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IRAN : LA REVOLUTION ASSAILLIE (2e partie)

by admin

Les mosquées en Iran n’ont rien à voir du point de vue architectural avec le type de mosquée répandu chez nous. Hormis les grandes mosquées d’époque comme celles qu’on trouve à Qom ou Ispahan, la mosquée iranienne est simple, sans déterminisme architectural, anodine même. Dans les villes, surtout ce peut être n’importe quoi : une bâtisse, un édifice désaffecté, un ancien domicil  une modeste salle.

L’amusant c’est de tomber sur le panneau rédigé en persan et en anglais qui vous l’indique, comme chez nous un panneau peut indiquer l’hôpital ou une gare de chemin de fer. Celle que nous visitons cet après-midi s’appelle « mosquée Mohammadia » et se trouve dans la banlieue nord de Téhéran. Elle est composée d’un sous-sol, d’un rez-de-chaussée et d’un étage. C’est un véritable blockhaus !

L’étage supérieur est réservé aux femmes, le sous-sol à l’entrepôt des armes et à l’instruction militaire et le rez-de-chaussée à la prière et aux… bureaux ! Il y a tout : un appareil téléphonique, une machine à écrire, une table, des sièges, une bibliothèque, le chauffage… Bref, de quoi faire face aux problèmes d’un arrondissement en temps de révolution. Les va-et-vient ne cessent pas, comme dans un QG en période de fébrilité. Dehors, une jeep et des véhicules de tourisme en stationnement. C’est le parc-auto de l’officine. Hussein est connu ici. Et pour cause ! C’est la mosquée de son quartier.

Depuis le 12 Février, date à laquelle l’armée du shah avait fini de fondre comme glace au soleil, toutes les charges d’un gouvernement constitué sont retombées brusquement sur le dos des mosquées. Avant cette date la mosquée avait été la « Commune de Paris » armant le peuple, prenant les affaires publiques en main, abolissant l’armée et la police, contrant le complot monarchiste de Bakhtiar, le Thiers iranien (curieusement, c’est un Bakhtiar, le général Teymour Bakhtiar, qui a créé en 1956 la SAVAK).

Mais si la « commune » Parisienne de 1871 ne devait durer que soixante-douze jours, la mosquée iranienne, elle, allait chasser le roi, battre son Thiers et instaurer la République. Du point de vue de la logique révolutionnaire, de la justice historique, la mosquée aura vengé la « Commune ».

La victoire remportée, il faut maintenant suppléer à l’Etat, résorber la situation née de la défection des institutions du « Toghian », récupérer les armes, rétablir la sécurité, prévenir les combats d’arrière-garde que la SAVAK peut encore livrer, régler les éventuels litiges entre les habitants du quartier, assurer la garde aux points vitaux de l’arrondissement, etc.

Tâches dépassant de loin les capacités qu’on peut prêter à une mosquée classique, mais que la jeunesse révolutionnaire assume dans un esprit d’efficacité et d’abnégation que n’acquiert l’homme que lorsque le sacré prévaut dans sa conscience sur l’intérêt (personnel ou de classe).

« Comme si une dizaine d’yeux étaient braqués sur toi, songe combien cela est sérieux et terrible » enseignait Confucius à ceux qu’il formait pour le service de l’Etat. En Iran, le sérieux est la chose du monde la mieux partagée.

Hussein nous conduit au dépôt d’armes, une pièce étroite et tout en longueur dans le sous-sol. Le responsable militaire, répondant au prénom de Mahmoud, nous accompagne. Il nous montre les fusils à répétition et automatiques enchaînés aux chevalets, en prend de chaque modèle (allemand, américain et israélien) et nous en explique le fonctionnement. Une carte avec photo, nom et adresse de l’utilisateur est accrochée à chaque arme. Il ouvre ensuite une armoire métallique et en sort des grenades manuelles dont il nous décrit les caractéristiques.

