L’ESPRIT « BIEN-VACANT »

by admin

Non, de la discussion n’a pas toujours jailli la lumière malgré ce qu’affirme le proverbe, et nous n’en voudrons comme preuve que le cas de ces jeunes gens attablés à la terrasse d’un café qui faillirent en venir aux mains lorsque les emportements passionnés prirent le pas sur l’argumentation étayée dans un sujet épineux auquel nous avons prêté une oreille indiscrète. C’était un dialogue de sourds qui n’avait aucune chance d’aboutir. Ce cas symptomatique attire l’attention sur un certain état d’esprit qui tend à se généraliser à notre grande inquiétude. Raisonnements enfermés dans des schémas de pensée, idolâtrie  stupide de tout ce qui à l’allure « scientifique », utilisation à tort et à travers de phases stéréotypées sont les caractéristiques les plus marquantes de ce que nous appellerons à juste titre « l’esprit bien vacant », cette gangrène qui affecte la partie intellectuelle de notre jeunesse et qui consiste à s’obturer la tête de conception charriées par « l’intellectomanie ».

Droite, gauche, progressisme, traditions, lutte de classes, sont les jolis mots qui reviennent ad-aeternam dans toute palabre savante, souvent en dénaturant leur définition originelle et contextuelle. La transposition et l’extrapolation sont les opérations les plus aisées dans les joutes oratoires en dépit du bon sens et de toute méthode. Prolixes, mais médiocrement éloquents, les laïusseurs pour expliquer un tout petit problème de chez nous se croient absolument obligés de recourir à une sommité qu’aurait consacrée, pour que cela fasse plus « scientifique » et donc plus discutable : ‘’ Enfin, ché pas moi…..c’est une question de dialectique…..Bon ! Tout d’abord ce que tu as dit ne repose pas sur des bases solides….non mais essaye de comprendre, quoi !…..ya q’les idéalistes petits-bourgeois pour parler comme toi…..D’ailleurs Engels l’a bien démontré dans un bouquin et tu n’vas pas m’dire que c’est pas vrai ! » Et à notre théoricien de pérorer jusqu’à n’en plus finir sur ce qu’a pu dire un tel sur le problème de la femme. La solution ayant été dite et formulée il y a un siècle, le tout avec un certain accent outre-mer et un air révolté pour réunir les conditions nécessaire.

Pour les ‘’ché pas moi ‘’ (cette expression est immanquablement employée,  essentiellement pour combler certain vide) le monde est bipolaire. Si vous émettez une idée qui ne fasse pas partie de leur répertoire vous êtes immédiatement compartimenté, étiqueté et classé. Progressiste ou réactionnaire, gauchiste ou droitiste. Le critère qui décide de votre placement dans l’une des catégories est très simple : ce qui n’est pas comme moi est contre moi ; ce qui n’est pas moi est donc réactionnaire. Et les jeux dont faits.

Un drôle de schéma maladroitement emprunté au jargon politique des voisins. Nos informés, y ayant trouvé la découverte du siècle et la grande formulation des vérités sacro-saintes, se sont embourbés dans une nouvelle et plus dangereuse forme d’ignorance : « l’alpha-bêtisme » mis à l’index il y a vingt-cinq ans par l’auteur de « Conditions de la Renaissance » (Malek Bennabi).

Pourquoi faut-il qu’il y ait toujours des gens en laisse pour ramasser ce que les autres jettent, que ces mêmes gens demandent aux autres ce qu’ils pensent d’une quelconque question et qu’ils adoptent sans critère ni critique la dernière de leurs manières ? Il faut être bien pauvre en esprit pour s’ouvrir à tous les vents et à tous les courants d’air au point de devenir l’esclave des mots qui fascinent et des théories qu’on n’étudie pas profondément mais dont on se réclame parce qu’elles sont à la mode. Cette soumission aveugle à ce qu’a dit et fait l’autre ne peut être que néfaste pour l’esprit car elle le ligote et empêche tout effort créateur.

Une personne ‘’cultivée’’ exprimait l’autre jour ses sentiments pessimistes à l’égard de l’arabisation et, pour donner du poids à son opinion, signalait et joignait à la sienne l’idée de Karl Marx sur le même propos qui a dit dans une lettre adressée le 06 juin 1853 à son ami Engels : ‘’Puisque après tout me voilà de toutes façons empêtré pour quelques semaines dans le cambouis oriental, j’ai utilisé cette occasion pour apprendre le persan ; ce qui m’a détourné de l’arabe, c’est d’une part ma haine invétérée des langues sémitiques, et de l’autre le fait qu’il est impossible sans beaucoup de perte de temps d’arriver à quelque résultat s’agissant d’une langue si ample et qui comte 4000 racines et s’étend sur 2000 à 3000 ans. Par contre, en fait de langue, le persan est un vrai jeu d’enfant. S’il n’y avait pas ce maudit alphabet arabe où il y a toujours six caractères qui se ressemblent et où l’on n’écrit pas les voyelles, je me ferais fort d’apprendre toute la grammaire dans les 48 heures »….

Marx a dit son avis, et il a le droit de penser ce qu’il veut de la langue arabe puisqu’elle n’est pas sa langue historique, maternelle et nationale. Mais un Algérien n’a pas cette prérogative et ne peut pas l’avoir car c’est la seule qu’il possède réellement, même si des accidents historiques l’en ont détourné.

« El Moudjahid » du 9 février 1972

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