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LA VIE DE MALEK BENNABI (34 ET FIN)‎

by admin

Dans « Le gai savoir », Nietzsche a écrit : « Ce n’est qu’après la mort que nous parvenons à ‎notre vie et devenons vivants, oh très vivants ! nous autres hommes posthumes » (1). Il n’y a ‎aucun doute que Nietzsche vit toujours, plus vivant que jamais, dans toutes les universités et ‎les littératures du monde. Peut-on en dire autant de Bennabi ? ‎

A la différence de Nietzsche, esprit puissant apparu au XIXe siècle dans une Europe ‎ascendante et une Allemagne réunie qui ont toujours honoré leur élite et porté leurs ‎penseurs sur les fonts baptismaux, lui, est né dans un pays colonisé et fut tout de suite perçu ‎comme un danger aussi bien par ses adversaires que par les siens, même si les raisons ‎diffèrent des uns aux autres. ‎

Plus d’une fois, lors de ses séminaires en son domicile, il a laissé tomber d’un air ‎énigmatique : « Je reviendrai dans trente ans ». Trois ans après sa mort, l’Algérie ‎entreprend de se donner un cadre institutionnel fondé sur le parti unique. Depuis le ‎renversement de Ben Bella en 1965, le pays avait été gouverné sans constitution et sans ‎représentation parlementaire. ‎

En 1976 le pouvoir autorise pour quelques semaines un débat national pour discuter du nouveau ‎cadre légal fait d’un projet de « charte nationale », d’un projet de constitution et d’une ‎élection présidentielle. ‎

Profitant de cette brève liberté d’expression, je regroupe et publie avec un ami et ‎condisciple, le Dr Omar Benaissa, sous le titre « Les grands thèmes », cinq textes de ‎Bennabi accompagnés d’une préface et d’un appareil d’annotations pour en faciliter la ‎lecture (2). ‎

Le choix était en rapport avec les questions soulevées par le débat national. C’est en ‎achetant ce livre dans une librairie d’Alger qu’un Américain alors en poste à Alger, David ‎Johnston, découvre Bennabi. Je ferai sa connaissance en 2003 et le mettrai en relation avec ‎son compatriote Allan Christelow. ‎

Omar Kamel Meskawi, disciple et ancien ministre libanais que je ne connaissais alors que de ‎nom édita, après l’avoir traduit en arabe, ce livre à Damas quelque temps après. ‎

Ferhat Abbas, de son côté, ne manque pas de voir dans cet intermède où la liberté de parole ‎est accordée pour quelques semaines une aubaine et lance – avec Benkhedda, Hocine ‎Lahouel, cheikh Kheireddine et Abderrahmane Kiouane – « un Appel au peuple algérien » où ‎on peut lire : « Faute d’institutions, l’Etat algérien n’existe pas. Il faut le créer. L’Algérie n’a ‎pas de Constitution, ni de lois. Elle vit dans le provisoire… Le coup d’Etat du 19 juin n’a rien ‎réglé… Le culte de la personnalité est toujours à l’honneur. Le pouvoir personnel s’exerce ‎sans contrôle… Il nous soumet à une idéologie hostile aux valeurs morales et spirituelles de ‎l’islam… A notre époque, un tel pouvoir est un anachronisme ». ‎

Les autorités réagissent avec brutalité. La police fait une descente dans la maison de Ferhat ‎Abbas et le place en résidence surveillée. Sa pharmacie est nationalisée, son compte ‎bancaire bloqué, son téléphone coupé et son passeport confisqué. Il a 77 ans. Il s’occupait ‎jusque-là à la rédaction de ses Mémoires : « Autopsie d’une guerre », puis « L’indépendance ‎confisquée » qui paraîtront tous les deux en France. ‎

Dans ce dernier il écrit : « J’ai vécu l’époque coloniale sans peur, sans compromissions et ‎sans haine… Si dominateur que fut le régime colonial, il ne nous a pas empêchés de parler, ‎de critiquer, de revendiquer. C’est grâce à la liberté de parole que notre peuple a pu se ‎former politiquement et moralement… » A la veille de sa mort, il confie avec une insondable ‎amertume à ses proches : « Mes adversaires français ont eu plus de respect pour moi que ‎mes compatriotes » (c’est nous qui soulignons). Il décède chez lui le 24 décembre 1985.

