Il est des questions qui, tel un mal lancinant, ne cessent de revenir à l’esprit que lorsque la conscience claire et lucide leur a apporté la réponse qui apaise et réconforte. L’interrogation sur ses origines est de celles-là. Longtemps refoulée par le fait d’une vision craintive et inhibitrice de certains problèmes et de la réponse qu’il convient de leur donner, la question des origines revient régulièrement à l’assaut pour s’imposer comme l’une des principales préoccupations culturelles de certains d’entre nous. Qui sommes-nous ?
« Les peuples ne sont pas des unités linguistiques, politiques ou zoologiques, mais des unités psychiques. Le peuple est une unité de l’âme. Tous les grands événements de l’Histoire n’ont pas été proprement l’œuvre des peuples, mais ils ont d’abord produit ces peuples. Ni l’unité de la langue, ni celle de la descendance physique ne sont décisives. Ce qui distingue un peuple d’une population, c’est toujours l’avènement intérieur du NOUS. Plus ce sentiment est profond, plus vigoureuse est la force vitale de l’association » (Spengler). Cette définition, l’une des meilleurs et des plus justes qui aient été données de la notion de « peuple » propose à notre réflexion l’ordre selon lequel devraient s’agencer les investigations sur nos origines. Celles-ci ne devraient pas tant se faire dans le sens anthropologique que dans le sens de notre intégration politique, de l’ « avènement intérieur » de notre NOUS, de notre sentiment de constituer une entité homogène.
Que nous importe, en effet, de savoir aujourd’hui si nous appartenons au type dolichocéphale ou brachycéphale, si nous descendons en droite ligne de l’Homme de Mechta Larbi ou de Cromagnon (puisqu’on a avancé que certains d’entre nous tenaient des Germains) ou de tel rameau de l’une ou l’autre des races humaines ? Jusqu’à présent toutes les recherches ayant eu pour objet de nous déterminer en tant que spécimens humains ont abouti à ce résultat : il n’existe pas de RACE mais des TYPES berbère, comme il n’y a pas de LANGUE mais des PARLERS berbères.
La philologie a en effet établi qu’il n’y avait pas moins de 1200 parlers locaux à l’intérieur des trois groupe fondamentaux de dialectes berbères (le groupe Zénète, le groupe Çanhadja et le groupe Maçmouda). Ces parlers, dénommés le libyque, appartiendraient à une famille linguistique éteinte classée sous le nom de Chamitique ou Proto-Sémitique, lequel proviendrait à son tour de l’Ancien Egyptien à l’instar du Copte. On y retrouve entre autres des mots phéniciens, latins et arabes. Nous nous sommes, jusqu’à l’avènement de l’islam et de la langue arabe, toujours exprimés – graphiquement – dans la langue du conquérant. Apulée de Madaure, Fronton de Cirta, Optat de Milev, Tertullien, etc, tous ceux que l’on peut à la limite considérer comme d’authentiques représentants de l’âme berbère n’ont eu d’autre ressource que d’écrire en latin.
