VERITES SUR LA CULTURE

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Il existe depuis le Congrès extraordinaire du FLN une situation de démocratie comme on n’en a pas beaucoup connu dans le pays si l’on devait excepter de brefs intermèdes comme celui pendant lequel le peuple débattit de la Charte Nationale. Aujourd’hui les voiles se soulèvent, les gens s’expriment, on tire les bilans et demande des comptes. A l’Assemblée nationale, au Comité central, dans les grandes rencontres, la politique ne semble plus être cet « art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde »dont parlait avec amertume un penseur. On a tiré de sous le boisseau les dossiers intéressant le destin collectif : hydrocarbures, agriculture, arabisation, santé …

A cette réelle situation de démocratie responsable il y a plusieurs raisons dont la moindre n’est pas l’attitude engageante du Président, son style réaliste, sa sincérité. Il y a aussi le sentiment général de ras-le-bol devant le degré de gravité atteint dans certains secteurs comme l’habitat ou la distribution. Mais, à côté de cela, il y a dans la pénombre les menaçantes manœuvres de ceux qui travaillent à pourrir le climat en poussant au démocratisme qui n’est pas la démocratie, ou sa pratique, mais sa perversion en revendiquisme, ethnisme, nihilisme, etc.

A la faveur du débat sur la culture on a pu remarquer que des voix s’élevaient, les unes pour tenter d’en fausser l’orientation en appelant au réveil des particularismes, les autres pour minimiser l’affaire en réduisant volontairement la culture à une histoire de diffusion du livre par la SNED, de salles de cinéma, de statuts professionnels, de toiles de peinture, de folklore, etc. Il faut dire que les choses étaient mal engagées dès le moment où on a feint d’ignorer que la culture n’était pas un sujet quelconque, une question venue après d’autres, un domaine entre autres, mais l’alpha et l’omega de toutes les politiques, de toutes les activités manuelles ou intellectuelles, leur source de vie, leur matrice, ce qui leur confère ou ôte tout sens.

On a escamoté la notion de culture en l’assimilant à un secteur n’ayant pas encore fait l’objet de fastes financiers, ce à quoi on s’empresse de remédier maintenant. Certes, donnez un statut à ceux qui n’en ont pas, multipliez maisons de culture, salles de cinéma, librairies, musées, bibliothèques, exonérez d’impôts la fabrication de ghaïtas, zornas et autres bendirs, accordez des AGI, logez, transportez, syndiquez les travailleurs de la culture mais, de grâce, ne nous dîtes pas que le problème de la culture dans notre pays c’était cela, qu’il ne tenait qu’à la satisfaction de revendications socioprofessionnelles (comme aiment à dire d’aucuns).

C’aurait été trop simple : une affaire de sous et de bureaucratie, et nous aurions tous été des bienheureux. Soyons sérieux !

Nous manquons très certainement de bien des choses, nous n’avons pas de distractions, nos fins de semaine sont trop longues et ennuyeuses, mais il y a plus important et plus grave que le week-end ; il y a le reste, c’est-à-dire la semaine elle-même, notre quotidienneté stressante, notre existence douloureuse. Avant de penser à meubler nos loisirs, il faut d’abord penser à meubler nos activités essentielles. Avant de songer aux moyens de nous détendre, de nous faire rire ou béer d’admiration devant les œuvres censées sortir de nos prochains investissements, pensez d’abord à la manière de nous transformer, de nous rendre sérieux, efficaces, productifs, consciencieux, utiles : à nous-mêmes, à la nation, à la humanité. C’est cela la culture.

Il ne s’agit pas de rehausser nos divertissements, mais de donner un contenu, un sens, à nos occupations vitales. Il ne s’agit pas de veillées ou de fins de semaine, de danse ou de tarbouche, mais de raison d’être sur la terre, de manière d’être dans tous les instants de la vie, de comportements sur le lieu de travail et dans la rue, de morale sociale et de rapports avec ses prochains et avec la nature. Le vrai problème, la vraie affaire, c’est de nous faire passer du « conglomérat de pathologie » que nous sommes, au « noyau de potentiel » que nous devons devenir sous peine de nous voir une fois de plus balayés du chemin de l’Histoire. Ne nous faites donc pas perdre le sens !

L’être psychique ne se forme pas au théâtre ou au ciné-club, à l’écoute de Cheikha Remiti ou de Cheikh al-Afrit, au spectacle d’ « al-Firane » ou de Krikèche, mais dans le gourbi ou la cité où nous voyons le jour, dans la rue où nous faisons nos premiers pas, dans le train que nous prenons pour la première fois, dans l’inculture totale qui caractérise notre présente vie sociale. Le « vide culturel » dont on a longtemps parlé, ce n’était pas le plein ailleurs et partout, sauf dans le domaine de la culture. Le vide culturel, c’est lorsque ça ne va nulle part : à l’usine ou dans le bureau, au champ ou à l’hôpital, dans son voisinage ou à 8000 mètres d’altitude dans un avion des lignes intérieurs. C’est le vide existentiel, le sous-développement moral et matériel, la difficulté de vivre réellement ensemble. S’il y a donc vide ou déficit, c’est bien en nous qu’ils sont, et non dans les « moyens ». C’est dans nos idées, dans nos habitudes, dans nos mœurs inurbaines qu’ils existent. Le reste n’est rien, ou du moins remédiable.

Avant d’être une affaire de sécurité de l’emploi ou de régularisation administrative, avant d’être le « fumier de l’esprit » ou « ce qui reste lorsqu’on a tout oublié » (c’est éminemment notre cas), la culture c’est le problème de notre vie dans toutes ses dimensions et implications quels que soient notre âge, notre sexe, notre raison sociale ou même notre fantaisie. Ne nous faisons pas d’illusions. Il ne suffit pas d’une « politique culturelle » pour nous arracher à l’état d’inculture féroce dans lequel nous nous enlisons. Il faut plus. Il faut le « liant » social qui nous fait tant défaut, il faut l’éthique collective qui nous donnera un « au-dedans », il faut le développement. C’est seulement lorsque tout cela aura été assuré que nous pourrons parler de devenir une véritable société, un grand peuple.

Sauf le respect de tous ceux qui vivent pour la « culture » (à distinguer de ceux, innombrable, qui vivent de la culture, je veux dire à ses crochets), et qu’une conception entropique du développement a livrés aux pires humiliations, je ne crois pas que, passés les délais généralement accordés à un investissement pour être rentable, notre pays aura enfin sa culture. Léonard de Vinci ou Omar Racim n’ont pas attendu qu’on leur aménage un « statut de créateur » pour se mettre à l’œuvre et ravir leurs contemplateurs. Ibn Sina ou Dostoievsky n’ont exigé ni logement, ni prime de panier, ni droits d’auteur, ni cantine, pour porter si haut l’honneur de l’esprit. Ni les premiers, ni les seconds, ni d’ailleurs Boualem Titiche ou Boubagra ne sont les produits d’une enveloppe financière consacrée à la culture.

« El-Moudjahid » du 12 avril 1981

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