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LA VIE DE MALEK BENNABI (29)‎

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A la proclamation de l’indépendance, Bennabi hésite à rentrer en Algérie où les luttes pour ‎le pouvoir tournent à l’affrontement. Le pouvoir ne l’ayant jamais intéressé, il ne s’implique ‎d’aucun côté mais ne se prive pas de s’exprimer par écrit comme à son habitude pour ‎condamner les dérives des uns et des autres. A défaut d’avoir pu agir au sein de la ‎Révolution algérienne, il en a été le témoin attentif et sans complaisance.‎
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Malgré le caractère excessif de certains de ses jugements, sa liberté de ton devrait ‎encourager encore une écriture de l’histoire démystifiée de la guerre d’Algérie. Sans ‎prendre parti pour un clan contre les autres et en prenant des risques considérables, ‎Bennabi voulait introduire le débat d’idées dans la vie politique algérienne dont la plupart ‎des acteurs avaient des inclinations totalitaires, refusaient systématiquement toute remise ‎en cause et n’hésitaient pas à mettre la contestation sur le compte de la trahison. Pour avoir ‎fait valoir son droit d’exprimer librement son point de vue, il a eu à subir des persécutions ‎qui étaient destinées à le faire taire pour de bon.‎
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En novembre 1962, Bennabi est à Benghazi (Libye) pour des conférences. En décembre, le ‎Congrès islamique cesse de lui verser son salaire. Il écrit dans une note du 13 décembre ces ‎lignes terribles : « Chaque fois que je publie un livre ou que je fais une tournée de ‎conférences comme je viens d’en faire en Libye, les dirigeants musulmans réduisent en effet ‎mes moyens d’existence : c’est le prix Nobel musulman. » Une des dernières notes de ‎l’année 1962 est relative au communisme dont il dit que son « heure de Siffin » est arrivée. ‎Une rupture intervient dans le récit autobiographique qui va de janvier à juin 1963.‎

Un inédit : « Révolution et pseudo-révolutions dans le monde musulman »‎

Le 03 janvier 1963, Bennabi met la dernière touche à l’étude de 24 pages manuscrites à ‎laquelle il a donné ce titre. A l’époque, le mot « révolution » est un mot magique qui ‎cristallise les aspirations des peuples colonisés ou sous-développés à l’indépendance, au ‎développement économique et à la justice sociale. Tous les régimes « progressistes » s’en ‎réclament. ‎

Bennabi soumet à l’analyse ce concept afin de le rendre distinct des pseudo-révolutions ‎destinées à prévenir justement les véritables révolutions et écrit : « Une science ‎révolutionnaire doit dégager d’abord la commune mesure qui permette de ramener toutes ‎les révolutions à un schéma général, à un archétype, qui permet de distinguer d’emblée une ‎révolution d’une pseudo-révolution et de reconnaître le moment où une révolution , sous ‎l’effet de certains facteurs, peut dévier et devenir une pseudo-révolution. Cet archétype ‎permet en particulier de jauger un fait révolutionnaire, de savoir s’il appartient réellement ‎au processus d’une révolution, à celui d’une simple pseudo-révolution ou même d’une ‎contre-révolution masquée par les apparences. » ‎

Il pense qu’un processus révolutionnaire peut naître dès le premier jour sous forme d’une ‎contre-révolution qui prend les apparences d’une révolution, comme il peut naître sous ‎forme d’une authentique révolution qui fait place, peu à peu, à une contre-révolution qui ‎usurpe son nom, ses attributs visibles, ses moyens et se substitue à elle de la sorte. Il cite en ‎exemple le Yémen, l’Algérie, le Pakistan et le Soudan, ainsi que les expériences de Salazar ‎qui « a fait une pseudo-révolution au Portugal », et de Franco qui « a fait une contre- ‎révolution en Espagne » (1).‎

Le 8 juillet, il quitte le Caire pour Tripoli. Il s’installe dans une ferme qu’occupait un an plus ‎tôt l’ALN. On lit en date du 29 juillet : « Je suis entre le Caire que j’ai dû quitter et l’Algérie ‎où je ne suis pas encore arrivé, en plein saut, dans le vide, n’étant plus accroché à rien, ni au ‎Caire où j’ai tout abandonné pour sauter, ni à autre chose puisque mon saut n’a pas encore ‎abouti. » ‎