Deux ans après (décembre 1978) le président Boumediene décédait d’une mystérieuse maladie. ‎

Dans un article que consacre « Jeune Afrique » au décès de Ferhat Abbas on peut lire : « La ‎vieillesse n’était pour lui que le pire des exils. Ses dernières années furent presque des ‎années de supplice. Il se rongeait. Il appelait de ses vœux le grand repos. » Lignes qui ‎auraient tout à fait convenu pour Bennabi. ‎

J’avais eu l’honneur de lui rendre visite à son domicile et de discuter longuement avec lui ‎quelques semaines avant sa mort. Il suivait les articles que je publiais entre octobre et ‎décembre 1985, période où se préparait la deuxième « charte nationale ». C’est un honnête ‎homme que j’écoutais, assis dans un fauteuil roulant, les jambes cachées sous une ‎couverture et sa femme, une française d’origine, debout derrière lui et réagissant à ses ‎moindres gestes. ‎

Au début des années quatre-vingt les prix du pétrole atteignent de hauts niveaux, les ‎programmes d’importation déversent sur le marché algérien produits électroménagers et ‎alimentaires subventionnés par l’Etat-providence. ‎

Les futurs animateurs de l’islamisme investissent discrètement le champ des activités ‎publiques, les universités et les mosquées. Le groupe Bouyali se prépare à l’action armée où ‎vont fourbir leurs armes les futurs chefs du terrorisme. Le pouvoir prépare le prochain ‎congrès du parti unique. Le nom de Malek Bennabi a complètement disparu… ‎

En 1984, le président Chadli Bendjedid lui décerne à titre posthume la médaille de l’Ordre ‎national du mérite en même temps qu’une centaine d’autres personnalités algériennes de ‎tous bords vivantes ou décédées (dont Ferhat Abbas). Le pays vogue inconscient sur une ‎‎« mer étale » de pétrole quand une brusque chute des cours ramène les ressources en ‎devises à un niveau tel qu’il n’est plus possible de financer le farniente national. ‎

En octobre 1988 le système politique et économique inspiré du modèle soviétique s’effondre ‎dans une ambiance d’émeutes. Le président Chadli essaye de le réformer in extremis mais, ‎ne s’y étant pas vraiment résolu, il est emporté par les vagues déchaînées du ‎mécontentement populaire et l’ascension fulgurante des mouvements islamistes… Les ‎évènements déclenchés vont causer la mort de centaines de milliers d’Algériens et ‎occasionner au pays des dégâts de plusieurs dizaines de milliards de dollars, retardant son ‎développement de plusieurs lustres. ‎

Avec le multipartisme et la liberté d’expression au début des années quatre-vingt-dix le nom ‎de Bennabi est de nouveau prononcé dans les journaux, en liaison surtout avec la fondation ‎du « Parti du Renouveau Algérien » par l’auteur de ces lignes. Des journalistes nationaux et ‎étrangers viennent au siège du parti et demandent à en savoir davantage sur l’homme dont ‎il s’inspire. ‎

C’est ainsi que j’ai reçu en 1991 la chercheuse allemande Siegrid Faath à qui j’ai parlé de ‎Bennabi pendant de longues heures. Quelques mois plus tard, elle publiait dans une revue de ‎Hambourg (3) une étude intitulée « Malek Bennabi, écrivain politique, critique social, ‎visionnaire d’une civilisation islamique dans l’Algérie colonisée et indépendante ». ‎

Un peu plus tard, on se met évoquer le nom de Bennabi pour qualifier un courant apparu à ‎l’intérieur du « Front islamique du salut ». Dans les milieux opposés à l’islamisme, on y voit ‎la preuve que Bennabi est le « fondateur de l’islamisme algérien ». ‎

