L’Histoire s’est brusquement emballée dans le monde arabe. Les nouvelles tombaient sur les têtes comme des pluies incessantes. Elle nous a repus, recrus d’évènements aussi impressionnants les uns que les autres que nous avons regardés comme si on était au cinéma.
Alors qu’on suivait sur un écran géant la projection d’un film arabe passionnant, voilà que l’écran fut brusquement coupé en deux et un deuxième film, japonais celui-là, lancé sur l’autre moitié de l’écran, nous nouant tout de suite les tripes.
En regardant les images montrant les efforts des autorités japonaises pour refroidir avec des trombes d’eau les réacteurs nucléaires en surchauffe, mon subconscient a fait le rapprochement avec les efforts des autorités arabes pour refroidir avec des canons à eau (mais pas seulement) l’ardeur de leurs jeunesses en ébullition.
Mais le rapprochement ne s’est pas arrêté là. Il a ouvert mon esprit à cette curieuse simultanéité entre le tsunami naturel balayant l’archipel nippon, et le tsunami politique déferlant sur l’aire arabe. Dans les deux cas il y avait des peuples qui se battaient au milieu des destructions et des morts, l’un contre les forces de la nature, les autres contre les forces du despotisme.
Les images de nuages de fumée noire qui s’élevaient dans le ciel de Ras Lanouf ou de Jdabiya, les hordes humaines fuyant la Libye sans même un baluchon sur l’épaule, les immeubles dévastés et les véhicules broyés gisant sur les routes, n’étaient-elles pas les mêmes que celles qui nous venaient de Miyako ou de Rikuzontakata ?
Au Japon, c’était la géologie qui parlait. Dans les pays arabes, c’était la mégalomanie qui sévissait. La Terre et l’Histoire se sont exprimées en même temps, réduisant à l’état de fétus de paille une partie de l’Empire du soleil et quelques bastions du despotisme arabe.
Mais le spectacle simultané d’un peuple humble, travailleur et discipliné frappé par le sort, et de dirigeants arabes se vautrant depuis des décennies dans des milliards de pétrodollars dilapidés dans des futilités, portait en lui quelque chose de profondément injuste.
En plus, ces despotes sont convaincus de ne quitter ce monde où ils n’ont rien fait d’utile à l’espèce humaine que pour rejoindre le Paradis où ils se vautreraient éternellement du seul fait d’être musulmans, tandis que ceux qui ont fait du bien à l’espèce humaine, animale et végétale, rôtiraient en enfer du seul fait de ne pas être musulmans.
Ce n’est plus de l’injustice mais de l’escroquerie qu’un Dieu juste ne saurait permettre.
La richesse du Japon provient de son génie, et il saura par conséquent la reconstituer, tandis que celle des Arabes, provenant d’un argent trouvé par terre, s’évanouira avec lui. Nouveaux et indûment riches, ils retourneront fatalement à leur statut d’anciens pauvres.
Japon et monde arabe !
Deux pans de l’humanité aux antipodes l’un de l’autre, l’un à l’apogée de la civilisation, l’autre à son périgée. Deux parcours historiques opposés, l’un allant du Moyen-âge vers le monde moderne, l’autre du monde moderne vers le Moyen-âge. Deux tentatives de renaissance, l’une réussie, l’autre avortée.
Les deux cultures n’ont eu aucun contact par le passé et ignoraient tout l’une de l’autre jusqu’à la fin du XIXe siècle.
En dépit de ces paradoxes, les deux nations partagent d’extraordinaires coïncidences. Partons de la plus récente à la plus ancienne :
1) C’est grâce à la Tunisie et à l’Egypte que le monde arabe est aujourd’hui à la « une » de l’actualité internationale en même temps que le Japon.
2) La Tunisie et l’Egypte sont les premiers pays arabes que le Japon a découverts au XIXe siècle.
3) Le Japon et le monde arabo-musulman se sont réveillés en même temps à l’idée de renaissance dans les années 186O, l’un sous le nom de « Meïji », l’autre sous le nom de « Nahda ».
