Ma génération avait douze ans à l’indépendance.
Aujourd’hui, si elle n’est pas toujours sur les bancs de l’Université, elle s’éveille chaque matin au son du clairon pour saluer en un strict garde-à-vous la levée de l’emblème national. Et si encore elle n’est pas tout entière dans les amphithéâtres ou sous le treillis, on la rencontre à l’usine, sur un champ ou déjà parmi l’encadrement d’une entreprise publique. Mais là où elle se trouve, expression de la puissance volitive de l’Algérie, elle s’initie à l’art de vivre une vie de nation dans un parfait sentiment de synergie. La voici prête au missionnement.
Par le passé, d’autres générations en d’autres points de la terre ont reçu des mains de la providence cette faveur rarissime de venir à la vie juste au moment où quelque chose de terrible parait vouloir déplacer le centre de gravité des affaires humaines. Car c’est une chance supérieure que de compter parmi les vivants à l’instant fatidique où l’humanité s’apprête à connaitre un renouvellement, une palingénésie, comme celle qu’elle connut aux époques charnières de l’Histoire, quand elle s’éteignait avec une civilisation pour vite réapparaitre dans le décor neuf d’une autre civilisation.
On a beau dire, il n’y eut jamais que des hommes et pas d’humanité. En plus clair, sous l’Empire romain par exemple, l’humanité n’était pas l’addition de l’ensemble des peuples inventoriés alors mais seulement leur plus belle illustration. De la même manière qu’au IXème siècle elle n’était que la partie humaine fixée dans le décor islamique. C’est ce qui explique que de nos jours lorsqu’on évoque «l’humanité» on pense moins aux tribus australiennes qu’a l’hémisphère Nord de la planète.
Les hommes n’ont jamais traversé coude à coude les différentes périodes de l’histoire universelle, tout comme le Moyen-âge ne fut pas sombre pour tout le monde et le XXème siècle celui de l’espace pour tous les peuples. Aucun palier ne fut jamais franchi dans la cohue générale et nul temps ne fut haut pour tout le monde, à de même dates.
Le XXIe siècle lui, peut-être, pourra se permettre l’emploi de ce mot qui ne désignait jusqu’à présent en vérité qu’une portion, souvent infime, de la totalité humaine appelée en l’espèce civilisation. A la condition bien sûr d’avoir auparavant eu raison des décalages aussi bien psychologiques et culturels que techniques qui, aujourd’hui encore, font que l’homme a un pied sur la Lune et l’autre sur une île inconnue.
Ma génération est de celles, innombrables, qui boucleront le deuxième millénaire du calendrier en vigueur dans la plupart des Etats modernes. Clore un millénaire ! Et sans aucune relation avec les divagations comminatoires du millénarisme, une certitude fondée tant sur l’autorité reconnue de maint ouvrage célèbre que sur les syndromes que présente la civilisation actuellement aux commandes permet d’affirmer que d’ici l’An 2000 de profonds remaniements au niveau des peuples aboutiront à un renouvellement dans les formes de vie aussi bien internes qu’externes de l’humanité. D’ici cette échéance, il se produira quelque chose de bouleversant mais pas en un éclat, subitement, en l’An 2000 à zéro heure. Ce serait puéril. Les données de ce bouleversement sont dans les développements de l’Histoire depuis déjà assez longtemps.
Notre ère offre tous les signes d’une grande lassitude, d’une lente dissolution. Mais en certaines régions de la planète, des énergies nouvelles envisagent « l’horror vacui » et travaillent à son colmatage au moyen de matériaux psycho-temporels issus de leur génie. Principalement en Chine et dans le Tiers-monde où notre Algérie occupe une place à laquelle l’ont désignée ses mérites.
Notre époque, on l’a dit, est une époque charnière, le moment propice à un changement, à une révolution à l’échelle cosmique. Pour nous, comme pour les autres forces signalées, il n’y a selon l’expression de Bennabi qu’une alternative : « mission ou soumission : «Et si vous tournez le dos, il vous substituera un autre peuple, un peuple qui ne vous ressemblera pas » (Coran).
