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LA VIE DE MALEK BENNABI (13)

by admin

‎L’homme qu’est devenu maintenant Bennabi a un tempérament combatif et un grand sens ‎de la dignité. Son profil psychologique est celui d’un être fier, sensible à la reconnaissance ‎de sa culture et de son savoir par son entourage. Un jour qu’il est chez son ami juif et qu’il ‎rapporte un rêve fait la veille, la sœur de celui-ci lui dit : « Tu seras un homme célèbre ». A ‎une autre femme qui lui pose une question embarrassante destinée à le confondre, « Qu’est-‎ce que Dieu ? », il répond après un court silence pendant lequel il avait soupesé l’enjeu car ‎la scène se passait en présence de personnes qui comptaient pour lui : « Il est la cause sans ‎cause de toutes les causes ». ‎

Dans sa vie quotidienne, tout est sanctifié, ritualisé. Il n’est pas un dévot, mais un croyant ‎éclairé, rationnel et méthodique. Il se croyait destiné aux premières places, il se retrouve ‎acculé à la misère et coincé dans une impasse. Ses moments de joie et de bonheur, il les ‎trouve dans la lecture ou à la vue de quelque chose qui évoque pour lui une velléité de ‎renaissance, un réflexe de groupe, une initiative collective. Ses émotions les plus fortes sont ‎déclenchées par des scènes où lui apparaît le sens moral, ou provoquées par des ‎manifestations de l’injustice. Ses colères les plus terribles proviennent des atteintes à l’islam. ‎Parfois, l’abattement le gagne. Mais, pour l’heure, il est confiné dans une situation ‎intenable. Il pense qu’on veut le détruire de l’intérieur, qu’on veut lui signifier qu’il ne vaut ‎rien et qu’il ne peut rien. ‎

Cet « Indigène » qui s’est fait remarquer par ses vues non-indigènes, par ses succès dans ses ‎études, par son refus de se laisser inféoder, par l’influence qu’il exerçait dans les milieux ‎chrétiens où il était tenu en haute estime et où l’on commençait même à s’islamiser, on ‎l’avait enfermé dans un étau. Sa femme, modèle de patience, de confiance et d’abnégation, ‎le soutient de toute la force de son dévouement. Il est replié sur lui-même dans cette ‎masure exiguë où il vit comme un reclus. Mais sa foi, son courage, la puissance de son ‎esprit, la pureté de son âme, l’empêchent de sombrer dans la folie. Il écrit dans ses ‎Mémoires : « Dieu m’avait donné le moyen de faire peau neuve à chaque écorchure ». ‎

Daté du 10 mars 1936, un poème inédit de Hamouda Ben Saï, intitulé « Désespérance », ‎renseigne sur la situation morale dans laquelle celui-ci se trouvait, et probablement Bennabi ‎avec lui (1) : ‎

‎« Seigneur ! je me sens seul et ma nuit est profonde,‎
Un silence de mort de tous côtés m’oppresse,‎
Et je ne sais vers qui, dans l’ombre que je sonde,‎
Elever ma détresse ‎

Seigneur ! mon cœur vous aime, il veut le bien des hommes ;‎
Mais des hommes sans foi, me sachant sans défense,‎
Me narguent bassement… Ah ! Lâches que nous sommes !‎
Le juste nous offense…‎

Seigneur ! ma peine est grande et mon fardeau trop lourd,‎
Car ma race est honnie, mes frères sont en larmes,‎
Et je ne sais comment toucher ce monde sourd
Qui nous tient sous ses armes…‎

Seigneur ! mes reins sont las, car âpre est mon chemin ;‎
Ni viatique prêt, ni fidèle monture !‎
J’erre dans un désert… Vaincrai-je ce destin,‎
Par ma seule droiture ?… ‎

Seigneur ! où vais-je ainsi, sans épée, sans cuirasse ?‎
Je ne puis respirer cette atmosphère impure ;‎
La douleur me connaît, mais le faux me terrasse ;‎
Excusez ma nature… ‎

Seigneur ! sois avec nous, arme-nous de puissance,‎
De courage serein et de savoir lucide ;‎
Nous voulons mériter, barde-nous d’endurance ‎
Et d’esprit impavide…‎

Seigneur ! vers Toi, tout droit monte cette oraison ;‎
L’entendras-Tu vraiment, ce long cri de mon âme ?‎
Hélas !… aucun espoir ne luit à l’horizon ;‎
Seule, veille ma flamme…‎

