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LA VIE DE MALEK BENNABI (15)‎

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En février 1940 Bennabi est recruté comme manœuvre par une usine de caoutchouc de la ‎région de Dreux. En quittant son travail le soir il a de la peine à se redresser, brisé par ‎l’effort musculaire au-dessus de ses forces qu’il doit fournir sans relâche du matin au soir. En ‎juin, la France est occupée par les forces allemandes. L’usine ferme. ‎

Bennabi est consterné par la rapidité de l’effondrement de l’armée française. Il a peine à ‎croire que cette puissante armée ait été si rapidement vaincue. En éprouve-t-il de la ‎satisfaction ? Eh bien non ! Le 18 juin 1940, il s’est réfugié dans une cave du 8 rue du Bois ‎Sabot à Dreux où il pleure sur la tragédie qui vient de s’abattre sur les Français. ‎

Il s’étonne lui-même de cette réaction incontrôlée dont il s’en voulait presque : « Moi-même ‎je croirais difficilement quelqu’un qui me dirait qu’il a pleuré sincèrement à l’enterrement ‎de son bourreau. Et pourtant j’ai pleuré devant le spectacle de l’exode quand des millions de ‎réfugiés de Hollande, de Belgique et du Nord de la France, défilèrent devant ma fenêtre ‎depuis la mi-mai jusqu’à la mi-juin 1940… J’ai pleuré le 16 juin quand les Allemands firent ‎leur entrée dans la ville morte de Dreux où il n’était resté que des déshérités comme moi, ‎sans argent, sans auto, sans amis, donc incapables de prendre la route. »‎

Ce n’est pas l’homme blessé qui réagit mais l’âme enfouie en lui, celle d’un juste : « Comme ‎un jet de lumière, une pensée apaisante traversa mon esprit : Dieu ne frappe pas pour nous ‎donner l’occasion de « savourer » une vengeance, mais pour méditer une leçon et nous ‎améliorer nous-mêmes. Je compris que la leçon m’avait ému, que l’écroulement en ‎quelques jours d’un pays puissant est un sujet de méditation et de recueillement… Oui, moi ‎le colonisé, l’étudiant à qui on avait interdit tous les accès de la vie, moi le paria à qui on ‎avait fermé toutes les portes, moi qu’on avait traité impitoyablement, j’avais peur que des ‎Français fussent traités par les Allemands comme je l’avais été moi-même par eux. Et ‎combien de fois je me surpris à prier Dieu pour que leur sort ne devienne pas semblable au ‎mien, au nôtre en Algérie… ». ‎

En lisant ces lignes, on se croirait plongé dans l’ambiance morale des « Misérables » de ‎Victor Hugo. Voilà en effet un « misérable » traqué comme Jean Valjean l’avait été par ‎l’inspecteur Javert et qui, comme lui, avait les pensées les plus émouvantes envers la société ‎qui le broyait et le système qui le persécutait. Jean Valjean était certes une victime mais on ‎peut toujours, en plus du fait que ce soit une fiction, trouver quelque raison – une pomme ‎mangée dans une propriété privée, des chandeliers volés dans la demeure d’un évêque ou la ‎pièce de monnaie subtilisée à un enfant avant le repentir – pour expliquer ce qui lui est ‎arrivé. ‎

Mais quelle est la faute commise par Bennabi susceptible de justifier ce qu’il a enduré lui, ‎réellement ? Malgré tout, ni dans ses Mémoires, publiés ou inédits, ni dans ses ouvrages, ni ‎dans les dizaines d’articles qu’il a écrits entre 1948 et l’année de sa mort (1973) il n’y a le ‎moindre mot, la moindre pensée contre la France ou les Français, contre la civilisation ‎occidentale ou le christianisme. ‎