Ce qu’on a nommé la « Djaz’ara» (tendance dite « algérianiste » au sein du FIS) n’est qu’un ‎mythe, une mys¬tification, car jamais Bennabi n’a, ni n’aurait pu, par les dis¬positions mêmes ‎de sa vie et de sa pensée, inspirer un discours populiste (la « boulitique »), susciter une ‎action violente, ou soutenir l’idée d’un Etat théocratique. ‎

Le mouvement islamiste algérien dans toutes ses nuances ne s’est jamais formelle¬ment ‎revendiqué de la pensée de Malek Bennabi, même si quelques-uns de ses représentants ont ‎fait quelques apparitions à son domicile entre les années 1964 et 1973, c’est-à-dire plusieurs ‎décennies avant l’émergence du radicalisme islamiste en Algérie. ‎

Ce qu’il faut en revanche concéder, c’est que le populisme des « Frères musulmans » et la ‎démagogie des tribuns islamistes égyptiens ou autres ont été plus forts que l’élitisme de ‎Bennabi. L’islamisme qui est apparu en Algérie peut être qualifié d’égyptien, ‎d’iranien ou d’afghan, mais n’a rien à voir avec les idées de Bennabi qui n’était que ‎pondération, humanisme et rationalité. ‎

L’hostilité que lui ont vouée jusqu’à sa mort les marxistes et les populistes se justifiait par le ‎barrage à leurs idées qu’il avait constitué tout au long de sa vie. Les partisans de cette ‎idéologie lui avaient fait auparavant un procès en nationalisme en déformant le concept de ‎‎« colonisabilité » qu’il avait créé pour exprimer une idée qui remonte à l’Antiquité. Les ‎orientalistes français l’ont tenu dans la même hostilité en raison de son parcours général et ‎de deux ouvrages, « La lutte idéologique dans les pays colonisés » et « L’œuvre des ‎orientalistes et son influence sur la pensée musulmane moderne », qu’il leur a consacrés.‎

Il est possible de dire qu’aucun profit n’a été tiré des analyses, des propositions, des ‎prémonitions, et des mises en garde de Malek Bennabi, ni en Algérie, ni dans le reste du ‎monde musulman. ‎

En Algérie le mouvement national ne s’intéressait pas à la Renaissance, mais à la ‎revendication politique. Finalement, c’est lui qui a imposé la décision et c’est ce qui explique ‎les problèmes dans lesquels se débat encore l’Algérie. L’indépendance a été acquise après ‎sept ans de guerre, mais trente ans après exactement une autre guerre s’ouvrait entre ‎Algériens. ‎

C’est dire que ce à quoi s’est consacré Bennabi n’était pas moins valeureux ou crucial que ‎l’acte révolutionnaire de libérer le pays. Pour mener un combat physique, armé, il y a ‎toujours assez de gens. Mais des siècles et des millénaires peuvent s’écouler sans qu’un ‎peuple ne mette au monde un penseur digne de ce nom. ‎

Le « post-almohadien qui s’est transmis lui-même » a ajouté aux tares d’hier l’endettement ‎extérieur et le terrorisme. Le maraboutisme combattu par les Oulamas a ressurgi sous ‎forme d’islamisme. Le modernisme de Bendjelloul est devenu laïcisme, et le populisme ‎d’hier le nihilisme d’aujourd’hui. ‎

Le populisme, c’est cette hypocrisie qui fait voir les choses autrement qu’elles ne sont, c’est ‎ce complexe d’inhibition qui empêche la saine réaction devant des situations anormales, ‎c’est cette peur de dire les vérités et de prendre les décisions nécessaires pour sortir d’une ‎impasse. Cette conduite est à l’origine des politiques économiques de courte vue, des ‎solutions provisoires et des mesures de replâtrage qui ont été l’ordinaire de l’action ‎gouvernementale depuis l’indépendance. ‎