Les détenteurs d’armes, explique Mahmoud sont, comme vous le voyez, connus, fichés. Tous ont reçu des cours de manipulation. Chacun possède un exemplaire des « Akhlakiat-Al-Fath », un petit livre vert qu’il nous exhibe et dans lequel sont résumées les consignes à observer. Les armes sont distribuées tous les soirs à deux-huit heures, heure à laquelle commencent les tours de garde et les patrouilles. Des groupes sont formés qu’on envoie à des points précis de l’arrondissement et qu’on relève toutes les trois heures. La visite achevée, Mahmoud ferme à clé la porte de l’arsenal et monte avec nous au bureau

Là, nous trouvons des gens en discussion qui se lèvent à notre entrée (on se lève en Iran, en signe de respect, chaque fois que quelqu’un arrive ou s’en va). Présentation, échange de salutations. Parmi l’assistance, un Kurde d’une cinquantaine d’années qui parle avec force gestes et regarde tour à tour ses interlocuteurs comme pour les rallier aux vues fédéralistes qu’il prône. Hussein traduit à notre intention. Nous voulons, dit le Kurde, avoir notre propre administration, notre propre police, notre propre langue ; nous voulons l’autonomie dans un cadre fédéraliste.

Hussein a abandonné la traduction pour s’engager dans son propre débat, en persan, avec le Kurde. Tout le monde s’en mêle, nous oubliant complètement. Mon compagnon et moi les observons, admiratifs, nous émerveillant de la pondération des interlocuteurs, de la modération du ton, de la sincérité évidente de chacun. « Discutez entre vous de la meilleure façon » (billati hiya ahçan) dit le Coran, et ailleurs, « Que le ressentiment ne vous porte point à des actions injustes ».

L’Iranien parle toujours avec feu et conviction, jamais avec passion ou furie. La manière est toujours douce, conciliante, civile. Ni insultes, ni flammes de haine dans le regard – nous le remarquons même dans la rue à l’occasion des heurts entre automobilistes – fût-ce entre adversaires politiques irréductibles comme à l’Université par exemple où s’opposeront sous nos yeux des éléments communistes brandissant des portraits de Marx et de Lénine et des étudiants portant, quant à eux, ceux des martyrs de l’éternelle lutte contre le « Taghout. »

Sur ces entrefaites arrive l’imam de la mosquée, le « mollah » comme on dit, M. Bencharifi. La quarantaine, barbe, turban et « abaya » noirs. Il nous donne l’accolade, sitôt informé que nous venions d’ « El-Djazaïr ». Il est manifestement heureux de nous rencontrer et ne tarit pas de questions sur notre pays. Le lendemain, il nous invitait à déjeuner chez lui.

C’est lui qui, assisté de cinq collaborateurs, chargés chacun d’un département (militaire, finances, social…), dirige la mosquée Mohammadia. Nous retrouverons partout le même schéma d’organisation. Les mosquées sont responsables devant le Comité central, et celui-ci devant le Conseil de la Révolution. De ce dernier, personne ne voudra rien nous dire, même Bani Sadr ou le Dr Behichti que nous soupçonnons pourtant d’en faire partie.

La banlieue Sud où se trouve notamment le Bazar c’est, imaginez-les rassemblés sur une même aire et portés à la puissance N, la Casbah, les anciennes rues de la Lyre, de Chartres et Randon, Soustara et Bab Azzoun, Bab-El-Oued, Lâakiba et El-Harrach. Si vous connaissez ces lieux, vous avez visité les quartiers sud de Téhéran.

Les uns et les autres ont joué le même rôle pendant les Révolutions algérienne et iranienne. C’est là donc que se trouve la mosquée où nous allons conférer, d’abord avec ses membres masculins, ensuite avec les éléments féminins, dont cette jeune fille qui, après s’être enquise de la participation de la femme à la lutte de libération algérienne, nous déclarera : « Jamais nous n’avons été aussi libres. C’est maintenant seulement que nos parents nous laissent sortir, nous font confiance ». Tandis qu’une autre nous demandera ex abrupto : « Quelles recommandations nous feriez-vous pour que notre Révolution triomphe ? ».

Après les débats les responsables de la mosquée nous proposent d’aller visiter le centre où sont organisées les poursuites contre les anciens membres de la SAVAK. Sis dans les locaux d’un gymnase désaffecté, celui-ci dispose d’un important matériel (centre-radio, talkies-walkies, armement, véhicules…) et d’équipes paramilitaires opérationnelles.