4) Le Japon a failli devenir un Etat musulman. En effet, c’est de justesse et par un mystère de l’Histoire qu’il a échappé à une invasion menée au XIIIe siècle par les Mongols islamisés qui aurait fait de lui, si elle avait réussi, un Emirat ou un Khânat. A l’époque, la « Pax mongolica » régnait sur de larges portions de la planète, et la Chine était dirigée par la dynastie Yuan fondée par Kubilaï Khan. Après avoir sommé par deux fois le Japon de se soumettre à son autorité, le Grand Khan décide en 1273 de l’envahir et parvient à s’emparer de quelques îles. Pour des raisons non élucidées à ce jour, les Mongols mettent brusquement fin à leur tentative.
Une seconde opération est engagée en 1281 avec une armée de cent mille hommes embarqués sur une noria de navires qui accostent en plusieurs endroits de l’archipel. Les combats durent deux mois jusqu’à ce que, subitement, un gigantesque typhon déferle sur les lieux des combats et disperse les forces mongoles, sauvant le Japon d’une dévastation certaine, voire d’une occupation. Les Japonais ont donné à cet ouragan le nom de « kamikaze » (vent divin).
A la fin du XIXe siècle, le Japon était sommé par les puissances occidentales de s’ouvrir au commerce international. Son retard, dû à son insularité, était tel qu’il était sur le point d’être colonisé. Militairement, économiquement et techniquement il était « colonisable ». Mais culturellement, socialement et psychologiquement il ne l’était pas, comme il ne l’a jamais été ni ne le sera.
Or, la Tunisie et l’Egypte venaient de tomber dans l’escarcelle du colonialisme français pour la première, et britannique pour la seconde. Les deux pays ont été obligés de concéder la gestion de leur pays à ces puissances parce qu’ils étaient lourdement endettés auprès d’elles. Ils étaient devenus des « protectorats », c’est-à-dire qu’ils avaient gardé leur Etat, quand l’Algérie était depuis un demi-siècle déjà une colonie de peuplement.
Lorsque le Canal de Suez est inauguré en 1869, il est propriété de l’Egypte pour moitié, et de la France pour l’autre. Cherchant à contrôler cette nouvelle voie maritime, l’Angleterre rachète en 1876 les parts détenues par le Khédive Ismaïl obéré de dettes auprès de ses banques. La France et l’Angleterre deviennent propriétaires de la « Compagnie universelle du Canal » et se substituent à l’Etat égyptien dans la collecte des impôts pour se faire rembourser. Ils remplacent Ismaïl par son fils Tewfik.
En 1888, un officier égyptien, le colonel Orabi Pacha, fomente une révolte contre le Khédive et la mise sous tutelle de son pays. Le peuple égyptien se soulève ; l’armée britannique intervient, réprime le mouvement et exile Orabi Pacha à Ceylan.
Les échos de ce mouvement de résistance parviennent au Japon où un intellectuel nationaliste, Shiba Shirô, qui a rendu visite au célèbre exilé suit avec intérêt les conflits entre les puissances européennes et les peuples colonisés. Il publie un roman historique en douze volumes intitulé « Kajin no Kigû » qui rencontre un grand succès.
Dans ce feuilleton, un épisode est réservé à l’épopée d’Orabi Pacha. Les lecteurs japonais se reconnaissent dans les personnages du roman qui leur décrit les voies par lesquelles peut s’insinuer une occupation coloniale : l’endettement extérieur et les traités inégaux. Or, le Japon était endetté à l’époque auprès de l’Occident et confronté au système de double juridiction, nationale et étrangère.
Dans un ouvrage plus direct, « Histoire moderne de l’Egypte », Shiba Shirô montre comment l’œuvre de modernisation initiée par Mohamed Ali a été stoppée après sa mort par son petit-fils et successeur, Abbas 1er, ce qui a précipité l’Egypte sous la domination étrangère.