Dans cette ferme désaffectée près de Tripoli, il médite sous un arbre, comme jadis Bouddha, ‎sur sa vie, Dieu, l’avenir… Il suit par la radio les évènements en Algérie. Il est dans une ‎situation semblable à celle de Caïn de « La légende des siècles » de Victor Hugo, ne trouvant ‎nulle part paix ou repos.‎

Le 18 août 1963, il entre en Algérie par le poste frontalier de Bouchebka en provenance de ‎la Libye. Après deux jours passés à Tébessa, il se rend à Constantine et de là à Oum el-‎Bouaghi (Est algérien) chez son ami Kalli Tayeb où il passe quatre jours. Il retourne à ‎Constantine où il est reçu chez les Bentchicou. C’est là qu’il apprend par les services de ‎police de la ville que Ben Bella le demande à Alger. Il prend le train le 29 août et trouve ‎Khaldi à son accueil à la gare. ‎
C’est un homme accompli, désabusé, au fait des choses du passé et informé sur les tenants ‎et aboutissants du présent qui retrouve sa terre natale après sept années d’exil. Le contexte ‎politique est extrêmement tendu.‎
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Une Assemblée constituante ayant été élue un an plus tôt pour donner au pays une ‎constitution, Ben Bella décide brusquement de confier cette mission au Parti unique institué. ‎Choqué par ce comportement, Ferhat Abbas, président de l’Assemblée, démissionne en août ‎‎1963, non sans avoir dénoncé les dérapages du nouveau régime : « La concentration des ‎pouvoirs entres les mêmes mains relève du délire… Il n’y a plus de démocratie, le peuple est ‎absent, ses représentants réduits au rôle de simples figurants… Le Chef de l’Etat qui est en ‎même temps chef du gouvernement ne pourra pas tout faire… Un tel régime finira par ‎engendrer des activités subversives, des coups d’Etats et des complots… J’ai démissionné de ‎la présidence de l’Assemblée, n’entendant pas sortir du régime colonial pour tomber sous la ‎coupe d’une dictature et subir le bon vouloir d’un homme aussi médiocre dans son jugement ‎qu’inconscient dans ses actes… »‎
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Ses amis de toujours, Ahmed Boumendjel et Ahmed Francis, membres du gouvernement de ‎Ben Bella, se désolidarisent de lui. Ils seront écartés du pouvoir un peu plus tard par Ben ‎Bella lui-même. Ferhat Abbas est arrêté en juillet 1964 et sa pharmacie fermée. Il rejoindra ‎en prison Abderrahmane Farès, Brahim Mazhoudi et beaucoup d’autres opposants à Ben ‎Bella. Il ne sera libéré que le 8 juin 1965. Le 19, Ben Bella est renversé et jeté en prison où ‎il restera quinze longues années.‎
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Le 3 septembre 1963 Bennabi est reçu par Ben Bella qui les retient, lui et Khaldi, à ‎déjeuner ; le 11 il le rencontre de nouveau. Ben Bella aime à s’entourer d’intellectuels : ‎Bennabi et Khaldi, mais aussi Mohamed Chérif Sahli et Mostefa Lacheraf. Le courant ne ‎passe pas entre Bennabi et ce dernier, d’orientation marxiste. ‎
Le 15 septembre, Ben Bella est élu président de la République. Le 10 octobre, Bennabi ‎termine la rédaction d’une étude sur l’ «Idéologie » et la remet à Ben Bella qui vient de ‎déclarer dans un discours : « Nous avons un programme, mais pas d’idéologie ». ‎

Au moment où l’Algérie indépendante entame sa construction, Bennabi mesure à quel point ‎elle est dépourvue de la vision juste qui aurait été une garantie de succès de l’œuvre ‎projetée. Il veut remédier à cette carence en démontrant l’interconnexion des problèmes : ‎l’économie avec la psychologie, la politique avec l’éthique, la culture avec le travail… ‎