La SAVAK, nous explique-t-on, a toujours préservé le secret de ses agents. D’où la difficulté de les repérer. Elle employait entre 50 et 70.000 personnes dont on n’a retrouvé aucun fichier : « Nous n’en avons arrêté au total que quelques dizaines. Nous agissons sur renseignement ou sur témoignage de gens ayant eu affaire à elle. Certains de ses membres n’ont toujours pas désarmé, tandis que d’autres se sont fondus dans les rangs d’organisations hostiles à la République Islamique ».

Si jamais pouvoir au monde fut populaire, c’est bien dans l’Iran de l’après-shah. Populaire, il ne peut l’être plus alors que tout procède de la mosquée, cheville ouvrière de la Révolution, centre de la vie collective, lieu de rencontre et de critique, refuge des « Moustadâafin fi I-ardh », asile des opprimés et des écoles révolutionnaires du peuple.

Comme au temps de Médine, quand la « Oumma » élisait ses chefs dans les mosquées, y décidait de son sort ou y portait ses crises, la mosquée iranienne a joué dans le processus révolutionnaire qui vient d’aboutir à la proclamation de l’Etat islamique le rôle que lui assignait sa vocation originelle. D’une manière générale, elle a réhabilité l’islam temporel et lavé le Musulman de ses hontes.

Recevant Mo’Azz Ibn Jabal avant de l’envoyer comme gouverneur au Yémen, le Prophète devait lui prodiguer ce conseil que tout despote sur la terre devrait encore méditer : « Redoute l’imprécation de l’opprimé car aucune voile ne s’interpose entre elle et Dieu. »

C’est que la revendication sociale, quand elle est empreinte de sacré, quand elle n’a pas pour simple but la « dictature du prolétariat », quand son mot d’ordre n’est pas le « Tout pour la tripe » rabelaisien, n’est plus une « lutte de classes », mais la lame de fond qui peut tout emporter. Le shah d’Iran, lui, s’était montré résolu en trente-sept ans de règne à méconnaître le conseil du Prophète et à ignorer cette vérité sociologique : il n’est plus que poussière.

C’est un jeudi après-midi, alors que Téhéran est enfoui sous quarante centimètre de neige, que nous décidons mon compagnon et moi de partir pour Qom. Hussein nous dépose à Shush, lieu de partance des autocars pour les villes de l’intérieur. Nous prenons celui de 17h30 qui nous déposera deux heures et demie plus tard à destination.

Qom est belle et peuplée, bruyante et inondée de lumières. Tout le monde est dehors, la joie est sur tous les visages, la ville est en fête. Des lecteurs de cassettes diffusent des discours enflammés, des chants religieux, des versets coraniques que d’invisibles haut-parleurs répercutent dans toute la ville. C’est ici que bat le cœur de l’Iran, c’est d’ici que partent les orientations fixant peu à peu son nouveau destin, c’est vers cet endroit que son tournés les regards du monde.

Qom, ville sainte entre toutes mais aussi inextinguible foyer de révolutions, point de départ des émeutes qui secouent périodiquement l’Iran depuis Nasr-Eddine Shah le bradeur qui a régné de 1848 à 1896, en dehors de toutes formes juridiques et encore moins constitutionnelles, et partagé son pays au sens propre du mot entre les Russes et les Anglais contre de misérables pécules qu’il courait, sitôt reçus, dépenser dans les capitales européennes.

C’est là, quelque part dans une école, que se trouve Khomeiny « l’homme qui fait trembler l’Occident » titrait en couverture il y a deux semaines un hebdomadaire français. Sa figure hante nos esprits depuis plusieurs mois déjà. Qui est-il, en quoi consiste-t-il (en tant que pensée) ? Dans quelle mesure est-il ce que la presse mondiale dit de lui ?

La nuit est maintenant totale sur Qom. Il faut penser à rentrer. Rentrer ? Mais où juste Dieu ? Nous venions de faire une bonne douzaine d’hôtels. Rien, tous pleins à craquer, pas même où loger un chat ! En plus des nationaux accourus de toutes parts la ville est remplie d’étrangers, pèlerins ou journalistes. Khomeiny doit parler demain.

