Dans un livre intitulé « Le problème des idées dans la société musulmane » rédigé au Caire en 196O, Malek Bennabi a proposé une théorie selon laquelle les sociétés, à l’image des enfants, accomplissent leur croissance en passant par trois âges successifs : « l’âge des choses », « l’âge des personnes » et « l’âge des idées ».
Il lui apparaissait alors que les sociétés musulmanes, du point de vue de leur développement psychosociologique, étaient à l’âge des choses au regard des politiques économiques qu’elles suivaient (économisme), et à l’âge des personnes au regard des régimes politiques qui les régissaient (autocraties).
A l’époque le monde arabo-musulman pensait que son principal problème était le sous-développement matériel, et que son retard sur l’Occident allait être rattrapé en quelques décennies grâce au pétrole et aux plans de développement mis en branle. Ils lui donneraient, croyait-il, les choses de la civilisation occidentale sans être obligé d’adopter ses idées. En matière de valeurs, pensait-il, il était mieux pourvu.
Sur le plan politique il s’en était remis pour assurer son bonheur et son honneur à des « Zaïms », des « Raïs », des « Libérateurs », des « Guides » et des Rois « pieux » qui ne tiraient pas leur légitimité de la souveraineté populaire, mais soit de la tradition islamique pour les monarchies et les Emirats, soit de leur participation à la lutte anticoloniale ou à un coup d’Etat pour les républiques.
Les peuples arabes végétaient, écrit Bennabi, sous la « double tyrannie des choses et des personnes ».
A l’âge des choses correspondent les émeutes sans revendication politique comme en ont connu épisodiquement la Tunisie, l’Egypte et l’Algérie. Il est significatif que la première réaction de l’ensemble des régimes arabes devant les mouvements de protestation, chez eux ou chez le voisin, ait été d’offrir dans l’urgence une foule de choses (baisse des prix, logements, crédits…) pour les faire cesser ou étouffer dans l’œuf. Comme si seuls les ventres pouvaient s’insurger dans ces pays pour réclamer « loqmat-al-aïch » (la bouchée de pain). Que ne les ont-ils offertes plus tôt ?
A l’âge des personnes correspond l’attente millénariste qu’éclate une révolution de palais ou qu’intervienne un coup d’Etat pour délivrer « al-Moustadaâfin fi-l-Ardh » (les opprimés de la tyrannie).
De fait, tous les changements politiques survenus dans les pays arabo-musulmans depuis toujours sont venus de l’étranger, d’un héritier meilleur ou pire que son père ou, dans les temps modernes, de l’armée.
Il en est des Arabes comme de « Ahl al-Qahf » (Les Gens de la Caverne) qui, se réveillant d’un sommeil de plusieurs siècles et trouvant tout dans l’état où ils l’avaient laissé, crurent qu’ils n’avaient dormi qu’une nuit.
La façon dont les Arabes étaient gouvernés jusqu’à il y a peu est celle-là même dont ils étaient gouvernés il y a plus de mille ans. Ils ont été les derniers à s’affranchir. Même les esclaves se sont affranchis avant eux. Tout ce qu’ils ont fait dans les temps modernes a consisté à actualiser les apparences de leur état d’esclavage.
Il aura fallu beaucoup pour qu’ils se réveillent, prennent conscience de leur situation et accèdent enfin au stade des idées. Il a fallu les perpétuelles défaites face à Israël, la chute du mur de Berlin, le démantèlement de l’Union soviétique, la faillite du Bâathisme (idéologie laïque de la Renaissance arabe au temps de Saddam, en Irak et des Assad en Syrie)) et des idéologies tiers-mondistes.
Il a fallu les révolutions démocratiques des pays d’Europe de l’Est, l’exemple de Nelson Mandela, le développement des chaînes satellitaires, la généralisation d’internet et l’avènement des réseaux sociaux.
Il a fallu que l’islamisme démontrât qu’il était une impasse après ses exactions en Algérie, en Egypte et dans le monde. Il a fallu l’élection d’un Noir à la tête des Etats-Unis et l’apparition d’un slogan, « Yes we can ». Il a fallu que le despotisme dépassât toute pudeur, que la corruption soit devenue scandaleuse et les républiques héréditaires… C’est à peine s’il ne fallait pas que Dieu leur apparaisse.
Dès lors, on comprend que personne n’ait rien vu venir.