Mais s’il est établi que le conquis a toujours tendance à rendre siennes les formes de vie et de pensée du conquérant, il serait intéressant de connaître dans quelle mesure et par quelle sorte de feedback exactement on peut se retrouver en présence d’un phénomène inverse, c’est-à-dire de cas où le conquis se met à son tour à déteindre sur le conquérant jusqu’à lui donner des couleurs qu’initialement sa palette ne comportait pas. L’histoire du Maghreb dans sa configuration romaine semble appartenir à ce type de cas où l’on voit, dans une première phase, l’influence du conquérant s’étendre à tous les aspects de l’existence du conquis puis, dans une deuxième phase, contenue entre le Ier et le IIIème siècle, refluer non sans charrier dans son mouvement les germes et les potentialités du génie maghrébin qui allaient s’employer à sortir la latinité, menacée par un retour en force du Grec, du mauvais pas dans lequel l’avait abandonnée l’intelligentsia métropolitaine essoufflée …
Pour en revenir à la question des origines, c’est-à-dire au cheminement historique au bout duquel nous sommes devenus le peuple algérien, il convient de résumer brièvement les principales étapes de notre évolution vers l’entité sociale que nous sommes aujourd’hui. En l’état actuel des connaissances, il est un fait qu’avant l’époque phénicienne notre histoire est parfaitement inconnue. Les premiers à faire mention de nous, les Grecs, ont donné le nom de Libye aux contrées Nord-Africaines, et celui de « Nomadès » à leurs habitants. C’est de ce « nomadès » que les Romains feront « Numidoe ». Mais les Romains préféreront, au lieu de ce terme, nous affubler d’un sobriquet qui est l’expression d’un jugement de valeur dépréciatif : « barbarus », qui signifie « barbares ». Le mot « berbère » n’est donc, comme nous le voyons, qu’un qualificatif péjoratif qui perdra certes ses connotations négatives à partir d’Ibn Khaldoun, mais qui nous restera accolé faute d’autre dénomination. Il nous faut prendre acte de cela même si notre orgueil national n’y trouve pas son compte.
Quant à la Berbérie, on entendait par cette désignation tout le quadrilatère compris entre la Méditerranée au Nord et le Sahara au Sud, c’est-à-dire l’ensemble du Maroc, de la Lybie, de la Tunisie, de l’Algérie et même d’une partie de l’Egypte, Etats qui n’apparaitront que bien plus tard à la suite des découpages coloniaux que l’on sait.
La partie de notre histoire qui va de l’incursion phénicienne à l’entrée de l’islam en Afrique du Nord, qui deviendra désormais le Maghreb, est riche en évènements. Elle a vu naitre puis se consolider le sentiment de cohésion sociale qui allait se cristalliser dans l’opposition à l’envahisseur romain. De la fin de la 3ème guerre punique, date à laquelle commença la pénétration romaine, à l’an 42 ap. J.C, date à laquelle elle s’est établie, conquérante, Rome n’a pas cessé d’enregistrer des réactions de rejet de la part des populations maghrébines. Ces réactions ne s’éteindront effectivement et définitivement qu’avec la fin de la domination romaine elle-même, soit vers 430.
Le Maghrébin ne sera jamais tout à fait un Romain, même après le fameux Edit de Caracalla en 212 qui donnera le droit de citoyenneté romaine à tous les sujets libres de l’Empire. Quel que soit son degré d’intégration ou d’assimilation, « peregrin » ou détenteur des « trianomina », notable en honneur dans tout l’Empire comme le fut Fronton de Cirta ou écrivain, philosophe et savant comme le fut Apulée de Madaure, le Maghrébin dira par la bouche du premier et tandis qu’il faisait l’éducation du futur Marc Aurèle : « Je suis Libyens, fils de Libyens nomades», et écrira à travers le personnage qui a la plus marqué son époque, soit Apulée de Madaure : « Ce n’est pas au lieu de naissance mais au caractère de chacun qu’il faut regarder ; ce n’est pas dans quel pays mais sur quels principes s’est fondée son existence qu’il faut considérer … »