Le gouvernement japonais envoie des missions en Tunisie et en Egypte pour étudier la situation de ces pays. Les fonctionnaires nippons s’étonnent de voir des Français et des Anglais diriger les services publics tunisiens et égyptiens (douanes, fisc…). Un de ces missionnaires, Nomura Saïji, officier des douanes, veut à tout prix connaître Orabi Pacha et lui rend visite sur l’île de Ceylan. Il relatera sa rencontre avec le héros égyptien dans un rapport qui sera publié en 1891. D’autres Japonais, dont des diplomates, fascinés par le personnage, lui rendront également visite.
Lorsque le Japon accède au rang de puissance internationale après la guerre qui l’a opposé à la Russie en 1905 et dont il est sorti vainqueur, il se met à s’intéresser au rôle et à la place de l’islam dans la vie des peuples sous domination russe dans la perspective de les inciter à se dresser contre la Russie tzariste.
C’est ainsi que le gouvernement japonais invite des personnalités musulmanes en vue, dont l’Egyptien Ahmad Ali Jirjawi qui y effectue un séjour en 1906 et rédige à son retour un livre intitulé « Ar-Rihla al-yabaniya » (Voyage au Japon) dans lequel il plaide pour une alliance entre l’Empire ottoman et le Japon contre la Russie.
C’est ainsi également qu’un Tatar, Abdel Rachid Ibrahim, visite le Japon en 1909 et demande le soutien de l’Empereur pour l’indépendance de sa nation. Notons que la première traduction du Coran au japonais date de 1920.
Le penseur algérien Malek Bennabi s’est très tôt intéressé au Japon, et son œuvre est empreinte de l’admiration qu’il porte à ce pays. Dans « Vocation de l’islam » (1954) il écrit : « Le Japon a réussi là où le monde musulman n’a pas encore remporté de victoire décisive sur le sous-développement parce que son action s’est appliquée dans le monde des « choses », des produits, au lieu de s’appliquer à l’ordre humain et les « idées ».
Dans « Idée d’un Commonwealth islamique » (1960) il note : « Le Japon a assimilé des « idées », tandis que la société musulmane achète encore des « choses ». Combien de beaux poèmes avons-nous fait sur notre renaissance, cependant que le Japon couronnait la sienne par tant de retentissantes victoires…»
Dans « Naissance d’une société, le réseau des relations sociales » (1962), il compare le parcours des deux civilisations depuis leur réveil à la fin du XIXe siècle en ces termes :
« Le Japon a repris sa marche dans l’Histoire en même temps que la société musulmane actuelle. Mais l’élite japonaise comptait déjà à l’aube du XXe siècle des hommes comme Okakura dont l’esprit formé à l’école de l’Occident rayonnait déjà une pensée neuve, riche de toute la culture de Dante, de Shakespeare et de Descartes, mais plus riche encore de toute cette spiritualité accumulée pendant des siècles dans les pagodes sacrées du Shinto, au pied du Fuji Yama, et qui se révèle soudain au monde moderne à travers les traditions chevaleresques du Samouraï et à travers les écrits d’Okakura lui-même. L’élite japonaise comptera bientôt des savants qui font progresser les connaissances humaines comme le physicien Nagaoka dont les radioélectriciens du monde entier appliquent depuis plus de trente ans la fameuse formule qui porte son nom. Et cette élite comprend enfin, aujourd’hui, une équipe de savants qui est à la tête des études mathématiques et des études nucléaires… Cette élite, demeurée fidèle aux archétypes héréditaires, a su être fidèle également aux archétypes de l’Occident. Elle est allée à l’université d’Occident comme à un temple où il y a dans l’atmosphère quelque chose de sacré qui impose l’humilité et rappelle la conscience en sentiment du devoir. L’élite musulmane y va, au contraire, comme on va au bazar pour y acquérir des « choses » utiles à son confort, à ses jouissances, à son orgueil. La différence est grande ».
Un professeur d’université américain, Allan Christelow, qui a passé son enfance au Japon, a fait un parallèle entre le héros d’un autre roman japonais (« Botchan » de Natsume Soseki, qui a été porté à l’écran) et « Mémoires d’un témoin du siècle » de Malek Bennabi.