A Dreux, les Allemands installent leur poste de commandement, la Kommandantur, dans les ‎locaux de la mairie. Les habitants restés dans la ville sont sommés de se présenter chaque ‎matin à huit heures devant le siège de la mairie. Bennabi reste cloîtré chez lui, ne déférant ‎pas à l’ordre, jusqu’au jour où un Juif de la ville qui s’est mis au service des Allemands ‎comme interprète vient l’interpeller chez lui, menaçant de le dénoncer. Le lendemain, il se ‎rend à la Kommandantur et se fait recevoir par l’officier qui commande la place qui lui ‎demande les raisons de son refus de se rendre aux ordres. ‎

Bennabi décline son identité et son profil universitaire. Le commandant le charge de ‎travailler au rétablissement des réseaux électriques de la ville et le désigne secrétaire du ‎maire-adjoint de Dreux, M. Lemoulec, qui était venu proposer de lui-même ses services aux ‎Allemands au grand étonnement de Bennabi : « J’étais abasourdi… Cent ans de colonisation ‎en Algérie ont engendré l’ «indigène» capable de toutes les bassesses. Mais je ne le crois ‎pas encore capable de celle-là, de cette bassesse à laquelle était tombée vertigineusement ‎une notabilité de la IIIème République française en l’espace de trois ou quatre jours ‎d’occupation ». ‎

Quelques jours après voilà que c’est Maurice Viollette, le maire en titre de Dreux, qui ‎réapparait et vient trouver le responsable allemand pour offrir sa collaboration aux ‎nouvelles autorités. Croisant Bennabi dans les locaux de la mairie il l’apostrophe, la main ‎tendue : « Alors, Monsieur Bennabi, vous êtes venu nous donner un coup de main ? » Et ‎Bennabi de répondre : «Non, Monsieur le gouverneur général, moi j’ai été réquisitionné par ‎les Allemands ». Viollette blêmit et ne lui répond pas. Il ne lui pardonnera pas cet affront. ‎

Voilà assurément un témoignage d’outre-tombe fort inattendu et certainement dérangeant. ‎Ce point d’histoire ne nous intéresse pas en soi. Il n’a d’intérêt que parce qu’il apporte la ‎lumière de la vérité sur l’accusation de « collaboration » qui va par contre peser sur ‎Bennabi. En assistant malgré lui à cette scène, Bennabi compare sa situation à celle de cette ‎éminente personnalité : « Pas un seul instant je n’eus l’intention de jouer le rôle lucratif du ‎‎« chef indigène » sous le sceptre de Mussolini ou de Hitler… Je n’ai pas voulu courir cette ‎chance. Et, au moment même où elle était certaine, c’est-à-dire tout de suite après la ‎victoire foudroyante de l’Allemagne, dès les premiers jours de l’occupation allemande, ‎j’essayais de laisser derrière moi cette chance en allant me fixer au Hedjaz ». ‎

Viollette redevient aussitôt après maire de Dreux. Quant au poste de secrétaire, son titulaire ‎ne tarde pas à venir le réclamer à son tour. Bennabi n’est plus qu’un simple employé en ‎surnuméraire : « Je préférai néanmoins cette condition à toute autre qu’auraient pu me ‎faire les Allemands qui recrutaient des « collaborateurs » pour toutes les activités d’une ‎occupation. » Viollette renie par écrit son appartenance à la franc-maçonnerie. Quelques ‎mois plus tard, il est relevé de ses fonctions et mis en résidence surveillée par le ‎gouvernement de Pétain. Bennabi est renvoyé de la mairie le 1er avril 1941 par le nouveau ‎maire, un jésuite, qui a remplacé Viollette.‎

Il s’enferme dans ses prières et sa double solitude de musulman « indigène » et de ‎‎« proscrit ». Les Français de Dreux, écrit-il, ne sont « patriotes » qu’envers lui. Il est un ‎témoin gênant. Il rêve alors d’aller au Japon où le gouvernement venait de lancer à ‎l’occasion de la célébration du bimillénaire de l’Empire un concours international pour le ‎‎« meilleur article sur la civilisation japonaise ». ‎
Bennabi avoue ne rien savoir sur le sujet, mais il pensait depuis l’adolescence que le Japon ‎pouvait sauver le monde musulman des griffes de la colonisation franco- britannique : « Vue ‎simpliste sans doute… Mais quel est le musulman de ma génération, de ma formation, qui ‎n’ait pas eu un dada de ce genre : Abdelkrim, Kemal, Ibn Séoud, Hitler…Moi, j’avais le mien : ‎le Mikado ». ‎