«Vous», c’est toute la jeunesse musulmane arabe, tiers-mondiste. C’est la somme des potentialités neuves qui doivent refaire un sort au monde, à un monde humilié, avili, dans lequel l’humanité n’a jamais vécu une et totale. L’Occident a échoué. Au lieu de ce que lui commandait la parole biblique « Je t’ai établi pour être la lumière des nations, pour porter le salut jusqu’aux extrémités de la terre » (Actes des Apôtres 13-47), il a édifié un «chaosmos», portant la guerre, l’asservissement et l’exploitation jusqu’aux confins du globe. Ses propres fils en sont à le maudire, à le fuir, à le détruire, confirmant un autre oracle de la Bible : « Ils se prendront eux-mêmes en dégoût, à cause des infamies qu’ils ont commises, à cause de toutes leurs abominations» (Ezéchiel 6-9).
L’occident se meurt mais pas dans la componction. La grande Amérique chancelle sous les coups qui lui sont assénés de l’intérieur, de ses «young angry men», des «Noirs», de son opinion qui destitue un président prévaricateur et essuie la défaite au Vietnam. Quant à l’Europe, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, elle a «déchu» du temps. Le sonneur de minuit approche dans la nuit.
Il est plus d’une fois arrivé dans les annales de la pensée qu’un grand homme passe presque inaperçu de son temps. Nietzsche a connu l’humiliation d’être édité à compte d’auteur, tandis que six siècles ont dû s’écouler avant qu’on ne rétablisse Ibn Khaldoun dans ses droits de père de la philosophie de l’Histoire. A certains moments, le cours des choses en notre monde a de telles cruautés que l’esprit supérieur ne parait ne se distinguer en rien du commun des mortels. Des années, des décennies, des siècles même peuvent se succéder avant qu’une heureuse circonstance ne vienne le tirer de dessous la poussière de l’oubli. On s’aperçoit alors que le génie humain a longtemps erré avant de découvrir la moisson laissée par l’une de ses meilleures figures.
Ma génération doit se rendre compte qu’elle est en train de méconnaitre l’unique penseur d’envergure mondiale que la terre Algérienne ait vu naitre. Ceux qui se destinent à la recherche en vue de créer la pensée algérienne ne peuvent pas ignorer plus longtemps Malek Bennabi.
Ce n’est pas le lieu d’en donner une biographie ou même de dire avec précision ce qu’il représente par rapport aux divers courants de la pensée universelle. Nous ne cédons pas à la désinvolture au point de nous estimer en l’état actuel des choses en mesure de lui accorder la place qui lui revient parmi Ibn Khaldoun, Herder, Burckhardt, Spengler, Toynbee et autres penseurs et philosophes de l’existence.
Il nous suffit d’attirer l’attention sur la nécessité qu’il y a, pour comprendre l’œuvre bennabienne, son sens et sa portée, d’étudier avec le sérieux requis les auteurs cités ici et le long des annotations. Ce n’est évidemment qu’une première indication ; tout un travail de recherche est à accomplir en vue d’une ample information sur les destinées des diverses sociétés et civilisations. Car c’est du sens du monde qu’il s’agit quand on évoque Bennabi, de l’art de bâtir une nation, de notre avenir historique, de l’humanité en cette fin de siècle…
Cette édition des «Grands Thèmes» ne signifie pas cependant que nous avons commencé par l’essentiel de l’œuvre. Les sujets traités n’en constituent en fait qu’une très petite partie. Ce ne sont là que quelques textes des conférences données en Algérie et à l’étranger.
Nous avons cru utile de les annoter en certains points, pensant éclairer celui qui lit pour la première fois Bennabi et lui fournir les éléments documentaires favorables à de plus importantes recherches. Il n’est pas besoin d’ajouter que nous espérons n’avoir pas altéré la pensée de notre « médecin de la civilisation » en la prêtant à des interprétations peut-être erronées, en l’affublant de commentaires déplacés ou en la soumettant à des comparaisons forcées. C’est ce que nous redoutons le plus. Pour le reste, nous sommes le premier à être convaincu que les maladresses ne manquent pas. De toutes les façons, seul ce qui est de Bennabi compte vraiment.
N. BOUKROUH
Alger, mars 1976