Pour lui la politique n’est pas une fonction mais une mission ; le profil de l’homme politique ‎doit être plus proche de l’apôtre que du banal fonctionnaire ; à ses yeux, la politique n’a pas ‎de sens si elle ne mène pas à la civilisation. Il écrit dans ses Carnets le 25 octobre 1963 : ‎‎« Toute activité humaine située en dehors de ce cadre est une perte de temps : la politique ‎devient un mensonge, l’économie une affaire de quelques individus, la culture une parure de ‎quelques esprits distingués… » ‎

Ben Bella lui ayant demandé son point de vue sur la situation globale du pays, il lui remet ‎début novembre 1963 un mémoire où on peut lire : « Le devoir d’un intellectuel n’est pas de ‎dire ce qui lui plait ou ce qui plait aux autres, mais ce qui lui semble être la réalité. C’est ‎sans doute pourquoi vous m’avez demandé mes impressions lors du premier entretien que ‎j’ai eu l’honneur d’avoir avec vous. » ‎

Suit une analyse où il décrit par le détail les anomalies qui lui paraissent de nature à ‎conduire à l’échec de la politique envisagée. Il pose comme postulat qu’un régime politique ‎post-colonial peut se trouver confronté à deux situations : être écrasé du dehors (ce qu’il ‎exclut) ou « pourrir » de l’intérieur. Le pourrissement survient, prévient-il : ‎

‎- En laissant les initiatives et les décisions du pouvoir révolutionnaire en suspens, ou en les ‎dénaturant de façon à les rendre incompréhensibles ou inadmissibles aux yeux du peuple de ‎manière à refroidir son enthousiasme.‎
‎- En alourdissant l’appareil administratif au-delà de ses besoins, de manière que les ‎procédures deviennent bureaucratiques et freinent le processus révolutionnaire.‎
‎- En compromettant cet appareil du point de vue moral et technique en y introduisant le ‎maximum d’incompétence, d’immoralité et d’incohérence.‎
‎- En viciant par tous les moyens le cadre de la vie quotidienne, en le semant de mille détails ‎propres, d’une part à acclimater l’esprit populaire à l’anarchie et au désordre, et d’autre ‎part à mettre cette anarchie sur le compte du pouvoir révolutionnaire aux yeux de l’opinion ‎saine.‎
‎- En laissant des personnes douteuses mettre la main sur l’appareil de sécurité, ou de s’y ‎aménager des intelligences pour enlever au régime tout moyen de contrôle sur la marche ‎de sa politique, tout en essayant par ailleurs de conférer à cet appareil un caractère de ‎première nécessité. Ceci peut aller jusqu’au point où il y aura un Etat dans l’Etat.‎
‎- Pour donner à toutes ces causes le temps de produire leurs effets perturbateurs, les ‎milieux hostiles à la Révolution peuvent créer à l’intérieur du pays ou à ses frontières des ‎dissensions pour détourner l’attention du pouvoir des vrais problèmes.‎

Bennabi enverra ce même document à Boumediene en décembre 1969 dans l’espoir qu’il en ‎tire les enseignements utiles à ses projets et lui parle d’ « aggravation du pourrissement ‎depuis 1965 ». De la même manière, il l’enverra à Kadhafi en 1970 avec quelques ‎adaptations au cas libyen. Bennabi écrit en conclusion de ce document : ‎

‎« La gestion d’un pays n’est pas la gestion d’un restaurant, d’un magasin, ni même d’une ‎usine. Le bilan de n’importe quel commerce est simple. Il s’établit en deux opérations. ‎Aussitôt la balance montre si le commerce prospère ou le contraire. Mais la balance d’un ‎pays est infiniment plus compliquée. Et à vrai dire aucune machine à calculer ne peut la ‎faire. L’Histoire seule la fait. C’est un comptable implacable qui n’omet aucun détail. Et il ‎présente parfois des factures bien lourdes qui totalisent des comptes qu’on a oubliés, des ‎erreurs qu’on n’a pas corrigées, des fautes qu’on n’a pas réparées, des scandales qu’on a ‎tolérés ou étouffés. Et il ne faut pas s’étonner si des Etats dont les affaires étaient prospères, ‎dont la balance commerciale était bénéficiaire, s’écroulent soudain sous la moindre poussée ‎de l’extérieur ou de l’intérieur. Ces Etats n’ont pas tenu compte de la comptabilité de ‎l’Histoire et ont géré leurs affaires comme on gère un magasin. A la veille de la ruée ‎mongole à la fin du XII° siècle, l’Etat musulman le plus prospère et apparemment le plus ‎fort, c’était le Khawarezm. En quelques semaines, il s’écroule sous les coups de Gengis ‎Khan. Et le Chah Mohamed al-Khawarizmi alla se réfugier et mourir dans une île de la ‎Caspienne. Il vaut la peine de rappeler ces tragédies de l’histoire à une époque où ‎l’économisme tend à s’emparer de la politique, où l’on croit que tous les problèmes humains ‎sont uniquement justiciables de solutions économiques. Au moment où la Révolution ‎libyenne établit son premier bilan, il faut songer à bien autre chose qu’à une balance ‎exprimée en dollars ou en livres sterling. » ‎