Nous pensons alors aux mosquées, ultime retraite en terre d’islam pour les sans-toits, les « fils de la route » comme dit le Coran des gens de passage et autres globe-trotteurs. N’en connaissant pas l’implantation et jugeant plus sage d’éviter d’inutiles courses à travers la ville, nous optons pour le renseignement public.

Passe justement sur le trottoir qui nous fait face la silhouette pressée de ce que nous prenons pour un « mollah ». Il n’y a pas mieux pour être renseigné en la matière, nous disons-nous. Et de le héler à la persane : « Agha ! » L’homme s’arrête et pivote sur lui-même. Alors, dans un sabir fait d’arabe et d’anglais, nos seules mais déjà discutables possibilités, nous tâchons de lui faire comprendre que nous étions à la recherche d’une mosquée où passer la nuit. O bonheur ! L’homme parle arabe. Son visage s’éclaire d’un sourire de bienveillance et il nous demande qui nous sommes, d’où nous venons, depuis quand nous sommes à Qom… Nous déclinons notre nationalité et lui expliquons que nous arrivons à l’instant de Téhéran.

« Djazaïris ? » reprend-t-il. « Antoum zouyoufi ! » s’exclame-t-il, portant ses deux mains à son cœur. La parole nous manque brusquement. La réaction de cet homme nous laisse un laps de temps interdits. Nous ne le connaissons ni d’Eve ni d’Adam, il pouvait fort bien nous indiquer une direction puis passer son chemin, satisfait d’avoir accompli un devoir civil, il pouvait à la limite nous conduire lui-même… Mais non. Il s’associait spontanément à notre problème, il se mettait avec un naturel désarçonnant à notre place. Se sachant capable de nous porter aider, il n’avait pas hésité.

Dieu nous est témoin, nous avons éprouvé face à cet homme un brusque sentiment de honte. Non pas tant parce que nous lui créions une situation que quelques minutes plus tôt il ne prévoyait pas, mais parce que nous nous étions surpris à l’imaginer, lui, dans notre cas, en un autre endroit. Nous le saisissions, en pensée et le jetions quelque part, n’importe où dans le « monde moderne ». Il nous inspirait de la tristesse, de la pitié même à cette idée.

Le pauvre homme ne devait connaître du monde que son pays et ses traditions, il vivait toujours les Temps Médinois, il devait ignorer qu’il était le représentant d’une espèce morale portée révolue. Mehdi Moutawassil, c’est le nom de ce Turc d’Azerbaidjan, est un bel homme auquel on ne saurait donner d’âge. Il peut avoir trente ans comme cinquante ans. Cela devait tenir certainement à son habillement, fort élégant du reste : « abaya » croisée, coupée dans un drap blanc ; turban (le turban persan n’évoque en rien celui porté chez nous par nos grands-pères ; au lieu de crouler en une débâche de cercles sur la tête, il la ceint de bien charmante façon).

La démarche souple, le nez chaussé de lunettes cerclées et le geste prompt, Mehdi parle un arabe doctoral, emphatique.Il vous donne l’impression, quand il parle, quel que soit le sujet, qu’il doit s’agir de choses graves, bien terribles pour qu’il y mette cet air sérieux et cette voix qui déclame plus qu’elle ne prononce les mots.

Cher Mehdi qui nous emmènera d’abord à un restaurant où nous prendrons le sempiternel mais succulent « tchalo-kébab » avant de nous conduire chez lui où il nous édifiera sur tant de choses. Notamment sur les titres de mollah, équivalent chez nous à celui d’imam de mosquée, de hodjato-l-islam, décerné aux auteurs de travaux d’exégèse, et d’ayatollah, qui correspond à un certain niveau de connaissance et d’expérience.

Nous apprendrons ainsi qu’il y a l’ayatollah « simple », sans autorité particulière, qui siège au niveau de la province : l’ayatollah « moqallad » dont on commente la pensée et les œuvres (comme Taleghani, Chariat Madari, Khouny, etc) et enfin l’ayatollah « moâddam », l’imam suprême qui a compétence pour trancher ou ordonner des choses d’importance nationale. Trois critères président en général à sa désignation par plébiscite parmi les ayatollahs « simple » ou moqallad » : être le plus pieux, le plus juste, le plus expérimenté.