Alléché par la perspective ouverte par le concours, il rédige une dissertation sur un ‎asiatisme qu’il imagine fondé spirituellement sur l’islam et techniquement sur la puissance ‎japonaise pour faire pièce au colonialisme occidental. Il l’intitule « L’Islam et le Japon dans ‎la communauté asiatique », et va le déposer à l’ambassade du Japon à Paris. Il dira : « Cet ‎écrit inaugura ma vie d’écrivain … Il existe toujours dans les archives du Kokusai Simbum ». ‎

Cette vue de l’esprit d’une association des valeurs de l’islam asiatique et des moyens des ‎principales puissances de l’Asie (Japon, Chine, Inde), Bennabi y croira et voudra même la ‎voir prendre corps dans les années cinquante quand il en fera le thème central du livre qu’il ‎publiera au Caire en 1956 sous le titre de « L’Afro-Asiatisme ». Sauf que, dans le livre, ce ‎n’est plus le Japon qui est la pièce maîtresse de l’ensemble, mais l’Inde de Nehru et la Chine ‎de Mao. Pour la deuxième fois donc Bennabi se tourne vers le Japon. Pourquoi ? Quelle idée ‎se fait-il de ce pays ? Quel est l’état de son information sur cette nation qui fascinait le ‎monde musulman par son spectaculaire redressement ? Et, de son côté, quelle idée se ‎faisait le Japon du monde arabo-musulman ? ‎

Les raisons de Bennabi de s’intéresser au Japon sont en rapport avec la problématique de la ‎renaissance qui hante son esprit et dont cette nation a donné une brillante illustration. ‎Quelques années plus tôt, à l’ESME, il s’était lié d’amitié avec un condisciple chinois. Ils ‎s’entendaient sur tout sauf sur le Japon qui était pour le Chinois un envahisseur, un ‎impérialiste, et pour Bennabi « La seule puissance non-européenne capable de rabattre le ‎caquet au colonialisme européen ». ‎

Toute l’œuvre à venir de Bennabi sera empreinte de l’admiration qu’il porte au Japon pour ‎ses performances civilisationnelles. Dans « Vocation de l’Islam » (1954) il écrit : « Le Japon a ‎réussi là où le monde musulman n’a pas encore remporté de victoire décisive sur le sous-‎développement parce que son action s’est appliquée dans le monde des choses, des produits, ‎au lieu de s’appliquer à l’ordre humain et les idées ». ‎

Dans « Idée d’un Commonwealth islamique » (1958) il note : « Le Japon a assimilé des ‎‎« idées » tandis que la société musulmane achète encore des « choses ». Combien de beaux ‎poèmes avons-nous fait sur notre renaissance, cependant que le Japon couronnait la sienne ‎par tant de retentissantes victoires. » ‎

