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LA VIE DE MALEK BENNABI (16)

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Bennabi quitte l’emploi qu’il avait occupé entre février et juillet 1942 dans une permanence ‎de Jacques Doriot à Paris le jour où on lui a demandé de jurer fidélité sur le Coran à Doriot, ‎et décide d’aller chercher du travail dans la région de Hanovre, en Allemagne. Il s’arrête à ‎Bomlitz où il va passer dix-huit mois dans une usine de viscose. ‎

Le soir, il lit et médite sur le Coran dans le baraquement où il dort : « Je ne savais pas que ‎j’étais en train de préparer « Le phénomène coranique » ». En décembre 1942, il est nommé ‎‎« délégué des travailleurs français de Bomlitz ». Au milieu de l’année commencent les ‎bombardements alliés. Fin décembre 1943, il quitte l’Allemagne et revient en France où il vit ‎de petits travaux : manœuvre, tâcheron, gardien… ‎

Qui peut se douter en lisant vingt ans plus tard un de ses articles que c’est de lui-même qu’il ‎parle quand il décrit avec tant de réalisme la condition prolétarienne : « Il est des choses, ‎disait Ghazali en parlant de ses expériences spirituelles, qui ne peuvent pas se communiquer ‎par des mots : il faut les goûter personnellement. Le sort du travailleur algérien en France ‎appartient à cette catégorie. Avez-vous fait vos traversées d’Alger à Marseille sur un pont ou ‎dans une cale ? Etes-vous arrivé un matin gare de Lyon à Paris avec l’incertitude de votre ‎lendemain ? Avez-vous, sans un sou dans votre poche pour prendre le métro, arpenté les ‎rues de Paris à la recherche d’un « boulot » ? Avez-vous fait la queue pendant des heures ‎interminables devant un guichet d’embauche ? Avez-vous roulé des tonneaux sur un quai ou ‎déchargé un camion de briques qui vous arrachent la peau des mains ? Avez-vous fait quart ‎de nuit dans une usine et êtes-vous sorti de là à six heures du matin plié en deux, la taille ‎cassée, les muscles usés, la chemise collée à votre peau par la sueur ? Alors, oui vous ‎connaissez quelque chose au problème » (1). Dans cette description de travaux pénibles sont ‎récapitulées toutes les souffrances physiques et morales endurées par lui depuis qu’il a mis ‎le pied en France en 1925. ‎

En Algérie, les évènements effacent Bendjelloul et mettent en relief Ferhat Abbas qui est ‎rentré du front en août 1940. Larbi Tebessi est arrêté sous l’accusation d’intelligence avec ‎l’ennemi et incarcéré à Lambèse, près de Batna. Il est libéré quand il s’avéra que les charges ‎qui pesaient sur lui et qui l’exposaient à la peine capitale n’ont pas convaincu le tribunal qui ‎le jugeait. Cheikh al-Ibrahimi est en prison et n’en sortira qu’en décembre 1942. Messali ‎Hadj a été condamné en mars 1941 à seize ans de travaux forcés et à vingt ans d’interdiction ‎de séjour et transféré à Brazzaville.‎

En novembre 1942, les Alliés débarquent en Algérie. Le chef du PPA par intérim, le Dr. ‎Lamine Debaghine, rencontre Ferhat Abbas et lui propose de rédiger un document au nom ‎de l’ensemble des forces politiques (Oulamas, PPA, UPA, et mouvement du Dr. Bendjelloul) ‎destiné aux Alliés. En février 1943, Ferhat Abbas termine la rédaction du « Manifeste du ‎Peuple Algérien » qui sera soumis aux Alliés, au gouvernement français, au gouvernement ‎égyptien et à l’ONU. Le document parle de République algérienne, de Constitution ‎algérienne et de Gouvernement algérien… L’assimilation et l’intégration sont définitivement ‎abandonnées. ‎

Les autorités françaises rejettent en bloc ces demandes. En réaction, tous les élus algériens ‎se retirent une nouvelle fois des délégations financières. Ferhat Abbas est arrêté et assigné à ‎résidence dans le Sud pour appel à la « désobéissance en temps de guerre ». Libéré, il ‎suscite, après l’échec de l’UPA, la création d’un courant politique rassembleur, les « Amis du ‎Manifeste et de la liberté » (AML) qui prône une Algérie autonome fédérée à la France. Il ‎est soutenu par les Oulamas et le PPA, mais pas par Bendjelloul et les communistes qui ‎croient encore aux chances de la « politique d’intégration ». ‎