Mais c’est sous la bannière de l’islam que ce sentiment de cohésion allait s’épanouir pleinement et que nous allions entrer de plain-pied dans la phase la plus active de notre histoire. Ali El Hammamy, fervent nationaliste algérien, dresse dans son roman « Idris » un portrait spectral de nos ancêtres avant leur intégration à l’islam : « Le Berbère était demeuré tel que la nature l’avait façonné au seuil de la formation des premières collectivités humaines. Il vivait dans la vie de la tribu. Individualiste malgré sa soumission aux lois du clan, anarchiste par caractère aussi bien que par tempérament, épris de liberté jusqu’à préférer les risques de la vie primitive à l’abondance et à la sécurité des sociétés organisée, le Berbère, jusqu’à l’apparition de l’Islam, vivait sans ordre et sans hiérarchie. Ceci bien entendu dans l’ensemble. Païen, il n’a jamais sérieusement cru à quelque chose, ni craint quelqu’un. Vaguement naturiste, spectateur indifférent des phénomènes qui l’entourent, impulsif et méfiant, sa vie religieuse n’a jamais pu se matérialiser dans un système tant soit peu ordonné. S’il a sacrifié aux idoles ou adoré les formes de la nature, sa conviction n’a pas été en quelque force pour que l’archéologie ait pu nous restituer des preuves sensible de sa dévotion … »
Et de fait, c’est dans l’islam que nous allions donner la meilleure mesure de nous-même, de nos capacités, de notre sens politique et social. Après avoir été de redoutables cavaliers dans les troupes numides, derrière Jugurtha ou Hannibal, nous allions nous révéler de vaillants propagateurs de l’idéal islamique, fondateurs d’Etats et hommes d’esprit, bâtisseurs et civilisateurs. D’éminents chefs militaires sont sortis de nos rangs, tels Ibn Toumert, Ibn Tachfine, Tarek Ibn Ziad… Des royaumes prospères virent le jour, fondés par des dynasties prestigieuses : Almoravides, Almohades, Zénètes …
Dans l’ordre intellectuel le Maghreb allait donner à l’islam des historiens comme El-Marrakchi, Ibn Battouta, El-Ouazzani, El-Oufrani, Ibn Tofail …
La science maghrébine devait s’illustrer par de brillants apports comme celui du mathématicien algérien Ibn Hamza Al Maghribi considéré comme l’inventeur du principe logarithmique … Là ou Jupiter et le Chris avaient échoué, l’islam triomphait, agissant sur nous comme un révélateur après nous avoir fourni ce qui nous avait le plus manqué jusque-là : l’unité subjective et objective. Il est vrai que lorsque le vent se mettra à tourner dans le « daru-l-Islam » – période post-khaldounienne – le Maghreb devra à son tour entrer dans la tourmente de la décadence. Les royaumes s’effondrèrent, la science tarit, l’unité s’atomisa et l’impérialisme était aux portes. Pour y faire face, on fit appel à la dynastie musulmane turque qui s’installait au palais de Topkapi à Istanbul.
La troisième grande période de notre histoire, celle de la Course et des Régences qui devait aller jusqu’en 1830, s’ouvrait. Elle devait se terminer sur les plus sombre perspectives de notre histoire : celles du colonialisme français qui allait tout effacer, tout détruire, tout prendre et, bien pire encore, saper jusqu’à nos fondements, nous « indigénisant » et nous divisant. C’est à lui que nous devons le « berbérisme », cette flèche de Parthe de l’Eglise contre l’islam maghrébin. Henri Bousquet dira : « La berbérologie est une science presque uniquement française ». Le 1er Novembre 1954 sonnera le glas de ce cauchemar de plus d’un siècle et nous conduira à la cinquième grande période de notre itinéraire historique, celle de notre résurgence, de notre retour aux commandes de notre destin, de notre VOCATION.Le tout maintenant n’est plus de nous déchirer à propos de nos origines, de notre cheminement dans l’Histoire, de notre composition ethnique, de nos particularismes locaux, mais de savoir où nous allons, ce que nous voulons et ce que nous pouvons.
Le tribalisme et le clanisme ont de lourdes responsabilités dans l’entrée des Français en Algérie. Hamdan Khodja, un historien algérien témoin oculaire de la conquête, donne dans son « MIROIR » quelques détails sur ces responsabilités : des tribus entières avaient fait défection pour des motifs en liaison avec l’esprit tribaliste. De même, l’insurrection d’El-Mokrani sera vouée à l’insuccès pour les mêmes raisons. Le wilayisme et l’ethnisme ont nui à la coordination de l’action pendant la guerre de libération, entrainant certains responsables à se chicaner, à s’épuiser dans des querelles fratricides. Le régionalisme et le localisme sévissent encore aujourd’hui dans nos institutions et secteurs d’activité. Il nous faut vaincre ces tares, ces traits de décadence que nous charrions dans notre inconscient collectif depuis des millénaires. Il nous faut travailler à aplanir nos différences, si différences il y a, au lieu de les accentuer.