Dans « Naissance d’une société » (1962) il compare le parcours des deux civilisations depuis ‎leur « réveil » à la fin du XIX° siècle, écrivant : « Le Japon a repris sa marche dans l’histoire ‎en même temps que la société musulmane actuelle. Mais l’élite japonaise comptait déjà ‎vers l’aube du XX° siècle des hommes comme Okakura dont l’esprit formé à l’école de ‎l’Occident rayonnait déjà une pensée neuve, riche de toute la culture de Dante, de ‎Shakespeare et de Descartes, mais plus riche encore de toute cette spiritualité accumulée ‎pendant des siècles dans les pagodes sacrées du Shinto au pied du Fuji Yama et qui se révèle ‎soudain au monde moderne, à travers les traditions chevaleresques du Samouraï et à travers ‎les écrits d’Okakura lui-même. L’élite japonaise comptera bientôt des savants qui font ‎progresser les connaissances humaines, comme le physicien Nagaoka dont les radios –‎électriciens du monde entier appliquent déjà depuis plus de trente ans la fameuse formule ‎qui porte son nom. Et cette élite comprend enfin aujourd’hui une équipe de savants qui est à ‎la tête des études mathématiques et des études nucléaires…. Cette élite demeurée fidèle ‎aux archétypes héréditaires, a su être fidèle également aux archétypes de l’Occident. Elle ‎est allée à l’université d’Occident comme à un temple où il y a dans l’atmosphère quelque ‎chose de sacré qui impose l’humilité et rappelle la conscience en sentiment du devoir. L’élite ‎musulmane y va au contraire comme on va au bazar pour y acquérir des « choses » utiles à ‎son confort, à ses jouissances, à son orgueil. La différence est énorme »‎

De son côté, le Japon a découvert très tardivement le monde arabo-musulman avec lequel il ‎n’a eu aucune relation avant la fin du XIX° siècle (1). Etant lui-même sur le point d’être ‎occupé par les puissances occidentales à la fin du XIX° siècle, il s’intéresse à l’Egypte et à la ‎Tunisie qui venaient de tomber sous l’influence respective des Anglais et des Français afin de ‎tirer les enseignements de leurs malheureuses expériences et éviter de connaître leur sort. ‎

L’œuvre de modernisation entreprise au cours de la première partie du XIX° siècle en Egypte ‎par Mohammed Ali (1770-1848) a été interrompue par son successeur et petit-fils Abbas. ‎Celui-ci met un terme à la politique des grands travaux et expulse les étrangers qui ‎conseillaient son illustre grand-père. ‎

Lorsque le canal de Suez est inauguré en 1869, il est propriété de l’Egypte pour moitié, et de ‎la France pour l’autre. Cherchant à contrôler cette nouvelle voie maritime, l’Angleterre ‎rachète en 1876 les parts détenues par le Khédive Ismaïl (1830-1899), lourdement endetté ‎auprès de ses banques. La France et l’Angleterre prennent alors le contrôle de la ‎‎« Compagnie universelle du Canal », se substituent à l’Etat égyptien dans la collecte des ‎impôts et remplacent Ismaïl par son fils Tewfik. ‎

La main mise européenne sur l’Egypte déclenche en 1881 une révolte menée par un officier ‎égyptien, le colonel Orabi Pacha (1839-1911). Les Egyptiens réclament une Constitution et ‎un parlement. Les forces anglaises interviennent militairement et imposent à l’Egypte un ‎protectorat. Orabi Pacha est exilé à Ceylan. ‎

Les échos de ce mouvement de résistance parviennent au Japon où un intellectuel ‎nationaliste, Shiba Shirô (1852-1922) qui a fait ses études aux USA et rendu visite à Orabi ‎Pacha dans son exil, suit avec intérêt les conflits entre les puissances européennes et les ‎peuples colonisés. Il publie à partir de 1885 un roman politique en douze volumes dans ‎lequel il consacre un épisode à la révolte d’Orabi Pacha (2).‎

Le roman connaît un grand succès dans le Japon de l’ère Meiji. Les lecteurs japonais se ‎retrouvent dans ce feuilleton qui leur dévoile les voies par lesquelles peut intervenir une ‎occupation coloniale : l’endettement extérieur dû à une mauvaise gestion et les « traités ‎inégaux » auxquels peut conduire le besoin de l’étranger. ‎

Or, le Japon était endetté à l’époque et confronté au système de double juridiction. Les ‎autorités japonaises envoient des missions en Egypte pour étudier la situation de ce pays, et ‎s’étonnent de voir des Anglais diriger ses services publics (douanes, fisc…). Un de ces ‎missionnaires, Nomura Saïji, officier des douanes, veut à tout prix connaître Orabi Pacha, et ‎lui rend visite sur l’île de Ceylan. Il relate sa rencontre avec lui dans un rapport qui sera ‎publié en 1891. Un autre diplomate japonais rencontre également le héros égyptien. Les ‎Japonais font pareillement établir des rapports sur la Tunisie sous protectorat français ‎depuis 1883 pour cause d’insolvabilité. ‎

