DEMOCRATIE ALGERIENNE

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Lorsque, à la veille de l’indépendance, les responsables de la Révolution algérienne se réunissaient à Tripoli pour décider quel type d’Etat et d’institutions donner au pays une fois libéré, plus d’un siècle avait passé depuis que l’Algérie avait cessé d’être un Etat et qu’elle s’était déshabituée, depuis l’Emir Abdelkader, de l’exercice de la souveraineté nationale et du pouvoir central.

Le Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA) convint à l’issue de ses assises que l’Algérie serait une république démocratique et populaire. Le choix, nonobstant quelques oppositions sans conséquences, s’imposait de lui-même. En effet, il ne pouvait être question une seule minute de revenir aux formes étatiques ayant prévalu en Algérie des origines à 1847. La pensée algérienne n’avait pas produit de conception politique traduisant sa vision du monde, sa perception particulière de l’Histoire, ni fourni une grille de définition des notions fondamentales d’Etat, de Pouvoir, de Droit, de Liberté… Restait alors à choisir modestement entre les deux seules variantes de l’Etat moderne d’inspiration occidentale en vigueur dans le monde contemporain : la variante libérale et la variante socialiste.

Toutes deux présentaient l’avantage d’exister à l’état de recettes immédiatement applicables. Mais tandis que la première était assimilée dans l’esprit des Algériens à l’impérialisme, à l’exploitation, à l’individualisme, et suscitait en eux de ce fait un phénomène de réfraction, une réaction instinctive de rejet, la seconde résonnait à leurs oreilles d’un écho envoûtant et emportait spontanément leur adhésion parce qu’elle évoquait pour eux les idées d’émancipation, de justice sociale, de solidarité, qui avaient animé tous leurs combats depuis l’aube des temps connus.

Outre l’aspect émotionnel, la modalité socialiste offrait un avantage supplémentaire, technique celui-là, de constituer le plus court raccourci pour parvenir à l’unité nationale, au développement collectif planifié, à une juste répartition des résultats de la croissance, et cela dans un parfait sentiment de continuité révolutionnaire puisque la direction de l’œuvre restait dévolue au même et prestigieux FLN.

Dès 1954 la Révolution algérienne, à travers sa composante dirigeante, s’était montrée soucieuse jusqu’à l’obsession d’actions et d’efficacité, qualités qui avaient manqué au mouvement nationaliste qui privilégiait le classicisme tant dans la conception que dans la pratique anticoloniale. Aussi ne se chargera-t-elle que très peu de documents idéologiques ou politiques et s’en tiendra-t-elle en la matière au strict minimum : la « Plateforme de la Soummam » pour organiser le corps agrandi de la Révolution, et le « Programme de Tripoli » pour aborder l’Indépendance.

A l’heure de l’Etat de droit, c’est-à-dire après le 5 Juillet 1962, ce qui avait été un trait amplement justifié par les circonstances (priorité de l’action armée, refus de tout motif à division), s’avéra être une disposition machinale à préférer les modalités d’action de la légitimité révolutionnaire à celles de la légitimité légale. Ce qui différencie principalement celle-ci de celle-là en temps ordinaire c’est que la première ne reconnaît de limites à son action que celles de sa logique, tandis que la seconde consent à n’exercer le pouvoir que dans les limites prescrites explicitement pas un Droit préalablement défini.

Sous Ben Bella ni l’existence d’une Constitution, ni celle d’une Assemblée Nationale, n’avait contenu cette tendance qui finit par s’épanouir en pouvoir personnel et en arbitraire. De 1965 à 1976, l’Algérie naviguera comme si toute référence à un cadre juridique organisant et définissant le Pouvoir ne pouvait se concevoir que dans la seule légitimité révolutionnaire. Dans ce cas comme dans l’autre le Parti, source théorique de toute légitimité et de toute légalité, était suspendu dans les faits de l’exercice réel de son rôle de véritable dirigeant de la vie nationale. L’ère ouverte par IVème congrès du FLN et l’élection du Président Chadli Bendjedid intervint à un moment où les éléments permettant le retour à une vie politique légale et légitime étaient théoriquement réunis : Charte Nationale, Constitution, Assemblé Populaire Nationale…

Mais, ainsi qu’il en va toujours dans la vie des nations, la part de l’homme est plus déterminante que celle des textes quand il s’agit d’appliquer des lois importantes ou de concrétiser des engagements historiques. Il dépend de la complexion naturelle, du tempérament, de la psychologie personnelle des principaux personnages d’un Etat que la conduite de celui-ci s’oriente dans un sens plutôt que dans un autre, qu’elle se déroule à l’avantage ou au détriment des idéaux proclamés. Quoiqu’évoluant dans un même système, Staline n’avait pas dirigé comme Lénine, ou Othman comme Abou Bakr. Avec de mêmes lois, de mêmes principes, on peut mener des politiques différentes, voire opposées.