Quand ils ne sont pas assurés de leur légitimité, donc de la justification des mesures qu’ils ‎prennent, les dirigeants évitent de fâcher les masses et font alors n’importe quoi pour leur ‎complaire. Ils préfèrent abdiquer que faire face aux réalités, éludant ainsi l’effort de ‎civilisation à accomplir. C’est de cette façon qu’on forme les bataillons d’émeutiers de ‎demain. ‎

Au plus fort de l’arrogance et de l’inconscience, quand tout le monde était convaincu que ‎l’Algérie était un des pôles de l’univers, Bennabi osait rappeler les déficiences structurelles ‎sur lesquelles reposait l’édifice. Il était, encore une fois, seul : seul à être conscient que ‎l’Algérie filait dans la mauvaise direction, qu’elle ne faisait avec ses importants moyens ‎rentiers que maquiller la « colonisabilité » et la « boulitique ».‎

Dans ses Carnets figure une pensée dont il dit qu’elle était gravée dans le marbre au fronton ‎du palais du vice-roi à Delhi : « La liberté ne descend pas vers un peuple ; un peuple doit ‎s’élever jusqu’à la liberté. » C’est le contraire qu’on a cru en Algérie. ‎

Bennabi n’a pas prê¬ché des dogmes qui enflamment les esprits, mais enseigné des méthodes ‎de raisonnement. Toute sa vie il a été un oppo¬sant : au colonialisme, à la « colonisabilité », à ‎l’assimilation, à la « boulitique », au « zaïmisme », au populisme, à l’économisme… Il était à ‎contre-courant de toutes les tendances qui ont traversé le monde musulman au cours du ‎dernier siècle. Comment, dès lors, aurait-il pu être honoré par les siens ? ‎

Ce sont ces idées, cette pensée, cette œuvre qu’il fallait enseigner et propager pour éduquer ‎les citoyens, pour les doter de représentations justes, pour leur faire prendre conscience des ‎prérequis d’une œuvre de civilisation, pour les immuniser contre le charlatanisme et le ‎nihilisme. ‎

Pris par les tâches dites de construction nationale, happé par les idées soi-disant ‎progressistes, l’Etat algérien a méprisé et dédaigné cette pensée. Conséquences : les idées ‎fausses ont défait ce qui a été fait au titre de la « construction nationale », elles ont divisé la ‎population et compromis la stabilité et la sécurité du pays. ‎

C’est par suite de cette crise que les Algériens sont devenus de plus en plus nombreux à ‎assiéger les consulats étrangers pour obtenir des visas… Quant à ceux qui n’avaient où ‎partir, un grand nombreux d’entre eux s’est mis, entre 1993 et 1997, à réclamer ‎l’intervention des institutions internationales. La « colonisabilité » s’exprimait à voix ‎audible… A l’ONU, on envisageait alors avec sérieux la mise sous tutelle de l’Algérie.‎
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On peut comparer Bennabi à un éclaireur qui, parti en reconnaissance pour trouver le ‎chemin du salut, est surpris, en se retournant, de découvrir que non seulement la masse ne ‎l’a pas suivi mais qu’elle est partie dans une autre direction, rappelant l’épisode de Moïse ‎qui, monté sur le mont Sinaï pour ramener la vérité au peuple hébreu, le trouva, à son ‎retour vautré dans le culte du Veau d’or. Plus d’une fois dans l’histoire on a vu un homme ‎sauver à lui seul une nation, comme il est arrivé dans plus d’un cas que toute une nation ne ‎produise pas un seul grand homme. ‎

Le monde musulman qui percute un mur à chacun de ses mouvements semble incapable de ‎tirer de ses flancs un visionnaire pour éclairer son chemin dans le monde actuel. Trompés ‎par les mouvements politiques revendicateurs et les discours idéologiques illusoires, ‎encadrés par la classe des pseudo hommes de religion, les peuples musulmans ont suivi en ‎rangs serrés les pas des « zaïms » et des « gourous » qui leur ont fait perdre au cours des ‎deux derniers siècles toutes les batailles, tous les paris, toutes les occasions. ‎