Lorsque le Japon accède au rang de puissance après la guerre qui l’a opposé à la Russie et ‎dont il est sorti victorieux en 1905, il se met à s’intéresser au rôle et à la place de l’islam ‎dans la vie des peuples sous domination tsariste dans la perspective de les inciter à se ‎dresser contre la Russie. C’est ainsi que le gouvernement japonais invite des personnalités ‎du monde musulman à visiter le Japon, dont l’égyptien Cheikh Ahmad Ali Jirjawi qui y ‎effectue un séjour en 1906 et rédige à son retour un livre intitulé : « Ar-Rihla al yabaniya » ‎‎(Voyage du Japon) dans lequel il plaide pour une alliance entre l’Empire ottoman et le Japon, ‎contre la Russie. C’est ainsi également qu’en 1909 un Tatar, Abdel Rachid Ibrahim, visite le ‎Japon et demande le soutien de l’empereur pour l’indépendance de sa nation (3).‎

L’universitaire américain Allan Christelow a peu écrit sur Bennabi, mais ce qu’il en a dit dans ‎les études qu’il lui a consacrées entre 1992 et 2005 indique une profonde connaissance aussi ‎bien de sa psychologie que de sa pensée (4). Etant francophone et arabophone, il a pu ‎accéder à tous les écrits publics de Bennabi. Par ailleurs, il a passé une partie de son ‎enfance au Japon (de 1957 à 1962) dont il a gardé le souvenir d’un grand roman, ‎‎« Botchan » de Natsume Soseki, qui a été porté à l’écran et connut un grand succès. ‎

Le livre et le film retracent la vie d’un jeune professeur de Tokyo qui part enseigner sur une ‎île lointaine de l’Empire et est amené à réfléchir sur les contradictions et les problèmes de ‎la société japonaise. Quand Christelow découvre Bennabi au début des années soixante-dix, ‎un rapprochement s’établit dans son esprit entre le personnage du roman japonais et le ‎héros des « Mémoires d’un témoin du siècle » (Tomes I et II). ‎

De là lui est venue l’idée d’un film sur Malek Bennabi qu’il a suggérée dans sa ‎communication devant le Colloque international sur la pensée de Malek Bennabi ‎organisé en octobre 2003 à Alger à l’initiative de Nour-Eddine Boukrouh. Par la même ‎occasion, il nous a appris l’existence d’un livre paru en 1787 à Philadelphie dû à un ‎mystérieux personnage, Peter Markoe (1752-1792) et intitulé « An Algérian spy in ‎Pennsylvania » (Un espion algérien en Pennsylvanie). ‎

A l’époque, l’Algérie et les Etats-Unis étaient en guerre. Dans la préface, Markoe affirme ‎que l’auteur du livre est un Algérien musulman portant le nom de Mohamed qui a quitté ‎l’Algérie en 1783 et qui, se faisant passer pour un Français, a transité par Gibraltar et ‎Lisbonne pour se rendre à Philadelphie où se déroulaient alors les débats sur la constitution ‎américaine. Il s’y établit et devint américain. Dans les lettres adressées à sa femme, ‎apparaît son espoir de voir les USA s’ouvrir au monde musulman. Il n’est pas interdit de voir ‎dans cet étrange personnage un précurseur de Tocqueville, ce dernier ayant écrit aussi bien ‎sur l’Amérique que sur l’Algérie du XIX° siècle (5).‎

Après son renvoi de la mairie en avril 1941, Bennabi trouve un petit emploi de gardien de ‎nuit dans un cantonnement de la région de Dreux. La journée, il lit, écrit et prie. La police ‎française le surveille. Un jour que des objets ont disparu d’un entrepôt, elle vient ‎perquisitionner chez lui sous prétexte qu’il serait l’auteur du vol. A l’issue de la visite ‎infructueuse, un policier lui dit : « Il y a des gens qui sont jaloux de vous ! » Ayant perdu son ‎travail, il se rend à Paris. ‎