C’est à cette dimension que l’Algérie doit de vivre depuis six années un processus ininterrompu de retour aux formes et aux pratiques d’un authentique Etat de droit dans lequel chaque institution accomplit ce qu’il lui incombe de droits et de devoirs. Le parti du FLN qui était jusque là balloté entre la fiction de déclarations inopérantes et la donnée personnelle des dirigeants, se vit lentement mais sûrement rétabli dans son rôle originel de conducteur effectif de la nation. Les citoyens quant à eux ne se perçoivent plus comme des sujets de discours ou de simples abstractions mais ont pleinement conscience d’être la finalité de la politique de leur Etat. L’Histoire retiendra que cette ère a été celle de la réconciliation des Algériens avec eux-mêmes et avec les principes posés par leur Révolution.

Il y a trente-six manières de définir la démocratie ; c’est pourquoi nous n’en reprendrons aucune ici. L’académisme embrouille plus qu’il n’édifie quand il s’agit de choses qui ressortissent à la subjectivité de chaque nation, à son idiosyncrasie particulière. S’il n’y a pas de définition universellement valable de la démocratie compte tenu de la diversité des cas de figure, il y a une réalité démocratique là où une collectivité a clairement conscience de vivre concrètement et constamment en harmonie avec les supposés métaphysiques, les règles juridiques et le consensus politique qui fondent son être historique et, partant, son existence sociale de tous les jours.

La démocratie est fondamentalement un état d’esprit, une ambiance de vie, un sentiment diffus porté par chaque membre d’une société comme on porte une croyance, c’est-à-dire le plus naturellement du monde. C’est une évaluation de soi-même et d’autrui, un sens précis de ses droits inaliénables et de ses devoirs imprescriptibles, un sentiment d’être pour quelque chose dans le devenir commun, une conviction tranquille que les règles posées par la société exercent leur pouvoir aussi bien à l’encontre du plus humble que du plus élevé dans la hiérarchie du commandement.

Il n’y a pas de démocratie blanche et de démocratie rouge, de démocratie conditionnelle et de démocratie spécifique. Toute prétention à la démocratie, de la part d’un régime, qui ne produit pas dans la vie courante ces effets, cet était d’esprit, ce sentiment, ces garanties, n’est qu’un boniment, un leurre, un attrape nigauds. Cela étant, la démocratie est-elle possible en situation de parti unique ? Oui, elle l’est comme elle peut l’être en situation de multipartisme ou d’absence totale de partis ainsi qu’il en a été du temps de Périclès ou du Prophète. La question de la compatibilité de la démocratie comme ensemble d’effets avec l’existence d’un parti unique procède d’une identification du contenu avec un contenant arbitrairement choisi : le système libéral.

Un des objectifs proclamés du communisme est de mettre fin à l’idée même de parti. Dans le cas de l’Union Soviétique de la première moitié du siècle on a observé que le principe du centralisme démocratique, crée et théorisé par Lénine en 1903 a, entre les mains de Staline, été poussé à de telles extrémités qu’il s’est dévoyé en appareil totalitaire n’épargnant même pas l’entourage immédiat du nouvel Ivan le Terrible. Dans son fameux « Rapport secret » lu au XXème congrès du PCUS Khrouchtchev dira : « Staline fut à l’origine de la notion de l’ ‘‘ennemi du peuple’’. Ce terme rendit possible l’utilisation de la répression la plus cruelle contre quiconque de quelque manière que ce soit était en désaccord avec Staline »… La corruption du centralisme démocratique en dictature et en totalitarisme n’est pas une fatalité du Parti unique mais elle peut en constituer la principale tentation lorsqu’on n’y prend pas garde. Cette probabilité s’est tant de fois réalisé (cas de la Guinée, cas de certains régimes communistes risquant de se muer en dynasties), qu’il est nécessaire, là où il y a parti unique, de pondérer ce principe par l’aménagement d’un cadre informel où la pensé critique responsable peut s’exercer librement au profit de la démocratie et du parti lui-même.