En juin 1944, les Alliés débarquent dans la région où Bennabi habite (Normandie). Les ‎Allemands sont en déroute. Bennabi échappe de peu aux bombardements et rejoint Dreux ‎qu’il doit quitter après quelque temps pour Paris. Il a un immense dégoût de la vie et ‎souhaite mourir de quelque balle perdue. ‎

Apprenant la prise de Dreux par les Alliés et inquiet pour sa femme, il prend la route à pied ‎pour la rejoindre. Il parcourt le trajet à marche forcée. Il dort dans les granges abandonnées ‎et mange ce qu’il trouve sur son chemin. Il met quatre jours et trois nuits pour y arriver, ‎ayant couvert une distance de près de cent kilomètres : « Pourquoi se presser quand on va ‎au poteau d’exécution ? J’en étais sûr. L’esprit Massignon devait, à mon sens, profiter de ‎l’aventure de « la libération » pour me faire abattre purement et simplement… C’était ‎même mon secret espoir, tellement mon dégoût de la vie était immense. » ‎

Arrivé à Dreux il apprend que sa femme a été arrêtée, puis il est lui-même arrêté et placé ‎dans un camp. Quand on l’interroge quinze jours plus tard, la première question qu’on lui ‎pose est : « Où étiez-vous en août 1934, au moment des émeutes anti-juives de ‎Constantine ? ». Puis on lui demande : « Pourquoi avoir demandé à partir comme « imam-‎aumônier » dans un camp de prisonniers nord-africains ? » Quant à sa femme, on veut ‎savoir pourquoi elle s’est faite musulmane. ‎

Bennabi comprend qu’il s’agit d’une machination montée par « l’Araignée »: « En somme, ‎le caractère essentiel de notre crime, à ma femme et moi-même, résidait dans notre ‎religion. Mais, évidemment, les « spécialistes des affaires musulmanes » auraient souhaité ‎trouver un prétexte dans « la collaboration »… Le « Psychological service » (2) était sûr de le ‎trouver dans la vie d’un homme qu’on avait acculé à la détresse avant-guerre, et qui avait ‎eu l’occasion de la guerre, de l’occupation, pour se venger ». Le couple est déplacé et ‎orienté vers le camp de concentration de Pithiviers. ‎

Un jour, le journal « l’Action républicaine » de Maurice Viollette publie la liste des internés ‎de Dreux avec, en face de chaque nom, le motif d’arrestation. Face à celui de Bennabi il n’y ‎a rien. Devant celui de sa femme on a par contre écrit : « Relations suivies avec un officier ‎allemand », entendant par-là délation et dénonciation de Français. Bennabi et sa femme ‎restent enfermés sans jugement pendant neuf mois. ‎

C’est dans ce camp qu’il commence effectivement la rédaction du « Phénomène ‎coranique ». Le livre sera dédicacé notamment à M. Georges Marlin, un codétenu qui faisait ‎sortir du camp par son épouse quand elle venait le voir les jours de visite, les feuillets ‎qu’écrivait Bennabi. L’aumônier du camp, se rappelle Bennabi, disait dans ses sermons aux ‎prisonniers : « Mes frères chrétiens, maintenant l’hitlérisme est abattu, mais l’islam a ‎redressé la tête : il faut l’abattre à son tour. » ‎

Aucune preuve n’ayant pu être établie contre sa femme et lui, ils sont libérés le 28 avril ‎‎1945 après que tout eut été fait pour justifier les accusations de « collaboration avec les ‎Allemands et sévices contre des Français à Bomlitz ». Khaldi vient les voir au Luat-clairet. Ils ‎ne s’étaient pas vus depuis 1939. Il leur apporte un peu d’argent et se rendent ensemble à ‎Paris.‎

En Algérie, Ferhat Abbas, secondé par Ahmed Boumendjel et Ahmed Francis, est à la tête ‎des AML. Le mouvement connaît un grand succès et est investi en masse par les Algériens. ‎B. Stora et Z.Daoud écrivent : « Boumendjel et Francis tempèrent souvent les ardeurs de ‎Ferhat Abbas qui n’a pas toujours un ton conciliant et prend de plus en plus souvent des ‎positions radicales ».‎