Le patron du café algérien « le Hoggar » lui propose de travailler comme permanent dans ‎une section musulmane du Parti Populaire Français (PPF) de Jacques Doriot qu’il venait ‎d’ouvrir, rue des Ecoles, face au Collège de France. Bennabi accepte l’offre et prend une ‎petite chambre près du Panthéon. « Cela ne me disait rien de me lier à la fortune politique ‎de Doriot qui voulait jouer le rôle de « chef français » sous la botte de Hitler. Mais je savais ‎qu’il n’y avait rien de sérieux dans ce mouvement qui ne pouvait pas abuser les travailleurs ‎musulmans de Paris. » Pour ne pas dépenser d’argent, il ramène ses provisions de Dreux. ‎

Il y reste du 1er février au 1er juillet 1942, passant ses journées à la bibliothèque Sainte-‎Geneviève où il a connu sa femme dix ans plus tôt. Il ne dit rien dans ses Mémoires des ‎lectures qu’il a ou des recherches qu’il effectue, mais cette fréquentation assidue de la ‎bibliothèque pendant cinq mois a dû être extrêmement utile à ses plans ou, à tout le moins, ‎à l’instinct qui le guide : ‎

‎« J’y dévorais toute la matière qui constitue aujourd’hui mon bagage intellectuel, hormis ma ‎formation scientifique… On voit aujourd’hui naître une œuvre intellectuelle qu’on avait tout ‎fait pour couper à la racine de 1932 à 1940. Et l’on me voit aujourd’hui (1952) écrire et ‎publier cette œuvre sans savoir où est sa racine puisqu’on sait que j’écris sans documents et ‎sans possibilité d’en avoir. Bref, cette période que je passai à la permanence du PPF à Paris ‎m’a permis de réaliser mon rêve de jeune homme… Oh ! plus que je n’aurais pensé puisque ‎je voulais être l’auteur du « Livre proscrit » et que je devais, en effet, le devenir au-delà de ‎mon espérance. Je dois encore à cette période de privation de toutes sortes, de misère ‎générale, de péril constant suspendu au-dessus de nos têtes dans les ailes des avions anglais, ‎une sorte de ferveur religieuse, d’exaltation mystique que je ne perdrai plus. » ‎

C’est probablement dans cette bibliothèque, après celle de l’UJGC, que Bennabi a dû faire ‎les lectures les plus fondamentales à la formation de sa pensée. ‎
‎ (A ‎SUIVRE) ‎
‎ ‎
‎ NOTES : ‎

‎ La première traduction du Coran au japonais a été réalisée en 1920 (cf. Bassam Tayar : « Le Japon et les ‎Arabes », Ed. Médiane, Paris 2004).‎

‎2 Le titre du roman est « Kajin no kigû » (« Rencontres avec des belles »). Shiba Shirô est l’auteur d’un autre ‎livre, « Histoire moderne de l’Egypte », où il démontre que c’est l’échec de la tentative de modernisation de ce ‎pays qui l’a conduit à tomber sous la domination anglaise. ‎

‎3 Cf. Bassam Tayar, op.cité.‎

‎4 Cf : ‎
a) « Un humaniste musulman du XX° siècle, Malek Bennabi », in « The Maghreb Review », 1992 (Traduit de ‎l’anglais au français par Nora Bouzida).‎

b) « Malek Bennabi et les frontières culturelles de l’ère globale » (Colloque international sur la pensée de Malek ‎Bennabi, Alger, octobre 2003).‎

c) « Malek Bennabi et deux visions mondiales anglophones en 1954 : les cas de Arnold Toynbee et Wendell ‎Wilkie », septembre 2005. ‎

‎5 « De la démocratie en Amérique » et « De la colonie en Algérie ».‎

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