Aujourd’hui, toute lumière s’est éteinte. On ne sait plus quel chemin prendre, on ne sait pas ‎où aller et, ainsi que l’affirme Sénèque, « il n’est pas de bon vent pour celui qui ne sait pas ‎où il va ». ‎

En une matinée, celle du 11 septembre 2001, le monde musulman a basculé dans une ‎nouvelle situation où l’islam s’est trouvé dans le rôle de l’ennemi public international ‎numéro un. Depuis ce jour, les dirigeants les plus influents du monde se sont lancés dans ‎l’élaboration d’une stratégie de redistribution des cartes dans laquelle le monde musulman ‎n’est plus un sujet mais un objet mis en quarantaine. ‎

Les soi-disant élites des pays musulmans se trouvèrent une nouvelle fois tétanisées, ‎incapables de réactualiser la moindre pensée ou d’imposer la moindre idée de changement. ‎
Comme à l’accoutumée, ce sont les « hommes de religion » qui sont réclamés sur les ‎chaînes de télévision satellitaires pour entonner le sempiternel discours de l’islam assiégé et ‎des musulmans « meilleure communauté sortie parmi les hommes ». ‎

C’est dans ce contexte que la pensée de Bennabi peut encore trouver son utilité. Certes, il ‎est plus facile de croire à un discours que d’assimiler une pensée, on succombe plus ‎facilement à un prêche enflammé qu’à un raisonnement froid, et écouter n’oblige pas au ‎même effort que lire et comprendre. ‎

Ainsi sont faites les masses musulmanes, et tels sont les courants défavorables que Bennabi ‎a rencontrés dans une aire culturelle où on ne voyait en lui ni un « alem » typique, ni une ‎autorité habilitée à parler de religion, ni un tribun tel qu’en raffolent les foules, ni un ‎propagandiste assermenté et asservi par le pouvoir. ‎
Tel devait être finalement le destin d’un homme soucieux de l’indépendance de sa pensée, ‎conscient des charges qui pèsent sur un témoin au regard de Dieu, et identifié par la « lutte ‎idéologique » comme un ennemi. ‎

Le premier chef d’Etat algérien à prononcer publiquement le nom de Malek Bennabi a été ‎Abdelaziz Bouteflika. D’abord de manière informelle, dans des interviews, puis de manière ‎solennelle en plusieurs circonstances parmi lesquelles on peut citer le message qu’il a ‎adressé au « Colloque international sur la pensée de Malek Bennabi » organisé en 2003 à ‎l’occasion du trentenaire de sa mort, ainsi que le discours qu’il a prononcé devant le ‎‎« Colloque sur l’avenir du monde arabe » tenu à Beyrouth en décembre de la même année ‎‎(les deux textes ont été rédigés par l’auteur de ces lignes). J’étais ce soir-là dans la salle, ‎avec Mr. Meskawi, et tous les deux nous parcourions des yeux la salle rivée aux lèvres du ‎président en train de prononcer un discours dans lequel il avait cité à plusieurs reprises le ‎nom de Bennabi. ‎

Le président algérien était par ailleurs en cette occasion le premier chef d’Etat arabe à faire ‎état du « Rapport sur le développement humain dans le monde arabe » qui venait d’être ‎publié sous les auspices de l’ONU, et à analyser les données qu’il contenait, lesquelles ‎établissaient de façon effarante son état de sous-développement comparativement avec les ‎autres ensembles civilisationnels ou des pays développés de moyenne importance. ‎

C’est notamment sur les données de ce rapport que l’initiative américaine dite GMO a voulu ‎s’appuyer pour faire ressortir les « trois déficits » relevés dans les domaines des libertés, de ‎la connaissance et de la condition de la femme et proposer, pour les combler, un plan de ‎réformes. ‎

Signalons enfin qu’en novembre 2005 le gouvernement algérien a donné le nom de Malek ‎Bennabi au Lycée international qu’il a ouvert à Paris. ‎