Seigneur ! laisseras-Tu sans réponse mon cœur ?‎
Ton nom est-il un leurre ? et Ton aide un mensonge ?‎
Et, dans ce monde impie, sous le joug du vainqueur,‎
Ma foi est-elle un songe ? »‎

En juillet 1937, Bennabi et sa femme se rendent à Tébessa. Quel n’est leur étonnement, en ‎ouvrant la malle expédiée en bagages, d’y trouver un exemplaire neuf et relié des Evangiles. ‎Il retrouve sa ville où il lui semble que l’atmosphère n’est plus à l’ « Islahisme » mais à la ‎revendication politique et à l’électoralisme. Il en est déçu et écrit dans son journal : ‎

‎« Je ne retrouvai pas l’Algérie qui, depuis 1925, suivait lentement mais sûrement le sentier ‎de la civilisation sous la bannière de l’islah. Je n’y retrouvai pas cette atmosphère de ‎communion où la conscience éclose mûrit sur des problèmes concrets : supprimer une ‎superstition, édifier des écoles pour liquider l’analphabétisme, construire des mosquées pour ‎élever les âmes au-dessus de la condition post-almohadienne, c’est-à-dire au-dessus de la ‎colonisabilité qui est la base psychologique de la colonisation. On ne parlait plus ni de tout ‎cela, ni de Dieu, on parlait de Blum… Même mon père, le plus honnête des gens que j’ai ‎rencontré dans ma vie, avait sa carte de socialiste… C’était la débandade totale : l’esprit ‎islahiste avait fichu le camp avec tous les germes d’avenir qu’il portait… Et les oulamas eux-‎mêmes donnaient l’exemple. Bernard Lecache (2) et Larbi Tebessi s’embrassaient à Tébessa ‎comme deux frères… ». ‎

Tout le monde célèbre le culte de « l’homme unique », Bendjelloul. Bennabi en est révolté et ‎s’accroche de plus en plus avec Larbi Tébessi. A la salle des fêtes de la ville, on l’invite à ‎donner une conférence. Il choisit le thème de « La progression du désert » qui l’inquiète ‎comme s’il s’agissait d’une menace sur sa propre vie. Le seul à lui poser des questions sera… ‎le commissaire de police de la ville. ‎

Il essaie de gagner des Tebessis aisés à des projets industriels en leur présentant plusieurs ‎idées : centrale électrique, fabrique de papier d’alfa, cimenterie, tannerie, apiculture… En ‎pure perte. Il écrit dans ses Mémoires inédits : « Partout où je me trouvais parmi des jeunes ‎ou des vieux, surtout au cercle qui venait d’être créé à Tébessa, je n’avais pas d’autre sujet ‎de conversation que la science et l’industrie. En réalité, je donnai de véritables cours, ‎dépouillés des formules, sur la fabrication du verre, de l’accumulateur, du papier, de la ‎chaux hydraulique, du savon, etc. » Le même commissaire lui refait une visite quelques jours ‎après et lui pose des questions sur ses intentions.‎

Lorsque Larbi Tébessi est indisponible, c’est Bennabi qui le remplace aux causeries du cercle ‎culturel de la ville. Il ne s’entend pas beaucoup avec lui à cause de son attitude favorable ‎aux « intellectomanes » de la Fédération des élus. Ces derniers, par leur discours et leur ‎démagogie, démantelaient selon lui les acquis réalisés au cours des vingt dernières années ‎par l’ « Islah ». ‎

Là où les Oulamas voyaient de la haute politique incarnée par des Algériens « évolués », un ‎peu par complexe, un peu par intérêt, lui ne voyait que basse « boulitique » perpétuant ‎indigénisme et maraboutisme. Il reproche à ces « guides de la renaissance algérienne » de ‎ne pas incarner une volonté de civilisation, mais de brandir seulement des revendications. Il ‎note dans ses Mémoires : « Ce qui m’a toujours choqué, c’est la « boulitique », cette chose ‎qui se dit, se répète, mais qui ne se fait jamais pour la bonne raison que, n’ayant pas de ‎doctrine, elle ne se pose jamais le problème des moyens…Je ne voyais nulle part, ni chez les ‎oulamas, ni chez Messali ou Bendjelloul, l’ombre de ce qui s’appelle politique, la politique ‎n’étant pas ce qui se dit, mais ce qui se fait ». Il est écœuré à un point tel qu’il souhaite ‎quitter immédiatement la ville. ‎