Enfin, il le rendra public pour l’essentiel (et non le factuel) lors de la conférence qu’il ‎donnera en janvier 1970 à Alger sous le titre de « Le sens de l’étape » (à laquelle assiste ‎l’auteur de ces lignes). ‎

Ce texte montre un Bennabi lucide, courageux, conscient du rôle qu’il pourrait jouer, rôle ‎auquel ont de tout temps aspiré les penseurs : être le conseiller du Prince, de l’homme ‎politique, du « décideur », ce qu’il ne sera jamais, sauf de brefs moments auprès de Sadate ‎quand il dirigeait le Congrès islamique, de Chérif Belkacem au ministère algérien de ‎l’orientation, et de Kadhafi. ‎

Quel peut être le « curriculum vitae » d’un « conseiller du prince » ? Bennabi vient d’en ‎rédiger un à l’intention de Ben Bella, et c’est pour le lecteur l’occasion de connaître la ‎manière dont Bennabi se présente lui-même : Né le 1er janvier 1905. Arrêté le 18 août 1944, ‎relâché le 16 avril 1945 ; puis arrêté de nouveau le 10 octobre 1945 et relâché le 10 mai ‎‎1946. ‎
Parmi ses livres publiés, il ne cite pas « Lebbeik ». Il signale sous la rubrique « Livres non ‎publiés » : « L’islam et le Japon en Asie », « Le monde musulman et la troisième guerre ‎mondiale » (il doit s’agir de « Vocation de l’Islam II ») et « Mémoires d’une génération » (il ‎doit s’agir de « Pourritures »). Enfin, sous la rubrique « Livres en préparation », il mentionne ‎‎« Le problème des idées », « Histoire critique de la Révolution algérienne » et « Naissance ‎de la société musulmane ». ‎

Si dans les pays musulmans l’idée n’a aucune valeur, de même que ses porteurs, dans les ‎pays de haute civilisation les hommes d’idées, de pensée sont non seulement entourés ‎d’égards, mais leurs dirigeants sollicitent leurs services surtout en période de crise. ‎
Sans remonter à l’Algérien Fronton de Cirta qui fut l’éducateur de l’empereur Marc Aurèle, ‎ou à Aristote qui enseigna Alexandre le Grand, on peut citer Toynbee qui était à l’origine ‎professeur d’histoire grecque et byzantine à l’université de Londres. Ses écrits et sa pensée ‎lui ont donné un prestige tel que le gouvernement britannique l’emploie au cours des deux ‎guerres mondiales. Il fait partie de la délégation britannique aux conférences de la Paix à ‎Paris et est nommé directeur de l’Institut Royal des Affaires Internationales.‎
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Après les attentats de septembre 2001 contre les Etats-Unis, un spécialiste du monde ‎musulman d’origine britannique, Bernard Lewis, était consulté par les plus hautes autorités ‎américaines. Kissinger, Brzezinsky, Huntington, Condoleeza Rice et beaucoup d’autres ‎‎« conseillers du prince » sont venus du monde des idées, de la pensée, de l’université, et non ‎des écoles militaires ou des services de renseignement. Louis Massignon, lui, était à cheval ‎entre le renseignement et l’idée.‎

L’idée est supérieure à la force, aux armes, au renseignement et on a vu dans l’actualité ‎récente combien de fois ceux-ci ont été pris au dépourvu ou neutralisés par l’ « idée ». ‎Qu’elle soit juste ou fausse, bonne ou mauvaise, est une autre histoire. ‎