Ainsi que le monde vient de s’en assurer, les pouvoirs de l’ayatollah sont d’une formidable importance. Ils ne sauraient être comparés. Il peut appeler au renversement d’un régime qu’il désavoue comme vient de le faire sous nos yeux l’ayatollah Khomeiny, boycotter une mesure prise au plus haut niveau, comme l’ayatollah Chirazi interdisant en 1891 l’usage du tabac pour contraindre Nasr-Eddine Shah l’exploitation de tabac iranien, ou faire avorter un mouvement nationaliste, comme l’ayatollah Kachani privant Mossadegh, à un moment crucial, d’un précieux soutien populaire.

On peut marquer ici une cause et méditer sur ce qu’aurait été l’Iran aujourd’hui si les dépositaires de sa force morale, les ayatollahs qui se sont succédé au fil de son histoire s’étaient comportés autrement qu’ils ne l’avaient fait, s’ils avaient employé à bon escient l’extraordinaire pouvoir détendu par eux.

On peut s’interroger, sachant qu’ils ont toujours eu en main, face au despotisme et à la dictature, les véritables rênes du pouvoir, le détonateur qui pouvait à tout instant faire tout sauter, sur leur équation personnelle, leur valeur morale et politique.

Par deux fois en ce siècle ils ont failli à leur mission. Par ambition personnelle dans le cas de Kachani menaçant Mossadegh de le faire assassiner par ses « Moudjahidin Islam », et par absence de tout sens politique, de toute confiance en eux-mêmes dans le cas de ce conseil d’ayatollahs condamnant la République que Réza Khan leur offrait sur un plateau.

Celui-ci, en effet, après son coup d’Etat, avait marqué de l’hésitation. Influencé sans doute par la Turquie d’Atatürk il faisait, le 29 Octobre 1923, proclamer le République par l’Assemblée nationale à sa dévotion. Cinq mois plus tard, le 21 mars 1924 exactement, il se désignait comme président.

Les chefs religieux désapprouvent, crient au sacrilège. Mustapha Kemal ayant aboli le Khalifat, ils craignaient que Réza Khan ne suive sa voie et ne laïcise l’Etat Persan (devenu l’Iran en 1935). Ils jugeaient d’une notion selon l’application qu’en faisait un homme. Ils ne réfléchissaient pas, ils avaient peur. Ils confondaient un effet avec une cause qui ne devrait pas obligatoirement l’engendrer. Si bien que, faisait contre mauvaise fortune bon cœur, Réza Khan revient le 1er avril sur sa décision.

Ce n’était pas un canular. Le 12 décembre 1925 il se fait couronner sous le nom de Réza Shah Pahlavi. Il ne laïcisera pas l’Etat mais fera pire …

Nous nous sommes levés de bonne heure ce vendredi 9 mars de l’an 1357 du calendrier chiïte. Mehdi connaît l’établissement scolaire où l’ayatollah Khomeiny prendra dans quelques heures la parole. Aussi nous y conduit-il d’un pied agile. Les abords de l’institut sont déjà noirs de monde. Il nous faudra près d’une heure pour parcourir la centaine de mètres nous séparant des portes de l’établissement.

Mehdi est surprenant ! Il arrive à naviguer au milieu de cette foule compacte, à nous frayer un chemin, à nous faire parvenir aux portes interdites et bien gardées. Là, il ne s’agira pas de prouesses mais de papiers que nous n’avons pas. Il nous est impossible, signifie-t-on à Mehdi, d’être admis dans la courette où tout est fin prêt pour accueillir l’homme de Neauphle-le-Château. N’y sont admis que les journalistes accrédités et dotés de macarons.

Mehdi ne se décourage pas. Sa qualité de « alem » lui permet d’insister, de demander à en référer aux responsables et d’obtenir gain de cause. Le responsable qui se présente reçoit de ses mains nos passeports, les examine, dodeline de la tête : Mehdi profite de son indécision, redouble d’éloquence, lui sert notre fiction de « chercheurs en Histoire », le travaille de près… et remporte la victoire !

Nous désirions voir de près le grand homme, du plus près possible, pour saisir ne serait-ce qu’une expression de son visage. Grâce en soit rendue à l’ingéniosité de Mehdi, nous sommes à présent au pied de l’estrade. Lui, était resté de l’autre côté de la barrière.