Le 27 août 1937, Messali est arrêté avec quelques-uns de ses compagnons (Moufdi Zakaria, ‎Hocine Lahouel, Mohamed Khider…) pour « excitation à des actes de désordre contre la ‎souveraineté de l’Etat » et condamné à deux ans de prison. En octobre, des élections ‎cantonales ont lieu. Le PPA y participe, de même que les autres formations algériennes. Les ‎rivalités entre les différentes tendances du mouvement national s’accroissent. Leur ‎dénominateur commun est le revendiquisme, l’électoralisme et la critique des rivaux. ‎

Une douzaine d’années plus tard, dans « Les conditions de la renaissance » (1949), Bennabi ‎brossera un tableau féroce de la société algérienne telle qu’elle lui apparaissait à ce ‎moment-là : « Dans un pays colonisé comme l’Algérie, il n’y a pas de classes sociales mais ‎deux catégories d’hommes. La première, qui habite les agglomérations urbaines, est faite de ‎l’homme chômeur qui n’a rien à faire, du petit boutiquier qui vend quelques épices et de la ‎pacotille bon marché, du chaouch d’une administration coloniale, et enfin de quelques rares ‎avocats, cadis ou pharmaciens. La seconde, qui peuple nos campagnes, est faite de l’homme ‎nomade et du fellah sans charrue ni lopin de terre. ‎

Le premier est le « minus habens », petit en tout. Le second est « l’homo natura », pauvre en ‎tout. ‎

Mais bien souvent, la pauvreté est plus saine et plus noble que la petitesse. Le citadin a ‎accepté sa condition de minus habens, assimilant par là à sa nature tous les facteurs de ‎décadence qui ont causé le déclin des civilisations qui se sont succédé sur le sol de son pays ‎depuis l’époque carthaginoise. Il porte en lui l’esprit du déclin. Il a toujours vécu le déclin ‎d’une civilisation, toujours à mi-chemin de quelque chose, à mi-chemin d’une étape, à mi-‎chemin d’une idée, à mi-chemin d’une évolution. ‎

Il est celui qui n’atteindra pas son but parce qu’il n’est ni le point de départ dans l’histoire ‎comme l’homo natura, ni le point final comme l’homme de civilisation. Il est un point de ‎suspension dans l’évolution, dans l’histoire, dans la civilisation. Il est le minus habens en tout, ‎l’homme du demi des choses qui s’est introduit dans une idée, l’Islah, il en a fait une demi-‎idée qu’il a nommée « politique », parce qu’il n’était capable que d’un demi-effort, que ‎d’une demi-réflexion, que d’une demi-étape. Et aujourd’hui, ce « demi habens » s’évertue à ‎mettre le problème algérien sur la voie de la demi-solution, devant la demi-Assemblée ‎algérienne dont l’autre moitié est européenne, colonisatrice, et dont le colonialisme a fait ‎une lice des joutes oratoires des demi-intellectuels ».‎

En avril 1938, un groupe de militants algériens de Marseille crée un « Cercle du Congrès ‎Musulman Algérien » et propose à Bennabi de venir donner des cours aux travailleurs ‎émigrés. Lui qui accorde tant d’importance à la question de l’alphabétisation accepte sans ‎hésiter.‎

Là, il se trouve en présence de gens simples, naturels, le genre d’êtres humains qu’il aime ‎pour leur nature non pervertie, leur dignité dans la misère, leur droiture. Ce centre est un ‎ancien atelier de forgeron sis au 6, rue des Chapeliers, loué par ces ouvriers pour répercuter ‎les idées politiques et culturelles qui traversaient l’Algérie. Bennabi y élit domicile. Il a été ‎convenu que ce ne serait pas une occupation rémunérée, mais un volontariat. Il acquiesce et ‎va en faire un véritable sacerdoce tout au long des onze mois que durera l’aventure. ‎

Il dort sur place et se suffit pour se nourrir de pain et de fromage. Sa femme ne tarde pas à ‎le rejoindre et à déployer son art de faire de rien un tout. Le « cheikh sans turban » comme ‎on l’appelle dans ce milieu prolétaire où l’on révère le « ilm » s’organise et fait des ‎prouesses. Il s’engage avec enthousiasme dans ce qu’il vit comme une mission. Il est ‎heureux, il est métamorphosé psychologiquement, il a l’impression de vivre une ‎résurrection, la sienne. Il parle de cette expérience dans ses Mémoires inédits comme d’une ‎victoire sur le colonialisme et la colonisabilité :‎

