotidiennes, sans essayer de s’amender ou de s’améliorer : il est irrémédiablement parfait, parfait comme la mort et comme le néant. Tout le mécanicisme psychologique du progrès de l’individu et de la société se trouve faussé par cette morne satisfaction de soi. Des êtres immobilisés dans leur médiocrité et dans leur imperfectible imperfection deviennent ainsi l’élite morale d’une société où la vérité n’a enfanté qu’un nihilisme. 

La différence est essentielle entre la vérité, simple concept théorique éclairant un raisonnement abstrait, et la vérité agissante qui inspire des actes concrets. La vérité peut même devenir néfaste, en tant que facteur sociologique, lorsqu’elle n’inspire plus l’action et la paralyse, lorsqu’elle ne coïncide plus avec les mobiles de la transformation, mais avec les alibis de la stagnation individuelle et sociale. En parlant à un malheureux – qui ne trouve pas son pain quotidien – de l’opulence dans laquelle vivait son père, son grand-père, ses aïeux, on peut lui apporter un oubli passager de ses souffrances par une sorte d’anesthésie momentanée de sa réflexion et de sa conscience. On ne guérit pas ses souffrances. De même, on ne remédie pas aux misères d’une société en lui contant les splendeurs de son passé, en inculquant le gout du rêve et du merveilleux… 

Il est absolument malheureux de constater que dans certains ouvrages orientalistes Bennabi est affilié au mouvement réformiste contemporain, lui qui n’a jamais fait siens ni cette démarche, ni ce terme, comme on a pu le constater à travers les développements qui ont précédé. Bennabi ne parlait pas de « réforme » ou de « changement », mais de METANOIA, de nouvelle synthèse bio-historique de l’Homme, du Sol et du Temps musulmans… Il ne prêchait aucun retour à quoi que ce fût, mais la résolution de se refaire de fond en comble.

C) LES PERSPECTIVES HISTORIQUES DE L’ISLAM

Bennabi, qui a opéré une nette distinction entre l’islam et les musulmans, n’a donc jamais cru au réformisme. Pour lui il s’agit de refaire, et non point de changer, l’homme musulman. Dans « Vocation de l’islam » comme dans « L’Afro-Asiatisme » il a explicitement indiqué que l’« intégrisme » ne constituait pas davantage une voie. Pour lui, la solution passe d’abord par un dégagement de l’islam de ses revêtements historiques post-siffiniens : « L’islam éternel n’a pas à couvrir et à justifier d’une manière ou d’une autre les faiblesses d’un ordre temporel qui se veut musulman. Il est d’un métal spirituel qui n’a guère besoin de trempes apologétiques, de ces trempes à l’eau de rose que des artisans mal inspirés voudraient lui faire subir pour lui donner, semble-t-il, plus de tranchant social, pour en faire un outil capable de tailler dans la matière rebelle de l’Histoire. Ce n’est pas l’outil en fait qui est à refaire, mais l’artisan qui s’en sert. Et il est plus efficace de faire la critique des faiblesses de celui-ci, que de faire l’éloge de celui-là ».

Si la décadence, dit-il, est un décalage, inversement « la renaissance est l’effort du monde musulman sur le plan psychologique, le mouvement de sa conscience pour rattraper son retard sur la pensée coranique et la pensée scientifique moderne : une logique pragmatique de l’action et une logique cartésienne de la pensée. Comme un germe enfoui dans le sol mais dans lequel la vie demeure latente jusqu’au moment où il retrouvera les conditions biologiques de son développement, l’embryon islamique peut être activé dans de nouvelles conditions historiques. »

A l’adresse des pays musulmans, il clame qu’aucune solution « nationale » n’est concevable : « Au lieu d’une approche algébrique susceptible d’indiquer une solution applicable à l’échelle d’une société où se pose le problème, on adopte une démarche arithmétique traitant chaque cas à part, au lieu de traiter une situation historique donnée. Or, les causes qui ont agi depuis des siècles sur la situation des pays musulmans ne se sont pas formées à l’intérieur des frontières nationales d’un pays, mais dans l’espace embrassé par l’air de la civilisation musulmane. »

Outre ces raisons, Bennabi voit le « mondialisme » (il a utilisé le mort dans les années 40) dessiner les traits du monde du XXIème siècle : « Le monde musulman n’est pas un groupe sociale isolé, susceptible d’achever son évolution en vase clos. Il figure dans le drame humain à la fois comme acteur et comme témoin. » L’âge de la désintégration de la matière, prophétise-t-il, coïncide avec l’âge de l’intégration humaine. Par ailleurs, et dès les années 1940 il voyait venir la fin de l’ère méditerranéenne de l’islam et le déplacement de son centre de gravité vers l’Asie. C’est en effet là-bas, et non dans le monde arabe, que l’islam est en train de se renouveler (voir les travaux d’H.C d’Encausse).Non attaché à la lettre ou aux formes qui sont le propre de l’esprit à courte vue, Bennabi est convaincu que c’est une synthèse des idées authentiques et des idées efficaces qui résultera des brassages interhumains que jaillira le nouveau monde, « si une parousie ne l’aura pas emporté entretemps ».

« Parcours Maghrébins »,  février 1987

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