Le despotisme, c’est l’incarnation de la souveraineté populaire et de l’Etat par un seul homme. Si nous sommes d’accord sur cette définition, force est de constater que culture islamique et despotisme sont étroitement associés dans l’imaginaire arabe. Les ulémas (savants religieux) et les fouqaha (jurisconsultes) ont de tout temps présenté ce mode de gouvernement comme naturel et licite. Calife, Imam, Emir, Sultan, Roi, Zaïm, Raïs, Qaïd, tous ces termes renvoient à l’idée du gouvernement d’un seul, sans droit de le contrôler, de le critiquer ou de s’opposer à lui-même par la parole ou en pensée. Tout ce qui peut être toléré, c’est de lui adresser une « Naciha » (conseil), encore que celle-ci doive émaner d’un homme autorisé, c’est-à-dire d’un « faqih ». Le cercle était bien fermé.
Dans la langue arabe, le mot « pouvoir » est notamment rendu par le terme « solta ». Le « Sultan », même s’il porte le titre de président ou de Guide, est au-dessus de tout et de tous. Il incarne le pouvoir absolu, la force ultime, le droit de décider de tout, et cela sans rendre de comptes à quiconque et dans l’impunité totale.
Il fait ce qui lui plait, y compris disposer de l’argent de son pays par milliards, par montagnes, dans toutes les devises et sur tous les continents. Ne comprend-on pas mieux dès lors la psychologie des Ben Ali, Moubarak, Kadhafi, Ali Abdallah Saleh et autre Assad qui ont régné comme Haroun Rachid ou on ne sait quel autre calife-despote ?
En Occident et dans le reste du monde, cela fait longtemps que les rois n’ont plus de pouvoir. S’ils sont encore là, c’est par respect pour l’ancienne histoire du pays et comme symboles. Ceux qui sont au pouvoir, les gouvernements, sont élus par les citoyens pour une durée déterminée et sur un programme d’action précis. Ils sont contrôlés au jour le jour par le parlement, la presse, l’opinion publique, la justice, et leurs incartades punies par la loi.
La Syrie de la fin du XIXe siècle a donné en la personne du réformateur Abderrahmane Al-Kawakibi un visionnaire dont les idées conviennent parfaitement à la situation actuelle. Celui-ci voyait dans les « hommes de religion » un clergé officiel cautionnant le pouvoir despotique et préconisant l’obéissance totale au despote en échange d’un pouvoir moral et inquisitorial sur la société. A l’époque où paraissait son livre le plus important, « Tabaiî al-istibdad » (« Les caractères du despotisme ») le monde arabe vivait sous le régime du califat ottoman.
Dans ce livre, il esquisse le type de gouvernement que les musulmans devraient se donner après leur libération de la tutelle turque : « Il doit refléter la représentation politique de la nation, et non le règne d’un homme et de ses comparses. Celui-ci ne doit pas disposer à sa guise des droits matériels et moraux de la communauté ; il ne doit pas avoir la mainmise sur les actes et les pensées des citoyens. Ses tâches doivent être fixées par une Constitution. L’autorité n’appartient pas au gouvernement, mais dépend de la nation. Celle-ci ne doit pas une obéissance absolue au gouvernement. C’est à la nation d’établir les dépenses nécessaires et de fixer les impôts et les ressources. La nation a le droit de contrôler le gouvernement. La justice doit être conforme à ce que pensent les juges et non le gouvernement. Ce dernier ne doit pas se mêler de la religion tant que l’on ne porte pas atteinte à son respect. Des textes clairs doivent fixer les pouvoirs des fonctionnaires. La rédaction des lois doit être l’œuvre d’une assemblée élue par la nation… »
Il en ira autrement à l’heure de la libération de l’Empire ottoman, puis du colonialisme. Comparant le système de gouvernement des Etats islamiques à celui que se sont donné les Occidentaux il écrit : « Ce que le progrès humain a réalisé de plus utile, ce sont les statuts qui composent les Constitutions des Etats organisés. Ils considèrent qu’il n’y a aucune force au-dessus de la loi. Ils attribuent le pouvoir législatif à la nation, celle-ci ne pouvant réaliser son unanimité sur une erreur. Ils autorisent les tribunaux à juger le roi et le pauvre sur un pied d’égalité. Ils placent les responsables du gouvernement appelés à gérer les affaires de la nation dans une position telle qu’ils ne puissent outrepasser les droits attachés à leurs fonctions. Enfin, ils donnent à la nation la possibilité de surveiller et de contrôler la gestion de son gouvernement… ».