‎ « Je me trouvais concentré sur l’objet précis que je me proposai : celui de l’éducation. J’en ‎touchais pour ainsi dire du doigt la nécessité. Les musulmans vivaient ou végétaient à ‎Marseille dans une totale inconscience d’eux-mêmes et de ce qui les entoure. Ils offraient à ‎mes yeux avides d’impressions édifiantes le plus lamentable spectacle du plus lamentable ‎troupeau humain. ‎

Je voyais des Noirs qui avaient de la tenue et de la retenue, de la dignité dans les rues où ils ‎fréquentaient. Les musulmans s’entassaient d’abord dans une même rue – la rue des ‎Chapeliers – de triste mémoire où ils reconstituaient tout le cadre de la vie algérienne dans ‎ce qu’elle a de plus laid, de plus burlesque. Les Noirs, eux, se débarrassaient de la brousse et ‎de l’esprit de la brousse en débarquant à Marseille. Les musulmans, par contre, y ‎reconstituaient toute la panoplie des « originalités indigènes ». ‎

On voyait rue des Chapeliers des cafés maures avec les immanquables parties de dominos, ‎le « oudjak » où somnole une bouilloire fumeuse. Au seuil suivant, c’était une gargote. A la ‎porte pendait une chèvre dépouillée et couverte de mouches. Sur la chaussée, c’était le ‎souk, le bric-à-brac, où tout ce qui est douteux, sale, louche, déchiré, se vendait à la criée… ‎

Mais ce spectacle qui était mon cauchemar était précisément à mes yeux ma matière de ‎travail, car je savais à quoi l’administration, qui le tolérait, le destinait au fond. Je voulais ‎donc surtout le faire disparaître ou essayer de le faire disparaître. Je conçus mon ‎programme d’éducation en conséquence. »‎

Cet homme chez qui la raison semble implacable de rigueur est, au-dedans, un grand ‎sentimental et un émotif ainsi qu’il s’est décrit lui-même. Il aime le langage du cœur, les ‎manifestations de l’âme, les débats de conscience. Il est romantique, mais d’un romantisme ‎spirituel. C’est un idéaliste qui croit au meilleur, à la perfectibilité, au pouvoir des idées. ‎Souvent, ce sont ses yeux qui expriment ses états intérieurs en se mouillant. Il se sent très ‎bien parmi ses frères chômeurs, ouvriers ou laissés-pour-compte. Il donne des cours le ‎samedi soir et des conférences le dimanche. ‎

Il ne veut pas seulement les instruire, leur apprendre l’alphabet et les chiffres, l’écriture et ‎le calcul mais, selon une méthode appropriée à l’âge et au niveau de compréhension de ses ‎élèves, ouvrir leur esprit à des notions d’astronomie, de géographie, d’histoire. Il leur ‎apprend le savoir-vivre, l’esthétique dans les choses et les actes, la façon de se comporter ‎dehors ou même de s’asseoir à la terrasse d’un café. Il veut les transformer, leur inculquer ‎la philosophie du devoir, du compter-sur-soi, de l’action collective, éveiller en eux la vie ‎intellectuelle. En un mot, il veut leur enseigner la « civilisation ». ‎

Ce maître insolite écrit tout naturellement : « Je décidai d’abord de civiliser mon auditoire, ‎de le soustraire aux influences de la rue des Chapeliers. Mes cours furent donc à la fois ‎didactiques, éthiques et esthétiques… Ils visaient surtout à bouleverser la psychologie de mes ‎élèves en leur insufflant le dégoût des attitudes, des manières, des idées indigènes… A tous, ‎j’essayais d’inculquer l’esprit critique, le goût de l’innovation. » ‎

Il a de tout temps été convaincu qu’en dépit du colonialisme, il est possible d’accomplir des ‎tâches collectives simples comme nettoyer un cimetière, donner des cours du soir, créer une ‎association de bienfaisance ou recueillir des orphelins, et donne l’exemple. Plus tard, en ‎rédigeant ses Mémoires, il pourra s’arrêter aux détails les plus anodins parce que tout lui est ‎resté : les noms des gens, leurs visages, les dialogues qu’il a eus avec eux… (3).‎

De cette brève expérience pendant laquelle il aura tenté de confronter ses idées à la réalité ‎de la vie sortiront quelques passages des « Conditions de la renaissance » où, après avoir ‎posé que l’alphabétisation et l’instruction n’ont aucune portée sur la civilisation si elles ne ‎sont pas sous-tendues par « un principe de sens », il écrit : ‎

