Il y a des circonstances où le football n’est plus un jeu mais la continuation de la guerre par d’autres moyens. Il peut même arriver – et c’est arrivé – que la guerre elle-même ne soit que la continuation du football par d’autres moyens. Le sport le plus bête, le jeu le plus stupide, une banale course à cloche-pied ou un simple lancer de pierres peuvent prendre la physionomie – s’ils sont entourés de la solennité, du cérémonial et du faste audio-visuel d’une coupe du monde – d’un combat épique, d’une guerre mondiale où chaque protagoniste jette tout son poids, recourt à toutes les ruses et va jusqu’à l’extrême limite du permis pour triompher de ses ennemis successifs.
On a vu des guerres sans véritable enjeu durer des décennies, on continue de voir d’absurdes combats se poursuivre sans raison majeure pour justifier leurs atrocités. Ce n’est donc pas tant la valeur de l’enjeu qu’il faut considérer, mais les ressorts encore mystérieux de la psychologie de groupe pour comprendre les extraordinaires assimilations dont est parfois capable l’inconscient collectif. Quelle que soit son objet ou sa nature, toute compétition entre les nations qui a pour cadre la scène internationale et pour spectateurs le monde entier ne peut que prendre la dimension d’un affrontement à mort, d’une bataille de destin, et cela sans égard pour l’enjeu lui-même qui peut n’être que symbolique.
Dans l’imaginaire des nations qui y sont engagées, les stades d’une coupe du monde se transforment très vite en arènes, pour ne pas dire en champ d’honneur où vont se poursuivre par d’autres moyens des conflits que l’on croyait éteints, des hostilités vieilles comme le temps, des haines inextinguibles. C’est là aussi que naissent les futures envies d’en découdre avec celui-ci plutôt que celui-là, que se nouent les solides inimitiés d’avenir.
Cette année on a vu se raviver les guerres des Malouines, s’opposer une fois encore Gaulois et Germains, s’affronter en un éphémère combat l’Est et l’Ouest. Le six à zéro infligé par l’Union Soviétique à la Hongrie a dû rappeler aux Hongrois certains événements de Budapest. Par ironie du sort, il fallait que la visite de Gorbatchev tombe justement au lendemain de ce Waterloo sportif …
En remontant le temps, on peut rencontrer les exhortations enflammées de Reagan lors des Jeux Olympiques de Los Angeles, l’évocation du « jugement de Dieu » par le chancelier allemand dans un message à Mitterrand après la défaite des Français en 1982, la liesse populaire algérienne après le fameux Algérie-France des Jeux Méditerranéens de 1975.
Les peuples n’ont pas toujours l’occasion de suivre en direct le déroulement des grandes batailles de destin, c’est pourquoi ils suivent tous instincts grégaires libérés les matches de coupe du monde qui les impliquent.
En coupe du monde et quoiqu’on feigne de croire après-coup, surtout dans le camp des vaincus, personne n’est là pour jouer, pour épater ou pour ajouter en noblesse au sport grégaire par excellence. Chacun est là en tant que rouage déterminé d’une guerre nationale : le staff campe l’état-major, les joueurs les guerriers et les supporters l’intendance morale.
Et si les joueurs ont quand même l’air de « jouer », les nations qu’ils représentent tremblent à des milliers de kilomètres de là. Toutes les étapes éliminatoires, toutes les péripéties sont vécues par elles – le cœur serré et les tripes nouées – comme des catastrophes nationales, de méchants coups du destin ou des victoires vengeresses, selon le résultat.
Pour la deuxième fois dans son histoire le peuple algérien s’est trouvé engagé dans la guerre mondiale des jambes. Sensible jusqu’à la mortification quand il s’agit de sa dignité parmi les nations, il a jeté dans la bataille ce qu’il croyait être le meilleur de lui-même. Quoique secret, son espoir était immense. Il n’ambitionnait pas de remporter le trophée tant convoité mais il pensait bien pouvoir aller un peu plus loin que Gijón. C’était du moins ce que les « spécialistes » lui avaient affirmé mordicus. Ces derniers lui avaient donné prématurément le gout de la gloire; l’ayant chauffé à blanc, il finissait par se croire mèche … Il n’était que suif. Plus haut on s’élève plus dure sera la chute, dit-on.
La guerre est une affaire trop sérieuse pour la laisser entre les mains des militaires, s’est exclamé un jour un homme d’Etat. Le rapprochement peut-être maintenu : il y a des moments où le football est une affaire trop sérieuse pour la laisser aux pieds de joueurs à la réputation surfaite ou entre les mains de chefs incapables. Pour l’avoir ignoré, nous avons vu notre modeste blason pâlir et notre prestige fraichement acquis voler en éclats.