Un regain d’intérêt pour ses idées s’est fait jour un peu partout dans le monde au cours de la ‎dernière décennie. Ses livres, dont quelques-uns ont été traduits en anglais, en espagnol, en ‎ourdou, en turc, en persan, en malaisien, etc, sont fréquemment réédités. Un grand nombre ‎de thèses de magistère ou de doctorat sont régulièrement consacrées à sa pensée dans ‎diverses universités d’Afrique, d’Asie, d’Europe et d’Amérique. Des colloques lui ont été ‎consacrés par l’université de Kuala Lumpur (Malaisie) en 1991, par l’université d’Oran ‎‎(Algérie) en 1992, par le Haut Conseil Islamique en 2003 à Alger et par l’université islamique ‎de Constantine en 2005 (ces deux derniers événements à l’initiative de l’auteur de ces ‎lignes). ‎

Mais, le plus remarquable, c’est l’intérêt qu’ont commencé à lui porter des universitaires ‎hors de la sphère islamique comme l’américain Allan Christelow et l’allemande Siegrid ‎Faath. Celle-ci le décrit dans son étude comme « un combattant solitaire, provocateur, ne ‎reculant devant aucune critique inconfortable, prêt à assumer en tant qu’individu les ‎conséquences de ses activités ». ‎

Christelow estime de son côté qu’il est « un des plus productifs écrivains de l’Algérie du XXe ‎siècle. Son œuvre est connue au Moyen-Orient et en Europe aussi bien qu’au Maghreb. ‎Cependant, il est un auteur auquel on se réfère et qu’on cite en passant, mais qu’on n’étudie ‎pas systématiquement. Penseur solitaire, il n’a pas de disciples pour expliquer et affiner ses ‎idées… Le lecteur européen et américain comprend mieux ses écrits que ceux d’autres ‎penseurs musulmans très connus comme Ali Shariâti ou Sayyed Qotb… Il a essayé de ‎comprendre la civilisation islamique comme faisant partie d’une plus large civilisation ‎mondiale… La recherche des intellectuels musulmans des voies et moyens pour concilier ‎l’islam et la modernité peuvent susciter un intérêt pour les idées de Malek Bennabi. » ‎

Le chercheur américain est parmi ceux qui, relisant Bennabi à la lumière des données du ‎monde actuel, se rendent compte que sa pensée est plus actuelle que jamais : « Aujourd’hui ‎que les conflits du Moyen-Orient prennent une nouvelle tournure et une nouvelle intensité et ‎que la solution semble introuvable, nous avons besoin de voix et d’idées fraîches comme ‎celles de Bennabi… Les idées de Bennabi sont d’une importance éclatante dans ce début du ‎XXIe siècle… L’effort de diffuser ses idées et l’exemple de sa vie, d’inspirer la discussion et la ‎recherche sur lui en vaut la peine. » ‎

Dans sa première étude (4), Christelow peinait à lui trouver une place dans les catégories ‎utilisées habituellement pour les intellectuels musulmans et écrivait : « La classification ‎politique qu’on trouve le plus fréquemment en Occident comme libéral, radical, nationaliste, ‎marxiste ou fondamentaliste islamiste, ne convient pas pour classer Bennabi. Il n’est pas à ‎proprement parler un penseur politique, mais plutôt un penseur social et surtout culturel ». ‎Aussi le baptise-t-il « penseur œcuméniste ». ‎

Dans la seconde (5), il semble avoir atteint un autre palier dans l’approfondissement de la ‎pensée bennabienne : « Malek Bennabi a travaillé pendant une trentaine d’années à établir ‎non seulement les fondements d’un renouveau islamique, mais aussi les bases d’une ‎compréhension entre civilisation et foi… Il a essayé de comprendre la civilisation islamique ‎comme faisant partie d’une plus large civilisation mondiale ». Christelow tente dans ce ‎dernier texte d’explorer les pistes qui pourraient relier la pensée de Bennabi aux ‎perspectives américaines en matière de rapports entre civilisations et mondialisation.‎