Aussi préconisait-il dans ses livres et écrits de presse la séparation du politique et du religieux, l’égalité des citoyens indépendamment de leur confession, l’accès égal aux fonctions publiques, l’égalité devant l’impôt des ressortissants musulmans et non musulmans, l’instruction des filles, la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire…
Al-Kawakibi ramenait les problèmes du monde musulman à une seule cause, l’absence de liberté, écrivant dans un autre de ses livres, « Oum-al-Qora » (« La mère des cités ») : « Le mal provient de notre manque de liberté. On reconnaît celle-ci au fait que l’homme parle et agit comme il l’entend. Elle comprend aussi la liberté de l’enseignement, la liberté de faire des conférences, d’imprimer, de se livrer à des recherches scientifiques. Elle engendre une justice totale à tel point que l’homme ne craint ni tyran, ni oppresseur. Elle apporte aussi la sécurité dans la pratique de la religion et dans les âmes, protège la dignité et l’honneur, sauvegarde la science et ses bienfaits… Elle est le bien le plus cher à l’homme après la vie. »
Le penseur syrien est mort assassiné par la Khédive d’Egypte à l’instigation du Sultan Ottoman Abdulhamid. Mais ses idées qui restent en avance sur notre temps ont influencé la pensée d’un autre réformateur, égyptien celui-là, Ali Abderrazik qui, dans un contexte fondateur comme celui que vit actuellement le monde arabe a écrit en 1925 un petit livre qui eut un grand retentissement, « L’islam et les fondements du pouvoir ».
En 1923 l’Egypte devient une monarchie constitutionnelle après un protectorat britannique qui a duré près d’un demi-siècle. En 1924 le califat est aboli en Turquie. Cet évènement provoque un immense débat au sein des élites du monde musulman. Le chef de file de la « Nahda », Rachid Ridha, s’oppose à l’abolition, tandis qu’Ali Abderrazik l’approuve, soutenant que « Le califat a été de tout temps et est encore une calamité pour l’islam et les musulmans, une source constante de mal et de corruption… Aucun des théologiens qui ont prétendu que la proclamation de l’Imam (le Khalife) est une obligation religieuse n’a pu citer un verset du Coran à l’appui de sa thèse. En vérité, s’il se trouvait dans le Livre sacré un seul passage qui puisse faire preuve dans ce sens, les théologiens n’auraient pas hésité à le mettre en relief et à s’étendre en développements à son sujet… »
L’audace du réformateur égyptien dans le traitement de la question du califat et de l’Etat islamique est sans précédent. Il poursuit : « On voit donc que ce titre de calife ainsi que les circonstances qui ont accompagné son usage ont été parmi les causes de l’erreur qui s’est propagée dans la masse des musulmans, les conduisant à prendre le califat pour une fonction religieuse et à accorder à celui qui prend le pouvoir le rang occupé par le Prophète lui-même. Il était de l’intérêt des rois de diffuser pareille illusion dans le peuple en vue d’utiliser la religion comme moyen de défense de leurs trônes et de répression de leurs opposants. Ils ont œuvré sans répit dans ce sens par de multiples voies jusqu’à inculquer la croyance que l’obéissance aux dirigeants équivaut à l’obéissance à Dieu, et la révolte contre eux est la révolte contre Dieu. Ils ne se sont pas contentés de ce résultat. Ils ont fait du roi le représentant de Dieu sur terre et son ombre auprès de Ses créatures. Le système du califat a été par la suite annexé aux études religieuses, placé ainsi au même rang que les articles de la foi, étudié par les musulmans en même temps que les attributs de Dieu, puis enseigné de la même façon que la profession de foi islamique. Tel est le crime des rois et le résultat de leur domination despotique : au nom de la religion, ils ont égaré les musulmans, dissimulé à leurs yeux les voies de la vérité, fait obstacle à la lumière de la connaissance. Au nom de la religion également ils se sont appropriés les musulmans, les ont avilis et leur ont interdit de réfléchir sur les questions relevant de la politique. Au nom de la religion, ils les ont bernés et ont créé toutes sortes d’obstacles devant l’activité intellectuelle, au point de les empêcher d’avoir quelque système de référence que ce soit en dehors de la religion, même dans les matières strictement administratives. Tout cela a tué les forces vives de la recherche et de l’activité intellectuelle parmi les musulmans… ».