Christelow a découvert Bennabi en lisant en 1972 une revue dans laquelle je publiais régulièrement des textes du penseur algérien qui était encore en vie (il est mort en 1973). L’universitaire américain dont je ferai la connaissance plus tard, était entretemps devenu un spécialiste de la pensée bennabienne à laquelle il a consacré plusieurs études parues dans des publications internationales. Il m’a fait l’honneur de préfacer mon livre, « L’Islam sans l’islamisme », paru en 2006 aux Editions Samar (Alger).
C’est à la fin du XIXe siècle que les Arabo-musulmans, les Japonais, les Indiens, les Chinois et les Israélites se sont réveillés à la nécessité de renaître, de reconstruire leur civilisation. Où en sont, un siècle après, les musulmans par rapport aux autres ?
Si, à en croire un philosophe de l’Histoire « Les hautes civilisations se reconnaissent à leur pouvoir de renaître », force est de reconnaître que le monde arabo-musulman est la seule ancienne civilisation à n’avoir pas réussi sa renaissance. Toutes les grandes religions (Judaïsme, Hindouisme, Christianisme) sont aujourd’hui à la base des puissances économiques et militaires que sont indéniablement Israël, l’Inde et l’Occident.
A l’époque où retentissaient les exhortations de Djamal-Eddine al-Afghani, le Japon se prononçait pour de profondes réformes qu’il allait réaliser en un délai record, et la Chine envoyait aux Etats-Unis ses premières missions d’étudiants. Les pays asiatiques de tradition confucéenne ont réussi leur développement économique et social mais pas les musulmans, et ce malgré les fabuleuses richesses que recèlent leurs pays.
En fait ce ne sont pas les anciennes civilisations japonaise et chinoise qui ont ressuscité, mais les Japonais et les Chinois qui sont apparus sous de nouveaux visages et se sont harmonieusement insérés dans des systèmes d’organisation qui leur étaient au départ étrangers.
SI LA RENAISSANCE EUROPEENNE A ETE UN RETOUR A L’ANTIQUITE, AUX LUMIERES DE LA RATIONALITE GRECO-LATINE AVANT DE PRENDRE LES FORMES DE LA REVOLUTION INTELLECTUELLE ET DES CONQUETES TECHNIQUES LES PLUS SPECTACULAIRES, CELLE DU MONDE ARABO-MUSULMAN A ETE UN RETOUR A LA THEOLOGIE ET A LA THEOCRATIE.
ELLE NE VISAIT PAS A LA LIBERATION DE LA PENSEE, ELLE NE S’EST PAS OUVERTE AUX AUTRES SYSTEMES DE PENSEE, ELLE NE S’EST PAS PENCHEE SUR L’ETUDE DE LEURS PHILOSOPHIES, ELLE N’A PAS ETUDIE LA RENAISSANCE OCCIDENTALE, JUIVE, CHINOISE, JAPONAISE OU HINDOUE, ELLE NE S’EST PAS INTERESSEE AUX APPORTS DES NOUVELLES SCIENCES : ASTROPHYSIQUE, BIOLOGIE, GENIE GENETIQUE, NOUVELLES TECHNOLOGIES DE L’INFORMATION…
ELLE REGARDE CELLES-CI DE LOIN, SE SENTANT A PEINE CONCERNEE PAR LEURS INVESTIGATIONS ET LEURS CONQUETES.
LES ARABO-MUSULMANS NE PROFITENT PAS DE LEURS ECHECS, DE LEURS CRISES PASSEES OU PRESENTES, ILS ATTENDENT QUE LEURS EFFETS S’ESTOMPENT SANS RIEN CHANGER A LEUR CONCEPTION DES CHOSES.
ILS LAISSENT FAIRE L’OUBLI AVANT D’ETRE DE NOUVEAU CONFRONTES A UNE AUTRE DEBACLE.
(« Le Soir d’Algérie » du 26 mars 2011)