C’est parce qu’il comprend l’importance des idées que le « Prince » moderne fait appel à ‎l’homme de l’idée et de la pensée, au visionnaire qui, bien avant les services de ‎renseignement ou les états-majors militaires, peut voir une menace alors même qu’elle ‎n’est qu’au stade de la chrysalide. Jadis, Machiavel, porté par son amour pour sa patrie, ‎Florence, écrivait : « Le sort a fait que, ne sachant raisonner ni de l’art de la soie ni de l’art ‎de la laine, ni de gains ni de pertes, il me faut ou me taire ou raisonner des affaires de ‎l’Etat » (Lettre à Vettori, 1513).‎
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Une semaine après avoir remis au président Ben Bella son exposé sur la situation du pays, ‎Bennabi lui propose par écrit la création d’un « Centre d’orientation culturelle » qu’il ‎présente comme devant être « un véritable laboratoire où s’élaborera la formule d’une ‎culture nationale répondant à toutes les exigences de notre présente phase historique. » Il le ‎veut parrainé par la Présidence et l’Université. ‎

En décembre 1963, la présidence de la République met à sa disposition un appartement au ‎‎50 Avenue Roosevelt destiné à servir de siège au Centre d’orientation culturelle et de ‎logement pour lui. Il est également nommé conseiller technique au ministère de ‎l’Orientation dirigé par Chérif Belkacem. Ces bonnes nouvelles sont couronnées par la ‎naissance au cours du même mois d’une troisième fille à laquelle il donne le prénom de ‎Rahma en reconnaissance à Dieu pour l’éclaircie survenue dans sa vie. ‎

En août 1964 on lui propose la direction de l’Enseignement Supérieur, poste qu’il accepte ‎avec le secret espoir de pouvoir orienter la formation des élites dans le sens qu’il souhaite. ‎Mais il n’ignore pas la difficulté de la tâche : « Toute notre vie publique repose sur une base ‎d’inculture qui dénature et stérilise toutes nos entreprises. Avant la Révolution, notre ‎nationalisme est né sur le sol de cette inculture et ne pouvait donc s’incarner qu’en ‎Messali… Et notre héroïsme qui reposait également sur cette base d’inculture ne pouvait ‎avoir pour toute perspective que l’indépendance… » ‎

Il note à propos d’un thème d’actualité, les « Biens vacants » abandonnés dans leur fuite par ‎les Français et que les Algériens se disputaient, ces mélancoliques pensées : « C’est le ‎nouveau chancre de l’Algérie. Le colonialisme qui servait de paravent à toutes nos inerties ‎sociales, morales et politiques, est parti. Mais il nous a laissé ses biens accumulés en un ‎siècle. Et ces biens vacants sont cause aujourd’hui d’une maladie morale, sociale et politique ‎plus grave que le colonialisme lui-même… Nous vivons comme de mauvais enfants oisifs ‎d’un père avare qui a laissé en mourant un grand héritage… On vit sur un capital mal acquis ‎et le vieux proverbe rappelle : « Bien mal acquis ne profite jamais. » C’est ça le bien ‎vacant. » ‎

Pendant les premières années de l’indépendance, l’Algérie est un champ de bataille culturel ‎et politique où se dispute l’important enjeu de son orientation idéologique. Alger grouille de ‎coopérants et de conseillers en tous genres. ‎

Début 1964, Jacques Berque est invité en Algérie pour une conférence publique. Il doit être ‎reçu par le ministre de l’Orientation. Bennabi et Khaldi sont présents à l’audience. A la fin de ‎l’entretien, Berque dit au ministre : « L’Algérie est encore jeune et se trouve à son point de ‎départ. Il faut stimuler sa vie intellectuelle. Pour cela, je vous conseille de diversifier les ‎invitations. Entre autres, Mr. Garaudy. » Bennabi a un haut-le-corps. Quand ils se retrouvent ‎seuls, Khaldi résume le paradoxe : Mr. Berque est une grande personnalité intellectuelle, un ‎descendant d’un grand administrateur, secrétaire des affaires indigènes au début de la 2° ‎guerre mondiale. Pourquoi, issu d’un tel passé familial et se cataloguant dans le corps social ‎français homme de droite, conseille-t-il d’inviter Mr. Garaudy, grand penseur communiste, ‎membre du bureau politique du Parti communiste français et directeur de l’Institut des ‎études marxistes de Paris, bref, un homme de gauche ? ‎