Un reporter-photographe de vingt-cinq ans environ nous aborde pour lier connaissance. Nous lui devons de ne pas être rentrés le soir même sur Téhéran ainsi que le prévoyait notre programme. Il s’appelle Abshar Tchahara, ne parle qu’anglais et travaillait auparavant dans une affaire familiale de tapisserie.

La révolution l’ayant requis comme reporter-photographe il a, à l’instar de millions d’autres jeunes, abandonnée sa profession d’origine pour cette fonction bénévole. Abshar veut connaître notre opinion en tant que « sunnites » sur Muawiya, sur Ali, gendre et cousin du Prophète, sur le conflit qui les a opposés vingt-cinq ans après la mort de Mohamed à Siffin. Nous lui répondons par une déclaration de Khomeiny : il n’y a aucune différence fondamentale entre sunnites et chiïtes.

La chi’â, c’est la partie des musulmans qui, à Siffin, a pris le parti de Ali contre Muawiya le rebelle. Ce sont les « légitimistes » au sens politique et moral du terme. Le sunnite, c’est littéralement celui qui se réfère à l’archétype prophétique. Or le chiïte se réfère lui aussi et d’abord à l’exemple incarné par Mohamed. Le différend ne porte donc pas sur l’essentiel, à savoir le Coran et la Sunna, il a vu le jour dans un contexte politique particulier, celui de l’affaire de Siffin.

Que Muawiya l’usurpateur ait fini par avoir le mot de la fin par la ruse et les pots-de-vin, les chiïtes en concevront un dépit qui trouvera son meilleur exutoire dans l’ésotérisme. Mais ils n’accepteront jamais le fait du prince et combattront Yazid le fils, comme ils avaient combattu le père.

Hussein, fils d’Ali, refuse de faire allégeance à Yazid, héritier de la monarchie introduite par son père en contradiction avec l’esprit et la lettre de l’islam. Il le combat mais, trahi par les gens de Kûfa, il tombe à Kerbala le 10 Moharam de l’an 61 de l’Hégire. Cette date est fatidique pour le chiïsme duodécimain. L’Iran en sera particulièrement marqué car Hussein, le martyr par excellence, Hussein le « mazloum », Hussein le pieux et le juste, avait pour épouse une Iranienne, la fille du dernier roi sassanide Yazdegard III. Il avait, par son mariage, scellé le sort de l’Iran à celui de l’islam. D’où la grande ferveur dont il est l’objet ici. Celle-ci est telle que Hussein n’est pas représenté en image, alors que Ali l’est par des peintures et des posters qu’on trouve partout en Iran.

Abshar est parfaitement de notre avis. Le soir, chez lui, nous reprenons le sujet avec son père cette fois-ci pour tomber derechef d’accord. Un caméraman de la télévision iranienne qui connaît l’Algérie pour y être venu au sommet des non-alignés en 1973 se joint à nous. Il vante la beauté de notre pays à un Abshar rêveur…

Nous en sommes là à deviser lorsque l’océan humain derrière nous explose soudain en un raz-de-marée qui manque de tout emporter. Khomeiny vient d’apparaître sur l’estrade ! La foule ne se contrôle plus, crie le nom du leader, tente de déborder barrières et service d’ordre… Nous nous avançons plus près encore, jusqu’à n’être plus qu’à un mètre de l’homme qui a maintenant la main levée dans un geste de salut à la foule en ébullition.

Nous le scrutons, pénétrons son regard, surveillons le moindre frémissement sur son visage comme pour arracher leur secret aux traits de cet homme dont le nom retentit à travers l’univers. Nous sommes poussés, bousculés, malmenés, mais ne quittons pas Khomeiny des yeux. En vain ! L’homme est impavide, ses traits ne bougent pas d’un iota, son geste de salut à l’adresse de la foule semble être une simple formalité, il ne sourit ni n’erre du regard. Assurément, ce n’est pas un homme politique mais l’homme d’une mission. Quelqu’un sanglote derrière moi, des brancardiers courent dans tous les sens, le service d’ordre s’est dissout dans la masse.

