POUR UNE POLITIQUE DU LIVRE

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Le livre coûte cher, le grand public ne lit pas, la SNED manque de matière… Maintes fois le problème du livre a été posé,  bien que chaque fois sous un angle différent. En revenant si fréquemment le sujet signale son importance et dénote l’intérêt qu’on lui attache. 1972 a été proclamée par l’UNESCO année du livre.

Le langage des hommes d’aujourd’hui s’appelle technique de communication. Le livre en est une. Il peut imposer et transformer, construire et détruire. Si la formation de l’être est faite par les rencontres et accidents de sa vie, elle l’est aussi pour une part considérable par les livres qui sont devenus un article de consommation parmi d’autres dans les sociétés ayant atteint un fort degré de développement, et un besoin de plus en plus ressenti dans celle qui s’acheminent vers les horizons du progrès et du savoir. Qu’en est-il de l’Algérie, et quelle place fait-elle au livre dans sa vie de tous les jours ?

La belle époque des lettres algériennes est assurément celle d’avant l’indépendance. La plume avait ouvert un front et menait son combat au niveau des idées. Les premières publications avaient une résonance patriotique sur le public algérien et, en dépit de la surveillance policière du colonisateur, de l’hostilité de certains partis politiques et du manque de moyens matériels, la première maison d’édition algérienne vit le jour au lendemain des massacres du 08 Mai 1945 grâce aux persévérants efforts d’un groupe d’intellectuels qui avaient compris l’impérieuse nécessité de cette forme d’action. Les éditions En-Nahda s’établirent à l’ancienne rue de Chartres, au cœur même du vieil Alger populeux et, jusqu’à l’indépendance, elles resteront la seule entreprise d’édition du pays.

Un grand nombre d’ouvrage traitant de lutte nationale, de l’Afrique colonisée, de la Palestine déchirée et de la civilisation islamique furent éditées. Mais là n’était pas tout le rôle des Editions En-Nahda. Elles rééditaient toutes les publications parues à l’étranger qui pouvaient servir de près où de loin la cause algérienne. Tout ce qui offrait un intérêt historique, politique ou culturel était apporté. Elles furent notamment les premières à introduire les œuvres de Mao Tse Toung et autres écrits sur la Chine et les peuples en lutte.

Il fallait relever le défi colonial, trouver le moyen d’éditer sur place ce que les maisons métropolitaines refuseraient et donner vie et sens à la littérature militante, fidèle à la juste philosophie de la devise : ‘’Se connaître, connaître les autres, se fai

re connaître’’.  La génération d’alors prenait ses leçons à l’école du sérieux et du combat. L’esprit était encyclopédique mais non cosmopolite. Il puisait à toutes les sources sans altérer ses propres données. Le livre policier ou érotique n’était pas au centre de préoccupations, même si de temps à autre il pouvait être préféré à la lecture de certains plumitifs.

Après l’indépendance la production littéraire périclita et, jusqu’à l’heure actuelle, le caractère pauvre de la production incline au pessimisme le plus inquiétant. Le génie créateur de nos écrivains a-t-il donné tout ce qu’il pouvait ? A-t-il été épuisé par huit années de guerre. Où  bien dépérit-il depuis qu’il n’a plus contre qui s’affirmer ?

Le marasme qui paralyse la vie intellectuelle se répercute sur le public qui, en contrepartie, est envahi par un véritable flot de livres non seulement d’aucune espèce d’utilité, mais d’un franc danger. A défaut d’autre chose et conscient du marasme, celui-ci se tourne vers ce qu’il trouve, vers ce qu’on lui offre en attendant de solutionner le problème. Les kiosques et les librairies regorgent de littérature policière toutes séries, de best-sellers de la dépravation et de guides du parfait baratineur. Même ‘’Papillon’’ est dans le lot car maintenant on importe les insultes. Ce livre d’un bagnard qui affuble les Algériens de toutes les insanités et les Nord Africains en général de toutes les tares a été accueilli sans aucune remarque, ni réaction, aidant à faire la fortune d’un malfrat à nos dépens. Les magasins foisonnent de livres de tous genres sur le crime et la pornographie. Tout ce qui sort en mauvais sur le plan des idées est évacué sur Alger où l’on aime bien rigoler avec San Antonio, éprouver les fortes sensations avec ‘’Lady Chatterley’’ ou encore s’intéresser à la haute politique de J.J.S Schreiber dans son dernier ‘’Le manifeste radical’’. On se demande bien à qui pourrait servir cet échantillon ?

Qui procède à l’importation de cet éventail si riche ? Achète-t-on les livres par tonne ou bien obéit-on à quelque choix ? Il semble bien y avoir un grain dans les rouages du contrôle et de l’orientation des lectures. Ce grain a de fortes chances de se développer et d’affecter les efforts faits pour la propagation d’une saine culture dans les masses. Elle la voue à l’échec en l’attaquant de l’intérieur. Pourquoi devrions-nous ouvrir à ce point nos frontières aux égouts d’un Occident décadent ? Ces livres-poubelles enseignent-ils l’esprit de sacrifice, l’amour du travail et la conscience nationale ? Ils constituent le poison idéal et la meilleure arme aux mains de ceux qui ne voient pas d’un très bon œil les succès de notre Révolution. Il n’y a pas que ces livres pour stimuler cet éveil, élargir la vision du monde des lecteurs et leur esprit critique.

Le débat doit être ouvert, et au souhait avec le public, par le truchement de la télévision par exemple. Nous devons songer aussi à la création d’une commission qui représenterait le Parti, le Ministère de l’Intérieur, celui de l’information et de la Culture, des Affaires Religieuses et de l’Enseignement Originel. Cela existe dans tous les pays et sachant que la solution n’est pas dans une mesure extrémiste, nous devons discuter à fond le problème pour lui trouver la bonne issue.

La question ‘’livres’’ a une autre facette qui mérite bien l’examen. Beaucoup d’écrivains et de penseurs algériens ayant à leur actif des ouvrages d’une importance capitale sont d’une part inconnus de la masse, et de l’autre ni traités ni cités dans les programmes universitaires. Qui sont ces illustres méconnus et pourquoi leur œuvre n’existe-elle pratiquement pas en Algérie ? Malek Bennabi, éminent penseur cité comme l’un des philosophes les plus profonds de notre temps par un auteur français, ayant écrit une quinzaine de livres en arabe et en français autour de problèmes sociologiques et historiques ; Mohand Tazrout, ancien professeur honoraire à la Sorbonne, est l’homme qui a traduit au monde Spengler et Brauckelmann, auteur d’une douzaine d’ouvrages et vivant actuellement au Maroc ; Himoud Brahimi le penseur de la Casbah qui a transporté son monde mercredi passé au Mouggar et qui compte à son actif de nombreux écrits, pour la plupart inédits ; Ali El Hammamy (l’auteur d’ « Idris » qu’ ‘’El-Moudjahid’’ a publié en feuilleton) Salah Ben Sai, etc.

Pourquoi leur travail ne serait-il pas importé s’il a été édité à l’étranger comme il est fait pour J.H Chase, Jean Bruce et le reste ? Il est surprenant d’ailleurs qu’on ait découvert ces grands esprits par l’intermédiaire d’auteurs européens. Autrement dit, nos penseurs nous reviennent de l’Occident comme Ibn Khaldoun est en train de nous revenir d’un grand centre d’études arabes à l’étranger.                                          

« El Moudjahid » du 16 février 1972

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