De deux choses l’une : ou nous nous sommes crédités d’un prestige immérité et il faut alors s’interroger sur les raisons de cette mégalomanie effrénée, ou nous avons mérité notre prestige et il faut alors expliquer cette déroute mexicaine qui ressemble fort à un châtiment. C’est qu’il y avait inadéquation entre l’immense attente du peuple, son aspiration irraisonnée à la gloire, et les piètres résultats subits à Mexico par des « valeurs individuelles » qui se sont avérées n’être que des gagne-petit, des joueurs au souffle court et à la patte molle.
De l’avis général l’assortiment de joueurs qui a affronté l’Irlande, le Brésil et l’Espagne pouvait vaincre s’il avait été animé par la rage de vaincre, l’esprit de gladiateur et le sens collectif qu’était censé lui inculquer le staff technique. Mais une macédoine de joueurs ne donne pas toujours une bonne équipe comme chacun sait. Le produit local et le produit d’importation font rarement un ménage heureux. C’est au gré des joueurs, au petit bonheur la chance, une fois oui une fois non. Cette fois, ce fut un non cinglant. La leçon a été retenue , mais en y laissant des plumes.
Une certaine mentalité de resquilleur nous avait bien laissé croire qu’on pouvait aller au deuxième tour (pour quoi faire ?) en rampant, c’est-à-dire en comptant non sur nos prouesses, mais sur un hypothétique repêchage des moins mauvais. Apres la déroute avérée, il fallait s’attendre à ce qu’on réclamât et obtînt la tête d’un staff qui avait certes fait la preuve par neuf de son incompétence.
Ce fut fait. La FAF crût même utile, pour bien marquer qu’elle n’avait aucune part dans une débâcle qui la surprenait en premier, de publier une espèce de bulle par laquelle elle apprenait à la nation contrite que des joueurs mécréants avaient été excommuniées. La bulle « fafale » évoquait, l’esprit en moins, la sentence de Ponce Pilate : les proscrits se reconnaîtront d’eux-mêmes. Quant au commun des Algériens, il n’avait pas à savoir, il n’était pas concerné, le football est une affaire trop sérieuse pour que la foule inexperte ait à en connaître.
Après un bref baroud de protestation les médias nationaux décidèrent de dédramatiser l’échec en renonçant à en débattre plus longtemps. On s’en remet ici et là au temps pour guérir la blessure, on compte sur l’oubli, on se rappelle subitement que ce n’était somme toute que du jeu. Nenni ! Ce n’était pas du jeu. A travers l’équipe nationale c’était l’Algérie se préparant à défendre son identité, c’était une image de marque, aussi modeste fut-elle, à préserver au moins de la honte. Il faut au contraire dramatiser au plus haut point le discrédit infligé au pays, s’interdire l’oubli, expliquer la faillite sans la justifier.
Cette fois nous n’avons pas de « scandale d’El Molinon » pour nous dédouaner. Notre habituel talent à trouver le réconfort dans l’amoindrissement et la banalisation de nos échecs, quand ce n’est pas dans leur imputation à l’impérialisme ou à l’Agence Internationale de l’Energie, ne convaincra ni ne consolera personne tant l’humiliation a été blessante. Renvoyer Saâdane à ses pénates ne suffit pas, n’apaise pas, ne résoudra rien. D’ailleurs le véritable entraîneur national qui nous a entraînés, peuple et équipe nationale, sur la voie du désastre, n’est pas tant cet homme qu’on a vite fait de désigner à la vindicte populaire. C’est l’esprit général tapi en chacun de nous qui fabrique et distille les idées fausses à propose de tout, y compris le sport, c’est l’état d’esprit producteur d’illusions et de mythes, de fausses réputations et de jugement erronés.
Cet esprit est porté et colporté par tout le monde, à commencer par les commentateurs sportifs et autres experts qui nous ont donné le gout d’une gloire qui n’était pas à notre portée. Ils étaient là, à l’affût de la moindre flatterie que laissait tomber quelque « monstre sacré » à propos de nos joueurs pour la rapporter grossie à l’envi à un public friand d’éloges et de duperies.
Ce sont eux qui ont crée l’expression avant la réalité (le « jeu algérien »), qui nous ont affublés de ce pli moyen-oriental qui consiste à transformer la défaite en victoire, qui ont peu le sens du résultat mais beaucoup celui du formalisme. Ce sont eux qui nous ont gonflés comme des ballons de baudruche en nous présentant notre billet pour Mexico comme un exploit en soi. En cela, ils ne sont que la réplique d’autres bonimenteurs …
La vie biologique, la vie économique, la vie sportive, tout en ce monde n’est que compétition, combat, lutte pour la survie, pour le bien-être ou pour le succès… La faiblesse, le sous-développement et l’échec n’émeuvent plus aucune conscience, ils ont fini par lasser, par écœurer même. Combien de tremblements de terre, combien de crises faudra-t-il pour que nous le comprenions et agissions en conséquence, nous les faiseurs de petits-ponts, les joueurs de quartier, les chœurs de pleureuses.
« Algérie-Actualité » » du 03 Juillet 1986