Quelque chose est en train de changer fondamentalement dans le monde de l’islam en cette deuxième moitié du XXe siècle. De 1857 à la fin de la deuxième guerre mondiale la conscience musulmane avait été dominée jusqu’à l’aliénation par l’idée de « Nahda », immense et irrésistible mouvement de réappropriation du « moi » islamique humilié par le fait colonial et ses implications sociales, culturelles et politiques.
Si de nos jours le mot même a disparu, c’est parce que ce mouvement transnational n’était somme toute qu’une réaction, un sursaut de dignité qui devait se résorber au fur et à mesure que s’éteignait la cause qui l’avait suscité : la domination occidentale.
Cette période est désormais dépassée, révolue. La revendication islamique a changé de thème, passant de celui de la reconnaissance d’une identité et d’une civilisation à celui d’un « way of life » posant implicitement le problème d’un ordre social, économique et politique imprégné des valeurs de l’islam.
Cette transition s’est produite concomitamment à une désaffection généralisée à l’égard des idéologies laïques (capitalisme, communisme, arabisme…) déjà comprises comme autant d’apostasies, et à une reconsidération de son propre poids et de son propre rôle dans le monde à la faveur d’une prise de conscience des potentialités humaines, naturelles et spirituelles recelées par le monde musulman.
Certes, le rêve d’une société islamique proche de l’archétype médinois n’a pas quitté un seul jour la conscience des musulmans quel que fut leur pays et quelles que furent les vicissitudes de l’histoire, mais cette rémanence ne va jamais sans un certain sentiment d’impuissance devant la complexité et l’enchevêtrement des problèmes.
Les masses musulmanes dans leur diversité pressentent que la reconstitution de l’Etat médinois tel qu’instauré par le Prophète et perpétué pendant une trentaine d’années par les quatre premiers Khalifes n’est plus qu’une vue de l’esprit.
Le Prophète lui-même avait prédit dans un Hadith célèbre : « Après moi le Khalifat durera trente ans. Ensuite il fera place au pouvoir temporel et tyrannique ». Et de fait, c’est en 661 qu’un baathiste du nom de Muawiya, fils d’Abou Sofyan(converti à l’islam cinq mois seulement avant la mort du Prophèteen 632), commit le coup d’Etat qui devait introduire la monarchie et plus tard les Emirs dans l’histoire de l’islam et dévier complètement le cours d’une civilisation marqué désormais par les stigmates de Siffin.
L’unification ou l’intégration du monde musulman dans le contexte philosophique et politique mondial actuel paraît, à ces mêmes masses, encore plus chimérique.
Mais, faut-il s’interroger à juste titre, la légitimité d’un ordre social et politique procède-t-elle de l’obligatoire reproduction des formes d’organisation ayant prévalu à Médine ? Assurément non !
Le Coran dispose à cet égard : « amrouhoum choura baynahoum … », établissant ainsi que l’islam n’impose aucun modèle exclusif d’organisation sociale et politique, l’essentiel étant que les institutions que se donnent les musulmans soient conçues pour leur bien, qu’elle visent « al-amr bi-l-maârouf’ », prescription huit fois évoquée dans le Coran, que l’investiture des détenteurs de l’autorité s’accomplisse selon les règles démocratiques fondées sur le suffrage universel et le principe du méritant, etc.
Si l’on devait résumer en une formule les limites du libre arbitre politique de l’islam il n’y aurait pas mieux que cette recommandation du Khalife Omar au Cadi de Koufa : « Le compromis est permis entre musulmans, mais non l’accord qui rendrait permis ce qui est défendu ou défendu ce qui est permis ».
Le principe de responsabilisation de l’homme en toutes choses contenu dans le Coran et auquel on doit qu’en matière politique les musulmans soient libres d’adopter le régime qui leur convient ou d’en changer à leur guise, a été tout au long de l’histoire diversement apprécié et appliqué, notamment dans le sens du mal, ce qui a fait dire à un Jâmi, désabusé :« La justice sans religion vaut mieux pour l’ordre de l’univers que la tyrannie d’un prince dévot ».