De proche en proche, les idées du PPA interdit se propagent dans les rangs des AML, des ‎tracts révolutionnaires circulent, le peuple est fébrile… Le 02 mai 1945, Ferhat Abbas anime ‎un meeting à Sétif où il déclare : « La France a deux solutions à envisager : ou maintenir un ‎régime impérialiste, et alors il faudra les mitrailleuses et les Sénégalais ; ou accorder ‎l’autonomie à l’Algérie, et elle trouvera ainsi, avec elle, une amie (3). ‎

Le 08 mai 1945, jour où est proclamée la fin de la guerre, le ras-le-bol des Algériens éclate ‎en maints endroits du pays et est sévèrement réprimé par l’armée et les colons. Les ‎massacres vont se poursuivre pendant trois jours. Dans la matinée du 08, Ferhat Abbas, ‎Boumendjel et Cheikh al-Ibrahimi sont arrêtés pour « atteinte à la souveraineté française » ‎en même temps que des centaines de militants du PPA. ‎

En prison, Ferhat Abbas, pris d’abattement, rédige un « Testament politique » où on peut ‎lire : « Je suis las de la politique. Depuis 25 ans, je lutte de tout mon cœur contre les forces ‎qui nous oppriment. Le cœur s’use ; il faut arrêter pour laisser la place à des hommes ‎nouveaux… Mais avant de prendre ma retraite, je voudrais dire une dernière fois à mon ‎pays des choses que je crois fort simples, mais nécessaires…. Ceux qui t’ont conseillé la ‎rébellion te trahissent. Ils ont déshonoré tes malheurs. Hier, ils t’ont poussé contre de ‎pauvres Français qui n’étaient pas tes ennemis. Demain, ce sera contre d’autres musulmans, ‎contre les Mozabites, puis les gens de la montagne contre ceux de la plaine. La lutte de tribu ‎à tribu recommencera. La féodalité arabe reprendra tous ses droits et tu « crèveras » sous ‎d’autres privilèges, sous d’autres impôts, sous d’autres arbitraires. L’anarchie s’établira et ‎ton pays s’ouvrira à une autre colonisation… Mon unique ambition a été de voir, avant de ‎mourir, le paysan dormir dans un lit, entre deux draps propres, après avoir dîné et lu son ‎journal… » (c’est moi qui souligne). ‎

Commentant ce « Testament », B.Stora et Z. Daoud notent : « Ferhat Abbas, dans ce texte ‎d’une grande actualité, milite pour une réforme de l’homme musulman. Il dénonce, non ‎sans courage à l’époque, le chaos du monde musulman moderne. On retrouve tous ces ‎thèmes dans les œuvres d’un autre intellectuel algérien, Malek Bennabi… S’il ne partage pas ‎toutes les options politiques de Ferhat Abbas, Bennabi écrira dans « La République ‎algérienne », le futur journal d’Abbas… »‎

Libéré en avril 1946, Ferhat Abbas fonde l’UDMA. Il est élu en juin à l’Assemblée ‎constituante. Amnistié, Messali Hadj rentre en Algérie en octobre et fonde le MTLD en ‎novembre. Les deux formations vont désormais s’affronter et se disputer les sièges ‎électoraux à la grande satisfaction de l’administration coloniale. ‎

A la surprise de ses militants, Messali rompt avec la politique d’abstention et préconise la ‎participation du PPA à l’élection de l’Assemblée nationale française de novembre 1946. C’est ‎le retour au « légalisme ». En réaction, l’UDMA décide de ne pas présenter de candidats ‎pour ne pas gêner ceux du PPA. La candidature de Messali est rejetée par la préfecture ‎d’Alger. Le PPA obtient cinq sièges sur quinze (08 sont revenus aux « élus » soutenus par ‎l’administration, et deux au Parti communiste algérien). Parmi les cinq élus du PPA-MTLD ‎figurent Lamine Debaghine et Mohamed Khider. ‎

Au lendemain des massacres du 08 mai 1945, Bennabi a été convoqué pour être à nouveau ‎interrogé par la police : « Connaissez-vous Messali ? Qu’en pensez-vous ? » De son côté, ‎Khaldi est arrêté pour avoir rédigé et envoyé à des parlementaires français et à des ‎journalistes étrangers des exemplaires du livre qu’il vient d’écrire, « Le problème algérien ‎devant la conscience démocratique » (4) préfacé par Salah Ben Saï. Khaldi dira en 1965 dans ‎la préface à la deuxième édition : « Je pensais éveiller quelques consciences engourdies, je ‎n’ai réussi qu’à éveiller une police qui ne dort que d’un œil quand il s’agit des indigènes de ‎l’Empire.» Il sera détenu pendant deux mois dans une prison parisienne. ‎