Le professeur Michel Barbot (Amin Abdulkarim) a dit de lui devant le colloque d’Alger en ‎octobre 2003 : « Malek Bennabi a traversé les trois quarts du XXe siècle en partageant le ‎destin de son peuple, pour le pire et pour le meilleur. Avec tant d’autres Algériens, il a subi ‎dans sa jeunesse les privations que la mission ethnographique Tillon-Rivière dans les Aurès ‎allait observer dans les années trente, et il a souffert l’injustice sociale qu’Albert Camus ‎allait ensuite dénoncer dans ses « Actuelles »… A sa manière humaniste qui n’exclut pas une ‎grande fermeté d’expression, il a peu à peu construit les linéaments de l’algérianité ‎moderne. Non pas en opposant et substituant un passé mythique aux réalités cruelles du ‎moment, moins encore en prêchant par la violence un retour stérile à un passé idéalisé, qui ‎n’a sans doute jamais existé et de toute façon révolu, mais en analysant patiemment, ‎lucidement, sans compromission ni démagogie, les rapports conflictuels entre ce qu’il ‎appelle l’axe Washington-Moscou et l’axe Tanger-Djakarta… Faut-il souligner combien ces ‎idées s’appliquent hélas parfaitement à la situation qui pèse aujourd’hui sur une humanité ‎recrue d’épreuves et d’injustices. A son époque tout aussi douloureuse et inégalitaire, Malek ‎Bennabi a tenu un langage de moraliste au sens le plus noble et le plus profond. Il a défendu ‎les droits des uns et des autres, mais en les rappelant à leurs devoirs respectifs. En relisant ‎certaines de ses vingt et quelques publications, on est frappé par son absence de ‎manichéisme, son refus de toute apologie des uns et de toute condamnation aveugle de ‎l’Autre. Son mérite et son courage furent d’autant plus grands qu’il diffusait ces idées – ‎porteuses d’espérance, de dignité, de restauration nationale, et donc de futures ‎réconciliations – entre 1945 et 1962. Sa lucidité et son objectivité ont surmonté tout cela et ‎appelé à un dialogue des civilisations… Les valeurs courageuses d’écoute et de synthèse ‎défendues par Malek Bennabi restent valables pour le dialogue Islam-Occident (6) ».‎

Bennabi a voulu être un philosophe des Lumières pour le monde musulman et le doctrinaire ‎de sa renaissance. Il a espéré être reconnu comme le théoricien de l’afro-asiatisme. Il s’est ‎offert d’être l’historien de la Révolution algérienne, puis à la libération, l’idéologue de sa ‎reconstruction, mais on a préféré à ses idées le baâthisme, le marxisme, le populisme, ‎l’islamisme… ‎

Ce sont d’autres noms, selon la mode du moment, qui ont été portés aux nues : ceux de ‎Frantz Fanon, de Michel Aflak, de Mawdudi, de Sayyed Qotb, pour ne parler que des morts. ‎Ces idéologies envoûtantes auxquelles ils sont liés se sont dissipées comme un ‎enchantement, alors que les idées de Bennabi démontrent dans la situation actuelle du ‎monde leur validité, leur utilité et leur pérennité. Non pour hier, mais pour maintenant, pour ‎aujourd’hui, pour demain. ‎

Il a enrichi les sciences sociales d’une meilleure compréhension de la psychologie et de la ‎sociologie musulmanes, et a fourni une interprétation originale de l’histoire de l’islam. Dans ‎l’histoire de la pensée, il aurait été classé parmi les tragiques s’il avait été Grec, parmi les ‎penseurs vitalistes aux côtés de Fichte, Nietzsche et Spengler s’il avait été ‎Allemand. Français, il aurait été rangé avec Durkheim et Comte. Musulman, il est l’égal ‎d’Ibn Khaldoun. Algérien, il est le premier numéro d’une série qui n’existe pas encore, le ‎précurseur d’un mouvement intellectuel qui n’a pas encore vu le jour et dont la mission ‎serait de réaliser la synthèse des valeurs de l’islam et de l’esprit universel dont il ‎avait tant rêvé. ‎