Dans notre pays le Parti dirigeant, de par son attachement à la perfectibilité de sa doctrine et de son rôle, ne saurait se départir de la critique constructive et de l’autocritique en tant que principes essentiels de sa pratique démocratique. Aussi doit-il fonder sa démarche sur la libre expression de cette pensée, notamment à l’endroit des pratiques faillibles de certaines de ses composantes sans que cela entraine une chute du ciel sur la tête de ses auteurs, a fortiori quand ceux-ci parlent d’expérience, en leur qualité de militants ayant personnellement vécu les situations ou les comportements objets de leurs critiques. Cette démarche est d’autant plus à conforter en permanence qu’elle est le meilleur antidote contre l’état d’esprit de certaines gens qui considèrent le Parti comme un bien personnel, un fief sur lequel les yeux du commun des citoyens ne sauraient se lever impunément. Aller à l’encontre de cette démarche ouvrirait la voie au dogmatisme héréditaire et ferait par-là même douter de la compatibilité de la démocratie avec le parti unique, avec les implications de la donnée personnelle de certains hommes, de leur étroitesse d’esprit, de leur propension à confondre parti unique et homme uniques, hommes providentiels sans lesquels il n’y a pas de salut et par voie de conséquence à confondre intérêt de la nation  et intérêt individuels.

La démocratie est une pédagogie qui nécessite apprentissage et acclimatation progressive. Notre pays apporte d’un débat à un autre la preuve qu’il est apte à assumer une démocratie responsable adaptée à son tempérament, à ses valeurs, au sens qu’il a de ses intérêts supérieurs et au rythme de son évolution. Il ne la regarde pas comme un culte de la liberté absolue, comme un droit fait à toutes les excentricités, comme une perpétuelle récréation, mais comme un couronnement de l’œuvre initiée un certain 1er Novembre : l’épanouissement dans la liberté et le progrès d’une personnalité fière et généreuse.

Les connotations dont est entachée la notion de « parti unique » dans l’esprit occidental n’interfèrent en rien avec la perception qu’en ont en général les Algériens. Ils l’entendent non comme « parti-pris » d’un groupe ou comme « partie » d’un ensemble mais comme une seule et même totalité algérienne. L’idéal à leur sens n’est jamais une communauté qui se fractionne en parties divergentes et adversaires les unes des autres, mais au contraire qu’elles tendent à s’agréger en un tout physique et métaphysique.

Les pays de tradition islamique comprennent autrement que les pays de tradition laïque ou athée l’aspiration à l’unité et à l’unicité autour de laquelle gravite leur foi ultime. C’est pourquoi là où s’est établi le consensus sur le parti unique comme modalité opératoire, l’esprit critique dois toujours tendre à ce que le processus d’agrégation sociale, idéologique et politique ne bute sur aucune entrave ayant pour origine la prépondérance de la donnée personnelle et qu’il ne se heurte à aucun repoussoir du genre « langue de bois ».

Que nous soyons à l’intérieur ou à l’extérieur de l’appareil du Parti, nous devrions être davantage pénétrés de l’idée qu’en tant qu’hommes nous sommes éphémères, que notre fin la plus sûre est de pourrir quelques pieds sous terre, afin que tout ce nous entreprenons soit conçu pour perdurer au-delà de nos intérêt personnels et que chaque chose à faire soit pensée dans sa portée à long terme. Dans un monde aussi imprévisible que le nôtre, où tout peut arriver et souvent plus vite qu’on ne croit, avoir fait le 1er Novembre n’exclut pas que le pays doive avoir à le rééditer dans des conditions aussi dures. Qui en France, en 1939, pouvait penser que dans quelques mois le pays connaitrait l’occupation allemande ? Ce n’était qu’un exemple pour dire que l’histoire d’un pays n’est jamais faite pour de bon et qu’il faut en permanence préparer les conditions de transmission du flambeau comme on aime à dire afin que les successeurs fassent autant si ce n’est mieux que les prédécesseurs.

                    « Algérie-Actualité »» du 19 décembre 1985

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