Khomeiny s’assoit enfin à même l’estrade recouverte d’un tapis tandis qu’on ajuste les micros à sa hauteur. Quel grand destin que le sien ! Incarner les désirs les plus profonds de trente-cinq millions d’âmes, exaucer les vœux d’une nation humiliée, brimée, enchaînée, libérer un pays de l’importance de l’Iran du joug de la dictature !

Que doit-il se passer en lui, nous demandons-nous intérieurement, quel doit être son sentiment à la vue de ces masses, pourquoi ne réagit-il pas à tant d’enthousiasme, voire de vénération ? Khomeiny n’a pas cet air terrible qu’a voulu donner de lui la presse internationale. Son visage n’est que sérénité, ses yeux semblent pleins de bonté et de mansuétude pour cette époque pécheresse et ignorante.

Un groupe d’enfants en ordre, chemise blanche et pantalon noir, se présente devant l’estrade et entonne un chant où « Djamhouriya islamiya » revient plusieurs fois. Khomeiny porte sur eux un regard paisible et sourit. Ils sont l’espoir, la jeune pousse du nouvel Iran, le symbole de l’innocence et du bien possible en ce monde. L’océan s’est maintenant apaisé. Les gens sont assis à même un sol mouillé par une pluie fine qui n’a pas cessé de tomber. Mais qui se soucie de cela ?

Le silence s’abat sur la place lorsque Khomeiny prend la parole. Il récite un verset de sa voix douce et calme puis entre dans son sujet avec ce débit modéré qui est le sien. Nous fixons des yeux cet homme qui a de tout temps été l’ennemi implacable de la monarchie. Personne avant lui, nul ayatollah, aucun chef de mouvement, aucun parti, n’a remis en cause la monarchie dans son principe même. Tous ont dû se résoudre à composer avec elle, qui voulant un peu de liberté, qui revendiquant des droits syndicaux, qui réclamant plus ou moins d’alignement sur la politique de telle ou telle puissance et qui lorgnant un lambeau de pouvoir.

Mossadegh pouvait un moment proclamer la République. Il ne voulut jamais le faire. Le Front National n’a jamais demandé autre chose que des aménagements constitutionnels. Quant au Toudeh, nous savons ce que disait de lui récemment encore Mr Bazargan.

Khomeiny n’était à la mort de l’ayatollah Bouroudjerd en 1961 qu’un ayatollah parmi bien d’autres, quoiqu’on rapporte de lui l’anecdote suivante, mentionnée dans « Iran, la Révolution au nom de Dieu ». A la veille de quitter son pays pour l’Italie, en 1953, le shah avait tenu à rendre visite à l’ayatollah Bouroudjerd à Qom afin de connaître son avis. Ce dernier était en conversation avec une quarantaine de mollahs dans une mosquée lorsque le Chah fit son entrée. A sa vue tout le monde se lève et s’incline à l’exception d’un seul d’entre eux : c’était Khomeiny. Interrogé, il devait dire : « Ce roi est un usurpateur. Lui rendre des respects est anti-islamique ».

En 1963 le shah accapare au nom de sa « Révolution Blanche » des terres « habous ». Des troubles éclatent à Téhéran,Qom, Machhad, Chiraz, faisant une dizaine de milliers de mots. Khomeiny adresse au shah deux violents télégrammes que reproduisent les étudiants en milliers d’exemplaires sous formes de tracts. Ils sont distribués dans tout l’Iran. A Qom, il organise un meeting réunissant cent mille personnes et fustige le shah publiquement. La réaction ne tarde pas : son domicile est assiégé et lui arrêté. Son nom est sur toutes les bouches à travers l’Iran. Le peuple exige sa remise en liberté. Trois mois après il était relâché.

Vers la fin de la même année le gouvernement impérial ratifie une convention aux termes de laquelle les ressortissants américains ne devaient plus relever, en cas de délit ou de crime, de la justice Iranienne. Ce sont les capitulations. Devant cette humiliation nationale Khomeiny réagit avec la même violence. Cette fois-ci il est exilé en Turquie, puis en Irak. Il ne regagnera son pays qu’à la chute de la monarchie qu’il dirigea lui-même à partir de son exil.