La femme de Bennabi est elle aussi arrêtée une nouvelle fois et placée à la prison de ‎Chartres. Ce dernier apprend qu’il est lui-même recherché. Il se rend à Chartres et se ‎constitue prisonnier. Il sera enfermé dans la prison de cette ville pendant huit mois. On ‎cherche de nouveau dans son passé quelque prétexte pour le condamner, on essaie de ‎fabriquer des charges, on sollicite le témoignage de tous les Français qui étaient en même ‎temps que lui à Bomlitz et dans le voisinage. Rien ! ‎

N’ayant pas les moyens de s’assurer les services d’un avocat, on lui en commet un d’office, ‎chargé de le faire « avouer ». A la fin, on est bien obligé de le libérer, aucune preuve ‎n’ayant pu être produite devant le tribunal. Le juge déboute l’accusation en concluant : « En ‎somme, chaque fois qu’on demande un fait précis, l’accusation n’apporte rien. Je vois qu’il ‎s’agit d’une suspicion que la police a voulu monter en épingle contre Bennabi ». Dix-sept ‎mois de sa vie lui ont été ainsi ravis.‎

L’homme qui sort de prison est un homme qu’on peut croire démoli, brisé, réduit à néant. Il ‎l’aurait été s’il n’avait été soutenu par une force spirituelle, morale et intellectuelle qui le ‎régénérait et le préservait pour l’action à laquelle il était destiné : construire une pensée ‎unique en son genre dans le monde musulman moderne. Rien n’a pu entamer sa résolution, ‎rien n’est venu à bout de son courage, aucune pression n’est parvenue à anéantir sa capacité ‎d’analyse qui va bientôt apparaître dans toute sa plénitude. ‎

Sa formation technique, sa culture prodigieuse et son expérience de la vie ont déjoué tous ‎les calculs de l’adversité. De cette adversité va sortir un esprit organisé et méthodique, ‎porté par une psychologie forte qui ne plie devant aucun revers. Ce qu’il a enduré n’a pas ‎altéré ses facultés, ce qui, visiblement, était l’objectif recherché par l’appareil voué à sa ‎perte, le « psychological service ». Au milieu des certitudes ou au centre d’un tourbillon, il ‎sait garder le cap en s’accrochant d’abord à sa foi, ensuite à sa pensée qui le protège en tant ‎que système et l’oriente en tant que boussole. ‎

Ses idées incubaient jusque-là. Le moment est maintenant proche où elles vont fuser de lui ‎en saccades : 1947, « Le phénomène coranique » ; 1948, « Lebbeik » ; 1949, « Les conditions ‎de la renaissance » ; 1949, « Vocation de l’Islam » (1954), sans compter les articles et les ‎inédits. ‎

Chaque livre sera un palier de sa pensée, et chaque article une prise de position par rapport ‎à des événements précis. Il ne s’est pas fourvoyé dans des philosophies fumeuses, il n’a pas ‎erré d’une école de pensée à une autre, c’est comme s’il avait tout compris d’un seul coup et ‎se préparait à le restituer par dose. Il est tendu par un devoir sacré : servir l’islam, défendre ‎son peuple, œuvrer à l’avènement de la civilisation humaine. ‎

Il ne s’adressera pas qu’aux musulmans, mais à toutes les consciences, il interpellera autant ‎les peuples que les élites. Sa vocation sera par rapport aux musulmans celle d’un « médecin ‎de la civilisation » selon une formule de Nietzsche‎ ‎ (5), et par rapport aux problèmes ‎auxquels est confronté le monde celle d’un visionnaire du mondialisme. ‎

Après le non-lieu rendu en sa faveur par la justice française, Malek Bennabi rentre en juillet ‎‎1946 à Alger. Il se rappelle qu’en quittant l’Algérie en septembre 1939 il s’était promis de ne ‎la revoir que libérée. Ce n’était malheureusement pas le cas : « Elle me revoyait. Elle n’était ‎pas libre et moi-même j’avais perdu ma liberté… Je n’étais pas un rescapé de la guerre, ‎j’étais un vaincu… En sortant de prison quelques semaines auparavant, je n’étais pas remis ‎en liberté mais seulement mis en liberté provisoire. » ‎