Ce qui explique aussi que des régimes despotiques et malfaisants cohabitent dans le monde musulman avec des régimes plus ou moins justes, plus ou moins soucieux d’islam, et que les plus mauvais d’entre eux tirent argument pour se légitimer du verset « al fitna achad min al katl … »
Depuis une dizaine d’années, l’intolérance occidentale à l’égard de l’islam développe à travers ses médias un discours de mise en garde des pouvoirs contre le phénomène de « l’intégrisme ». Nous ne connaissons pas l’histoire exacte de ce terme, mais en ce qui concerne son application à l’islam nous croyons savoir que Louis Massignon a été l’un des premiers à l’employer en 1929 dans le premier tome de son « Opera Minora » pour désigner les « partisans de la vieille théocratie absolutiste ».
Massignon est ce fameux personnage qui se définissait comme un « chrétien pensant en arabe, déguisé en arabe », disciple et ami du non moins fameux père de Foucault. Orientaliste connu, parfait arabisant, passionné d’El Hallaj, membre de l’académie Egyptienne de la langue arabe, etc, Massignon était aussi un chantre du colonialisme français en Algérie.
Dans le même ouvrage il écrit en effet : « C’est tout le monde musulman que nous devons comprendre pour que la France survive… Pour elle c’est un problème social, interne, de structure nationale, comment incorporer vraiment nos nationaux musulmans d’Algérie au foyer national. Et cela seul préservera par surcroit l’avenir des colons de notre race qui, en Algérie, ne représentent qu’une élite de 18% du chiffre total des habitants… »
Nous ne savons pas si Massignon a changé d’opinion par la suite sur l’« utilité » de l’orientalisme, mais en tout cas son exemple peut servir à éclairer les réelles motivations des conseilleurs occidentaux en matière de politique islamique.
L’Occident se veut en toute chose le lieu où se prennent les décisions qui modèlent le monde, le lieu où se nouent et se dénouent tant les affaires de l’économie que celles de l’esprit. Il s’est tout investi dans le laïcisme et l’athéisme et ne conçoit les systèmes politiques des autres que comme copie de ce que ses penseurs et politicologues, de Thomas Hobbes à Lénine, ont proposé et façonné, c’est-à-dire des systèmes qui leur soient « intelligibles ».
Les pays de tradition islamique traversent à coup sûr une crise d’identité révélatrice de leur désir de conceptualiser leur vécu, leurs aspirations politiques, leur être historique comme affirmation et non plus comme négation de telle puissance ou de telle culture.
Des dépassements et débordements se constatent ici et là. Des exégètes s’improvisent, parfois en réaction à des abus réels ou des contradictions inacceptables, parfois pour proposer une vision étriquée de l’islam à partir de faits ou gestes sans conséquence du Prophète. Il arrive même que la violence illégitime soit confondue avec la haute notion de Djihad dans des excès de fanatisme incompatible avec l’esprit islamique.
Un jourun ex-orientaliste converti à l’islam, Vincent Monteil, m’a donné à lire alors que j’étais venu le voirà son domicile à Paris (1979) au sujet d’un livre important qu’il venait d’achever (« Dossier secret sur Israël ») et qu’il m’offrit, dédicacé, une lettre manuscrite que lui avait adressée de Gaulle une quinzaine d’années plus tôt et dans laquelle le général disait (nous citons de mémoire) :« Tout se tient dans l’univers islamique, et le problème des problèmes est le destin de l’Islam… »
Cette pensée de de Gaulle traduit l’angoisse séculaire de l’Occident obsédé par le parcours d’une idée qu’il croit porteuse d’une mortelle antithèse, tandis qu’il ne s’agit que d’une éthique incarnée par des peuples généreux et désintéressés, fraternels et hospitaliers, ouverts à toutes les cultures et à toutes les vérités, des peuples que l’Occident abusa par le passé et humilia au nom de la civilisation cartésienne.
L’ « intégrisme » ne se pose pas au monde musulman d’aujourd’hui comme une alternative, mais traduit un certain désarroi devant l’échec des systèmes politiques inspirés de l’Occident. Il véhicule beaucoup d’ignorance, se limite à des controverses sur des questions mineures de formalisme, et rend compte des contradictions entretenues par des politiques reprochables et unanime de l’islam à des problèmes dont la solution postule l’existence d’une pensée conciliant l’authentique et l’efficace qui fait encore défaut dans le monde de l’islam.
L’Algérie dont l’attachement à l’islam n’a aucunement besoin d’être régulièrement démontré s’efforce de contribuer avec son génie propre à l’éclosion de la pensée qui ressoudera le « musulman pratiquant » et le « musulman pratique » et fera de l’islam une « vérité travaillante », loin de toute surenchère inutile et de tout prosélytisme masquant mal de prosaïques intérêts.
« Algérie-Actualité» du 12 décembre1985