‎« Faute de cette mise au point fondamentale, l’instruction ne peut donner naissance qu’à des ‎monstres « alphabètes » clairsemés dans la masse analphabète du peuple. Nous devons à ‎cette lacune le « minus habens » qui a tronqué l’idée de renaissance et n’a vu dans le ‎problème algérien que la question de ses besoins ou de ses ambitions, sans y voir la donnée ‎capitale des habitudes. Partant, il n’a vu dans la culture que l’aspect le plus futile : une ‎manière pour devenir « quelqu’un » et au plus une science gagne-pain.‎

Le résultat de cette falsification est en chair et en os sous nos yeux : c’est l’intellectomane. Il ‎y a trente ans, nous connaissions un seul mal bien curable : l’ignorance, l’analphabétisme. ‎Aujourd’hui, nous connaissons un nouveau mal plus difficile à guérir : l’intellectomanie, ‎l’alpha-bêtisme.‎

Depuis un siècle, deux êtres nouveaux ont surgi dans la société algérienne : le porteur de ‎haillons et le porteur de lambeaux scientifiques. Nous connaissons le problème du premier, ‎mais nous ne connaissons pas le problème du second. Il se posait cependant depuis la ‎‎« zerda » où tous les intellectomanes de la « Fédération des élus » ont tenu l’encensoir dans ‎lequel l’Algérie a brûlé ses restes de benjoin. ‎

Voulez-vous un autre critère pour juger du mal nouveau ? Voici un autre aplha-bête, un ‎docteur emmenant lui-même un enfant de huit ans à la «kouba» d’un marabout où l’enfant ‎se frotte consciencieusement le visage aux oripeaux qui garnissent le sanctuaire. Pourquoi ‎notre médecin agissait-il de la sorte ? Parce que le cerveau de l’intellectomane ne recueille ‎pas la science pour en faire de la « conscience », mais pour en faire un gagne-pain, un ‎tremplin électoral, une déliquescence, de la fausse monnaie intellectuelle. ‎

Son ignorance est plus dure que l’ignorance ordinaire, parce qu’elle s’est endurcie des ‎lettres alphabétiques. A tout instant il peut dire « oui » indifféremment comme il peut dire ‎‎« non », parce qu’à vrai dire tous les mots ne sont pour lui que des mots, et ils sont ‎synonymes s’ils ont le même nombre de lettres. Son intellectomanie n’est pas puérile ‎seulement parce qu’elle constitue le « zozotement » intellectuel d’un apprenti. ‎

L’intellectomane n’est ni un apprenti comme nous devons l’être tous ici, ni un savant comme ‎on peut l’être ailleurs où l’homme ne zozote plus. L’intellectomane zozotera toujours : c’est ‎un infirme, c’est un mineur chronique. Il doit disparaître pour faire place à l’apprenti ‎sérieux, à l’intellectuel qui sache de quoi il s’agit. Donc, le problème de la culture se pose ‎bien de bas en haut de l’échelle sociale algérienne, si toutefois on peut parler d’un « haut » ‎dans un pays où nous n’avons pas encore acquis le sens de l’élévation, où ce sens lui-même ‎est horizontal, le sens rampant, le sens couché. »‎

A travers ces extraits, on peut imaginer l’accueil qui sera fait au livre par ‎l’élite intellectuelle et politique de l’époque quand il sortira en 1949. Ce sera de partout ‎indignation, invectives et condamnations. ‎
‎ (A ‎SUIVRE) ‎ ‎
NOTES :‎

‎1 Ce document m’a été remis en mars 2005 par feu le professeur Abdelwahab Hammouda.‎

‎2 Fondateur de la « Ligue internationale contre l’antisémitisme » devenue la « Ligue internationale contre le ‎racisme et l’antisémitisme » (LICRA). ‎

‎3 C’est peut-être en pensant à cette expérience qu’il écrira plus tard au sujet de l’ « homme du peuple » qu’il ‎aime tant : « Il y a chez lui une chose admirable et généralement ignorée : c’est la faculté de comprendre, c’est la ‎sûreté de l’intuition… En tout cas, pour ma part, si je lui ai donné parfois quelques leçons, je lui en dois beaucoup ‎sur les sujets les plus divers. » (« Ecrire en toute conscience », « La République Algérienne » du 04 juin 1954). ‎

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