Si Kaddour M’hamsadji vous parle régulièrement des livres parus et dont la lecture pourrait être édifiante, moi je vous parlerai pour ma part d’un livre qui n’est pas encore sorti et dont je ne vous recommande pas la lecture.
Le livre en question est de Maxime Rodinson et aura pour titre « Islam et marxisme » (1). Cet écrivain n’est pas inconnu des bibliophiles algériens. On a lu de lui « Mahomet » et « Islam et capitalisme » édités par le Seuil, et on se rappelle l’avoir écouté dans la conférence qu’il a donnée à Alger en mars 1965 sur « La révolution économique et l’histoire de l’islam » au cours de laquelle il nous a magnanimement conviés à être « plus lucides et plus ouverts sur le monde » (parce qu’à l’époque on ne l’était pas assez à son avis).
Y ayant vu un sage et désintéressé conseil, nous avons fait de notre mieux mais je ne sais pas si on lui a donné entière satisfaction. J’ose quand même l’espérer.
Cet auteur n’est donc pas ignoré et sa réputation de grand spécialiste de l’islam a quelques échos en Algérie. Il se définit lui-même comme étant un « sociologue islamisant » dont l’unique préoccupation est de voir son œuvre « servir aux intellectuels musulmans et les aider à comprendre leur destin » (p. 7, « Islam et capitalisme »). Avec la modestie requise, il reconnaît que dans « Mahomet » il n’apporte « aucun élément nouveau » sauf que « sur la base des mêmes faits, chaque génération refait l’histoire » (p.11) a-t-il soin d’ajouter, car en fait il apporte des éléments « nouveaux » bien qu’un peu singuliers.
Lorsqu’on lit Rodinson l’impression qu’on en tire est que ce sociologue est plus « désislamisant » qu’islamisant, et on se demande à quel jeu il joue. Notre incompréhension devient d’autant plus totale que c’est à nous qu’il adresse ses écrits. Nous pouvons ne pas connaître parfaitement l’histoire de notre civilisation,mais de là à nous faire prendre, mine de rien, des vessies pour des lanternes, je crois que c’est un peu poussé.
Jugez-en sur ces quelques extraits : après avoir brossé un tableau du moment, du milieu et des hommes de l’ancienne Arabie, Rodinson en vient au Prophète et à sa mission en ces termes : « Mohammad, enfant, puis jeune homme insatisfait, était un jour devenu prophète… A Médine il s’était trouvé avoir une position qui lui permettait, lui imposait même, de jouer un rôle dans les luttes pour le pouvoir au sein de l’oasis… » (p. 249, « Mahomet »).
Cette façon de présenter les choses n’a rien à envier aux westerns et elle n’en diffère que par la procédure employée. D’un prophète à qui on doit quand même un minimum de respect, Rodinson fait une espèce de Django dans quelque patelin de Californie, débrouillard sur les bords et décidé à faire régner sa loi. Et de poursuivre : « Ce prêcheur de vérités de l’au-delà s’est révélé aussi un homme politique sagace… capable en général de choisir intelligemment un plan de campagne ou un plan de bataille… (p.250, ibid).
Sur et entre toutes les lignes de l’ouvrage, le Prophète de l’islam est présenté sous les traits d’un « frustré », d’un « insatisfait », d’un « tempérament érotique » qui, le hasard et l’avidité de s’imposer aidant, a fini par prendre le pouvoir grâce aux « idées judéo-chrétiennes » qu’il professait « sous une couleur arabe » (p. 125).
Voilà ce qu’est l’islam vu sous un angle rodinsonien : un vol d’idées par-ci par-là, des « idées séduisantes et acceptables pour l’orgueil arabe du fait qu’elles sont présentées en arabe » (p.126), et c’est avec ça qu’il prétend nous aider à comprendre notre destin !
Ce style d’ironie et de mépris, cet acharnement haineux dans la volonté de nuire, on les retrouve toujours là où passe la plume « islamisante » de ce célèbre orientaliste. Cependant, lorsqu’il sent qu’il exagère de temps à autre, sa tactique consiste à se justifier de cette manière : « Que les musulmans qui peuvent lire ces lignes pardonnent ma franchise » (p.252). Autrement dit, il n’y est pour rien, lui, dans les emballements de sa franchise, trop vive.
Au demeurant, si les motivations de ce spécialiste désislamisant restent équivoques ou sombres, ses protections sont sûres. Il a l’ « objectivité », ce bouclier qui permet de tirer des flèches et de se couvrir ensuite. Il a le « souci scientifique », ce laissez-passer partout. Il a enfin Marx et Freud qu’il cite pour cautionner ses affirmations les plus malveillantes. Une véritable barricade en somme.
Notez que des fois il dit écrire pour les musulmans qui ont à apprendre leur histoire, et puis ailleurs il dit le faire pour lui-même : « Je ne crois pas évidemment que le Coran est le livre d’Allah, sans quoi je serai musulman. Mais le Coran existe… Il faut que je ME l’explique » (p.252).
Moi je ne vois pas clair dans tout cela : vous ne croyez pas, vous trouvez des « fautes de style dans le Coran (p.253) et vous voulez vous auto-convaincre que l’islam n’est qu’une farce. Pourquoi faire de notre destin le problème de votre vie ? Nous sommes habitués à ce son de cloche, et Voltaire déjà de son temps clamait sur le même ton que vous « Je n’ai qu’aversion pour le Coran, ce livre inintelligible qui fait frémir le sens commun à chaque page » (« La tragédie de Mahomet »).
Lorsque je lis ce genre de livres (Rodinson n’est pas le seul) je me complais à rêvasser et je laisse libre cours à mon imagination. Quelle serait la réaction de l’univers si jamais un penseur arabe écrivait sur la vie de Jésus, Moise ou Marx avec cette désinvolture ? De quoi me qualifierait-on s’il me venait la folie de présenter un « grand » de l’Occident à la manière de Rodinson ? Je crois que je pourrai dire « Adieu vaches, veaux, cochons », et on me suggérerait d’aller me récupérer dans quelque asile d’aliénés.
Amis lecteurs, j’ai tout fait sauf vous parler du livre dont il était initialement question. Mais pour vous avouer la vérité je n’en sais pas plus que vous, et vous êtes au même point que moi. Aujourd’hui c’est jour de pardon et je vous prie de me pardonner comme on a tous pardonné cet intellectuel honnête (?). De toutes les façons les choses dépendent plus de la SNED que de nous. L’importera-t-elle ? Peut-être que oui, peut-être que non.
« El-Moudjahid » du 1er décembre 1971
1) Note postérieure : le livre a été publié quelques mois plus tard sous le titre de « Marxisme et monde musulman » aux éditions du Seuil (1972). Dans le premier paragraphe de l’Introduction, Maxime Rodinson évoque cet article et qualifie son auteur d’« obscurantiste ».