Le « alem » égyptien a eu la lucidité et le courage de désigner les véritables causes du sous-développement des musulmans. Lui-même théologien et juge dans un tribunal religieux du Caire, il a, par on ne sait quelles voies, réussi à se soustraire à la culture qu’il a reçue à al-Azhar et à élever son esprit au niveau des solutions qu’aujourd’hui encore les Arabes ne se résolvent pas à envisager.
Courageux au-delà de l’imaginable, il conclut son livre sur cette exhortation : « Aucun principe religieux n’interdit aux musulmans de concurrencer les autres nations dans toutes les sciences sociales et politiques. Rien ne leur interdit de détruire ce système désuet qui les a avilis et les a endormis sous sa poigne. Rien ne les empêche d’édifier leur Etat et leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison humaine et sur la base des systèmes dont la solidité a été prouvée, ceux que l’expérience des nations a désignés comme étant parmi les meilleurs. »
Ali Abderrazik a été déféré devant un tribunal, jugé, condamné, démis de ses titres universitaires et de ses fonctions avant d’être réhabilité un quart de siècle plus tard et nommé ministre des « Wakf » (Affaires religieuses). Il n’a jamais renié ses idées et ne s’est pas repenti d’avoir écrit ce petit livre dans lequel est résumée la tragédie passée et actuelle des musulmans.
Après al-Kawakibi, il est celui qui a osé se dresser face au despotisme et le dénoncer. Il dira à la fin de sa vie dans une lettre à son fils : « Je ne pense pas qu’il existe dans cette vie un lien plus puissant et plus durable entre les hommes que celui que créent la dénonciation du despotisme et la croyance en Dieu. »
C’est de l’émoi suscité par la publication de son livre que naîtra deux ans plus tard le mouvement des « Frères musulmans » en Egypte qui gommera les avancées intellectuelles réalisées par le réformateur syrien et lui. C’en était fini des efforts intellectuels vers une « Nahda » moderne. Les idéaux démocratiques étaient catalogués comme des idées « étrangères à nos valeurs », et à la place on appelait à « islamiser la modernité ». Puisse les idées avant-gardistes de ces précurseurs être utiles aux jeunesses qui cherchent à réconcilier l’islam et le monde arabe avec les idéaux démocratiques.
Les despotes tiraient leur force de la faiblesse et du consentement de leurs sujets. Ils se surestimaient quand leurs victimes se sous-estimaient. Ce n’est pas tant par la peur qu’ils tenaient leurs peuples, c’est parce que ces derniers portaient en eux la culture du despotisme. Ils y croyaient comme à un article de foi, comme au calife ombre de Dieu sur la terre, comme à l’Emir des Croyants, comme au Serviteur des Lieux Saints de l’Islam, comme au Raïs révolutionnaire, comme au Guide innovateur…
Si le despotisme comme mode de gouvernement a tant duré, c’est parce qu’il était un état de choses dont étaient convaincu aussi bien celui qui l’exerçait que celui qui le subissait. Mais ce « message génétique » est en cours d’effacement de l’ADN arabo-musulman : encore quelques mois, quelques années, et on n’en parlera plus. Les despotes ont en réalité rendu service à leurs peuples en étalant leur cruauté, leur attachement irraisonné au pouvoir et leur corruption. Comme le terrorisme a rendu service aux musulmans en les désenvoûtant de l’islamisme.
Le modèle que Montesquieu a catégorisé dans « L’Esprit des lois » sous le nom de « despotisme oriental » est en train de rendre l’âme en même temps que quelques-uns de ceux qui l’ont le mieux incarné. Il est bel et bien mort dans l’esprit arabe. Les despotes encore en place devraient le comprendre pour éviter que leurs pays ne soient inutilement mis à feu et à sang. A moins que, à l’instar de Kadhafi, ils entendent ne rien laisser derrière eux.
On parlera dans l’avenir du dernier des despotes comme on parlait jadis du « dernier des Mohicans ». Pourquoi les despotes se sont brusquement mis à tomber les uns après les autres ? A cause du réchauffement climatique : les arbres auxquels ils pendaient ont pourri, et les Arabes qui les portaient ont enfin mûri. La fin du despotisme dans le monde arabe revêtira la même importance et aura la même résonance que la fin de l’esclavage dans le monde.
(« Le Soir d’Algérie » du 27 mars 2011)