Voilà dans quelles circonstances a été plébiscité l’ayatollah Khomeiny. La conscience populaire avait tôt fait de reconnaître en lui l’homme de ses aspirations, l’homme de l’engagement total et irréversible, le guide sincère et désintéressé. Elle fera de lui l’ayatollah suprême, le « mardjaâ-et-taqlid », et lui la délivrera de vingt-sept siècles de monarchie.

Ils ont été pénibles ces moments d’adieux. Avec Mehdi d’abord, âme simple et candide que la SAVAK n’hésita pourtant pas à soumettre à la torture après qu’il eut été arrêté dans une mosquée de Tabriz en 1974 alors qu’il était en train de discourir sur Khomeiny. Avec Abshar ensuite, plein de foi dans l’avenir de la Révolution et qui ajoutera à notre embarras en tenant à rester à nos côtés jusqu’à l’arrivée de l’autocar qui nous emmènera à Téhéran.

Qu’est-ce que trente-six heures dans la vie de quelqu’un ? Peu de chose à première vue. Mais trente-six heures dans les Temps Médinois, cela se décompte en unités qui n’ont pas de nom.

Qom, Khomeiny, Chariat Madari, Khosrochahi, Mehdi, Abshar… Ce ne sont plus derrière nous que théâtre et protagonistes d’un drame dont les actes se précipitent vers on ne sait quel dénouement. Désactualisés, sortis du contexte iranien, ils sont l’Homme engagé dans une nouvelle tentative de réalisation de la Société Parfaite, de l’ « Utopie » de Thomas More, d’ « Al-Madina-l-Fadila » de Farabi ou de n’importe quelle autre construction idéale.

« Le mode possède depuis longtemps en rêve, écrivait Marx à 25 ans dans une lettre à Arnold Ruge, ce dont il ne lui manque que d’en avoir la conscience claire pour le posséder réellement. On verra alors qu’il ne s’agit pas d’une coupure de pensée du passé. On verra enfin que l’humanité n’entreprend pas une tâche nouvelle, mais qu’elle réalise sa tâche ancienne de façon consciente. » Cela est vrai de toutes les révolutions, de toute l’histoire universelle.

Dans quelle mesure peut-elle être claire la conscience qu’ont les Iraniens de leur rêve pour le « posséder réellement » ? Quels sont, plus prosaïquement, leurs chances et leurs atouts, leurs risques et leurs problèmes ? On connaît en général le sort des révolutions : une suite de « destins rompus », dirait Benoist Méchin. Mais qui peut, malgré tout, préjuger de celui qui attend la Révolution iranienne ? Qui peut se hasarder à le prédire ? Qui peut avancer seulement un pronostic ?

Nous entrons dans Téhéran en proie à ces graves questions. L’autocar nous dépose à Sush où nous flânons un peu avant de monter vers le centre. Chemin faisant, nous observons les gens, la circulation, nous arrêtant devant cette vitrine ou ce kiosque qui étale les titres de la presse mondiale. Tiens ! Nous sommes attirés par la cauchemardesque couverture du « Time » que barre ce stupéfiant titre : « Iran, anarchy and exodus » !

Nous en rions sans plaisir Abderrahmane et moi. Le journal « Le Monde » publie quant à lui un article intitulé « Une sanglante inquisition ». Eric Rouleau, qui le signe, y parle d’ « activistes musulmans »,de « comités Khomeiny dont on ignore tout, y compris l’identité de leurs membres » avant de terminer sur cette indignation : « Mais par quoi peut-on justifier la répression de l’homosexualité … ? » Nous apprendrons deux jours plus tard par Bani Sadr qu’Eric Rouleau avait écrit son article … de New York.

Arrivés chez Hussein, nous ne sommes pas encore assis qu’il nous annonce que le Dr. Behichti, fondateur du « Parti de la République Islamique » nous attend. Il est 19h30. Nous sautons dans la voiture de notre ami et courons au domicile du leader. En cours de route Hussein nous déclare, satisfait, qu’il avait réussi à nous obtenir un rendez-vous avec Bani Sadr et des responsables des « Moudjahidine Khalq ». Nous applaudissons à tant d’ardeur et d’efficacité puis nous nous mettons à lui raconter notre expédition à Qom…

 (A suivre)

(« El-Moudjahid » du 3 juin 1979)

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