Pour les deux amis, ce n’est là qu’un artifice de la lutte idéologique : il s’agit pour ses ‎meneurs de ne laisser se constituer dans les pays musulmans aucun courant d’idées ‎homogène et authentique. Pour cela, il faut opposer les forces les unes aux autres, ‎empêcher l’orientation dans un sens déterminé, faire tomber la « tension » qui a tendu le ‎peuple algérien vers son indépendance. ‎

De fait, les conférenciers étrangers, communistes ou orientalistes « désislamisants », vont se ‎relayer à Alger à un rythme effréné : Garaudy, Maxime Rodinson, Vincent Monteil… C’est, ‎pour la jeunesse et les intellectuels algériens, à ne plus savoir où donner de la tête. ‎

Le Garaudy de ces années-là clôt sa conférence sur cette conclusion : « Il n’y a pas de ‎contradiction entre l’islam et le marxisme… L’humanisme musulman a grandement ‎contribué à l’avènement de l’humanisme marxiste» (2). ‎

Quant à Rodinson, sa conférence a pour objet « La révolution économique et l’histoire de ‎l’islam ». Elle s’est tenue en mars 1965 dans une grande salle d’Alger (Ibn Khaldoun) et ‎consisté, comme à son habitude, en un chapelet de critiques irrespectueuses du Prophète. Le ‎journal qui a couvert la conférence écrit : « Les salles publiques sont occupées, accaparées, ‎par des conférenciers athées ; ce n’est pas à ces derniers qu’il faudrait cependant jeter la ‎pierre, mais à ceux qui, défiant la religion officielle de notre pays et surtout les sentiments ‎profonds de notre peuple, osent inviter des étrangers anti-Dieu en Algérie… » (3). ‎

Dans le numéro suivant de la même publication (mai 1965), une savoureuse réplique de ‎Khaldi est publiée sous le titre de « Les indigénistes et la culture » où on peut lire : ‎‎« Recherchez la science jusqu’en Chine » dit un hadith célèbre. Les Algériens d’aujourd’hui ‎n’ont pas à se donner de la peine, comme leurs ancêtres, puisque la science vient jusqu’à ‎eux. Il ne se passe pas en effet de semaine sans qu’un docte conférencier ne débarque dans ‎notre capitale pour nous entretenir, avec un art consommé, des problèmes qui nous ‎préoccupent. Devant tant de faveurs subites, nous devons nous poser quelques questions : ‎est-ce que la science a repris sa figure normale et est-elle devenue cette source de sagesse ‎et de lumière, ou bien faut-il la traiter dans certains cas « comme un ennemi possible », ‎ainsi que le pense Aldous Huxley ? L’expérience coloniale nous incite plutôt à faire nôtres les ‎réserves de l’illustre philosophe anglais, surtout lorsqu’il s’agit de sciences humaines et de ‎leur application, ou plutôt de leur accommodation aux « indigènes »…. Les chaires ‎d’orientalisme, d’africanisme, de sinologie ou d’hindouisme n’étaient que des laboratoires ‎où s’élaborait la « pensée » qui devait servir à émietter, à désorienter, à abêtir pour mieux ‎domestiquer les peuples arabes, africains, chinois ou hindous… Le but recherché est d’éviter ‎à tout prix que l’homme libéré ne puisse récupérer son authenticité, retourner à ses valeurs ‎fondamentales, longtemps étouffées par le colonialisme. On créé la diversité pour faire ‎diversion. La concurrence idéologique ne jouera plus. L’indigéniste suggère les noms des ‎conférenciers à faire venir, même s’ils prêchent des idées diamétralement opposées aux ‎siennes… ». ‎

NOTES :‎

‎1) Bennabi puisera dans cette étude les éléments – publiables – d’un article (« Le processus révolutionnaire », ‎‎« Révolution Africaine » du 30 juillet 1967) et d’un chapitre du « Problème des idées » (« Idées et processus ‎révolutionnaire »). ‎

‎2) Cf. « Humanisme musulman » N° 4, avril 1965, Alger. ‎

‎3) Ibid.‎

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