Deux faits importants ont pu faire l’unanimité du peuple algérien : l’islam et le socialisme (faut-il ajouter que le second n’a pu être admis qu’en tant que procédant de l’esprit de justice et d’équité qui caractérise l’islam ?) Si le premier nous a dotés d’une subjectivité commune, d’une unité psychique, le second tend à réaliser l’unité objective, c’est-à-dire l’égalité des chances, des droits et des devoirs. C’est sur ces deux fondements que repose aujourd’hui notre NOUS. S’interroger sur ses origines est noble, surtout si c’est en vue d’assumer complètement son passé. Or, le passé n’est pas un bazar où l’on ne prend que ce qui nous plait, c’est un tout, un tas, fait de moments de gloire et de moments de honte, de splendeurs et de misères, de lumières et d’obscurités, de vérité et d’ignorance… On ne doit pas en sélectionner des pans et en occulter d’autres.
Le réveil des particularismes auquel certains des nous travaillent à l’étranger, objectivement soutenus par des intérêts français et, ô surprise! arabes, n’est qu’une réaction au mouvement d’approfondissement des valeurs et de la personnalité nationales. S’il nous faut, en tant qu’Algériens, éprouver une juste fierté devant ce qui a été accompli de positif le long de notre histoire, il nous faut encore attendre les plus hauts titres de noblesse de l’avenir, de l’à-venir (de nous et de nos actions collectives).
L’arabe, langue millénaire, langue de l’algèbre et de la médecine, langue des découvertes et du message coranique, a toutes les difficultés aujourd’hui à faire face aux défis de l’ère de la technologie et du mondialisme. Des décennies de traduction, d’adaptation, de recherches, d’ouverture, de luttes politiques, ont abouti à lui conférer une dimension internationale. L’arabe dialectal, est-il besoin de dire de telles lapalissades, n’est pas une « langue » mais la détérioration de celle-ci, ce qui en est resté après des siècles d’analphabétisme d’une ou d’autres langues (arabe et français), leur réduction à un niveau on ne peut plus bas. Comment, dans ces conditions, peut-on concevoir qu’il puisse être question de l’ériger en langue « officielle » et d’enseignement ?
A l’image de la plupart des peuples du monde les Algériens ont eu un passé mouvementé. Mais ils ne sont pas « A la recherche d’une identité » (titre d’un ouvrage autobiographique d’un chef d’Etat arabe) qu’ils savent, avec une farouche certitude, posséder et détenir de longue date. Extrêmement sensibles à tout ce qui touche à leur passé que des générations d’historiens ont tenté de falsifier et de noyer dans des considérations annihilantes, ils réagissent avec une légitime violence à des jugements comme ceux récemment formulés par un Michel Jobert ou à des déclarations à la limite de la décence comme celle faite un certain jour par un chef d’Etat français en visite officielle en Algérie : « La France historique salue l’Algérie indépendante »
Mais il y a mieux que les protestations de dignité : n’entretenir aucun complexe quant aux différentes périodes de son histoire, comme l’a une fois de plus rappelé le Président, travailler effectivement à ce que les plus grands acquis de la Révolution – l’unité nationale et l’intégrité territoriale – ne puissent jamais souffrir de la moindre lésion, et encourager concrètement l’écriture de l’histoire car, pour reprendre un mot de Treischke, « Il y a autant d’intérêt à écrire l’histoire qu’à la faire. »
« El-Moudjahid » du 14 avril 1981