Bennabi se distingue des historiens des civilisations comme Spengler, Toynbee, Braudel ou ‎Djuvara, par le fait qu’il est mu, non pas par la simple curiosité de comprendre l’histoire, ‎mais par la volonté de comprendre une situation historique en vue de la changer. Ses livres ‎ont été publiés sous un titre générique : « Problèmes de civilisation ». ‎

A la philosophie vitaliste, il a ajouté la psychologie énergétique : la civilisation est une ‎grande machinerie et la religion un gigantesque accumulateur de courant. On peut aussi le ‎comparer à ces grands esprits qu’ont fasciné d’autres cultures que celle à laquelle ils ‎appartiennent, comme certains orientalistes. Lui aura été l’ « occidentaliste » musulman le ‎plus compétent. ‎

Il peut également être rangé dans la catégorie de ces philosophes qui, ulcérés par l’état de ‎leur nation et de leur culture, ont conçu leurs écrits comme des imprécations contre leurs ‎contemporains. On peut citer Khalil Djibran et Ortega Y Gasset. Comme écrivain engagé, on ‎peut lui trouver des homologies avec Aimé Césaire, Tibor Mende, René Dumont, Josué de ‎Castro, auteurs souvent cités par lui. ‎

Médiateur entre la civilisation de l’islam et celle de l’Occident, entre l’islam et l’hindouisme, ‎il est de tous les penseurs musulmans des deux derniers siècles celui qui a proposé la vision ‎de l’islam la plus compatible avec le sens de l’Histoire. Il le savait tranquillement, lui qui ‎écrivait dans une note du 25 octobre 1959 : « Mes idées représentent un effort d’adaptation ‎de la pensée islamique au monde moderne. Je pense que dans cette voie personne n’a fait ‎quelque chose avant moi. » ‎

Il était plus proche de Jung et de son « énergie vitale » que de Freud et de sa « libido ». Il ‎était plus en phase avec la spiritualité de Keyserling, qu’avec le déterminisme de Spengler. Il ‎se serait reconnu plus volontiers dans Confucius que dans Lao Tseu, dans Socrate que dans ‎Bouddha. Si par l’âme il était un musulman de la plus belle trempe, il était par la raison ‎l’esprit le plus rationnel que le monde musulman post-almohadien ait connu. Lui-même ‎n’aimait se définir que comme un « honnête homme » dans le sens que donnaient à ce mot ‎les Français du siècle des Lumières.‎
‎ ‎
Son œuvre est originale par l’esprit méthodique qui la caractérise, par le style clair et ‎dépouillé qui lui donne une fraîcheur cristalline, par son net penchant pour la démonstration ‎et la pédagogie, par ses vues annonciatrices des lignes d’évolution du monde, et surtout par ‎son infini humanisme… A l’instar des grands éducateurs de l’humanité il a prêché et ‎enseigné le Bien chez lui, dehors, à l’étranger, partout où la parole lui fut proposée. ‎

Seul dans la mêlée de son temps, à nul autre pareil dans son aire culturelle, indifférent aux ‎récompenses qu’on lui faisait miroiter en échange de son « encanaillement », il assuma sa ‎condition jusqu’au bout. Ces vers de Nietzsche peuvent lui être appliqués :‎

‎« Oui, son regard est sans envie
Il se soucie peu de vos honneurs
Il a l’œil de l’aigle, il regarde au loin
Il ne vous voit pas, il ne voit que des étoiles » (7).‎

NOTES :‎

‎1) Ed. Gallimard, Paris 1950.‎

‎2) Il s’agit des textes constituant « Perspectives algériennes », « Islam et démocratie » et « l’œuvre des ‎orientalistes et son influence sur la pensée musulmane moderne ». ‎

‎3) « Wukuf ».‎

‎4) « Un humaniste du XXe siècle : Malek Bennabi », op.cité.‎

‎5) « Malek Bennabi et les frontières culturelles de l’ère globale », op.cité.‎
‎ ‎
‎6) « Occident et vocation de l’islam chez Malek Bennabi ». ‎

‎7) « Le gai savoir ».‎

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