En sortant du port, il ne sait où aller. Il met en consigne ses bagages dans un café des ‎environs puis se rend chez un coiffeur où il apprend que l’UDMA tenait son congrès au ‎‎« Cercle du Progrès ». Il se dit qu’il y trouverait certainement Khaldi qui l’avait précédé à ‎Alger quelques semaines plus tôt. Pendant les premières années de la guerre, ce dernier, ‎interne dans un hôpital psychiatrique, avait fait hospitaliser des Juifs autrichiens pour les ‎soustraire aux Allemands, ce qui a plaidé en sa faveur lors de son arrestation. Bennabi se ‎rend au lieu indiqué et y trouve effectivement son ami. ‎

Après quelques jours de repos pendant lesquels il fait la connaissance du Dr. Lamine ‎Debaghine, de Asla Hocine et de Mimouni Abdelkader, il rentre à Tébessa où il trouve son ‎père et ses deux sœurs, devenues veuves, dans la plus grande misère matérielle : ‎

‎« Ainsi donc, j’arrivais à Tébessa en juillet 1946 et retrouvai mon pauvre père bien vieilli. Sa ‎mise m’avait frappé autant que sa mine. Lui qui sacrifiait d’habitude à la tenue était très ‎pauvrement vêtu. Je devinai derrière cela de la gêne, du manque d’argent. Mais c’était en ‎réalité de la détresse, une détresse dont je me rendis compte en voyant le lendemain les ‎bouts de pain, les miettes que mon père desséchait au soleil afin de les « conserver » pour ‎s’en nourrir. D’autres détails de sa détresse m’avaient frappé également. Et je me sentais ‎impuissant devant ce drame, comme je me sentais impuissant quelques jours auparavant ‎quand je quittai ma femme sans lui laisser un sou. Et je savais que j’étais l’auteur ‎involontaire de toute cette détresse dans laquelle, peu à peu, depuis 1932, mes idées ‎anticolonialistes avaient plongé ma famille et m’avaient plongé moi-même. » ‎

C’est alors que pour se procurer de l’argent il pense à donner « Le phénomène coranique » à ‎la publication. Il complète le manuscrit à la hâte, le recopie au propre et en confie la frappe ‎à un jeune dactylographe israélite. Fin novembre, le travail est prêt. Avec Khaldi, il prend le ‎train pour Alger où il doit remettre le livre à une maison d’édition qui vient d’être créée par ‎les frères Mimouni à la Casbah, les Editions En-Nahda. ‎

Dans le train, Khaldi parcourt les journaux achetés à la gare et ne voilà-t-il pas qu’il tombe ‎sur un « Avis du gouvernement général » annonçant « la création d’un prix sur les études ‎paraissant sur l’islam dont le manuscrit serait déposé dans les dix jours qui suivraient ». ‎

Il n’en revient pas et le montre à un Bennabi qui se contente de sourire : « Pareille chose ‎n’avait pas eu lieu depuis plus d’un siècle, et voici qu’elle avait lieu justement au moment où ‎j’allais porter mon manuscrit à l’imprimerie. Malgré moi, je songeai au jeune israélite qui ‎avait tapé sous ma dictée… Je savais maintenant que la conscience colonialiste était déjà en ‎alerte, que Massignon qui avait tout fait au nom de Dieu, de la France, de la Civilisation pour ‎étouffer ma pensée depuis 1932, savait déjà que ma première publication allait paraître ». ‎
‎ (A ‎SUIVRE) ‎ ‎
NOTES :‎

‎ « Le travailleur algérien en France », « Révolution africaine » du 02 octobre 1965.‎

‎2 Selon ce que nous apprend Bennabi lui-même, l’expression est du Dr. Khaldi. Dans un article, « Comment ‎demeurer dans l’ornière » (« La République Algérienne » du 23 avril 1954) il écrit : « Le psychological-‎service a pour mission de « penser » pour le colonialisme qui serait acéphale sans cela… ».‎

‎3 B.Stora et Z.Daoud : op. Cité. ‎

‎4 Ed. En-Nahda, Alger 1946.‎

‎5 Cf. « La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque », Ed. Gallimard, Paris 1938‎

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