SE REFORMER OU POURRIR

by admin

‎« Les médecins doivent savoir par quel bout un cadavre commence à pourrir. Il est probable ‎que si le monde entrait en putréfaction un jour, sa pourriture commencera par notre bout. ‎C’est notre pourriture qui pourrira le monde… Il est terrible de donner à un enfant un ‎sécateur quand il n’a aucune notion de l’art de tailler un arbre : il ne peut que mutiler ‎l’arbre. C’est ce que nous faisons en ce moment » (Malek Bennabi « Mémoires d’un témoin ‎du siècle », Editions Samar, 2007, P.383). ‎

La reprise des manifestations et des affrontements en Tunisie est une douloureuse déception ‎pour le monde qui lui décernait il y a peu de temps le prix Nobel de la paix pour le succès de ‎sa révolution pacifique. ‎

Les révolutions arabes qui ne tenaient plus dans la considération universelle que par le ‎mince fil tunisien risquent en cas de grave détérioration d’être toutes jetées dans une fosse ‎commune sous cette épitaphe : « Ci-git le monde arabo-musulman incapable de se ‎réformer ».‎

L’Algérien est le dernier au monde à être en droit de donner des leçons à quiconque dans ‎quelque domaine que ce soit, mais je me prévaux de ce droit pour avoir écrit entre 2011 et ‎‎2015 quantités de contributions en faveur de la révolution tunisienne, d’un côté, et pour ‎avoir publié le jour où Bouteflika a été « élu » pour un quatrième mandat dans l’état ‎physique où il était : « Un homme a gagné, une nation a perdu ».

Quelques mois plus tard le président burkinabé, Blaise Compaoré, emboîtant le pas au ‎président algérien, voulut changer la Constitution de son pays pour s’octroyer un nouveau ‎mandat. Les citoyens Burkinabés se sont soulevés à la seule annonce de l’intention et l’ont ‎chassé du pouvoir en quelques jours et j’ai alors écrit : « Un homme a perdu, une nation a ‎gagné ». ‎

Un an plus tard, le chef de la garde présidentielle fomenta un coup d’Etat pour s’emparer du ‎pouvoir ; il trouva en face de lui le même peuple de citoyens, et c’est en prison qu’il pourrit ‎actuellement en implorant sa clémence.‎

La Tunisie passait pour une exception dans une série d’échecs, une réussite à laquelle on ‎tenait une explication rationnelle : l’existence d’une société civile moderne habitée par une ‎conscience citoyenne due à l’enseignement moderne dispensé sous Bourguiba. ‎

Or un homme à lui seul, un vieillard de près de quatre-vingt-dix ans, un père à l’air pépère ‎n’a pas trouvé mieux, une fois devenu président de la République, que de mettre son fils à la ‎tête du parti qu’il a créé deux ans plus tôt pour contrer la vague islamiste.‎
Sitôt mis en selle, le vieil homme a préféré le sacrifice de son parti scindé en deux pour ‎cause de népotisme et la perte de la majorité parlementaire formée avec le front de ‎gauche, au maintien de son rejeton. Comment expliquer un tel aveuglement, un tel défi au ‎bon sens ?‎

L’ombre du Prophète ne s’était pas complètement retirée de la terre, les échos de sa voie ‎résonnaient toujours entre les collines de Médine, son souvenir était encore frais dans les ‎esprits quand l’islam connut la déviation fatidique dont nous ressentons jusqu’à aujourd’hui ‎les répliques épisodiques avec Moawiya qui l’engagea dans une déviation du genre de celles ‎que vivent aujourd’hui l’Algérie, la Tunisie et bon nombre de pays musulmans, c’est-à-dire ‎des pays où un homme pèse à lui seul plus que toute la communauté, où les lubies d’un ‎homme contrebalancent l’intérêt de la nation.

Dans le cas de Moawiya et de l’Algérie, les artifices utilisés sont identiques : la ruse, la ‎fraude, la corruption et la répression. Mais que dire de la Tunisie où la fraude n’existe pas, ‎où le commandement militaire n’est la garde prétorienne de personne, et où existe ‎réellement une société civile ? N’y avait-il dans ce pays que Caïd Essebsi et son fils pour ‎assurer la transition d’une ère de despotisme à une ère démocratique ? N’est-ce pas pour ‎cette raison que sont tombés Moubarak, Kadhafi, Saleh et qu’il ne restera bientôt rien de la ‎Syrie ?‎

Une énigme se cache derrière l’attitude apparemment normale des « démocrates » et des ‎‎« progressistes » musulmans qu’on prend pour tels jusqu’à ce qu’ils apparaissent sous des ‎aspects inattendus, surprenants et démentant leurs apparences et leur discours public. ‎

Le despote et le gourou se dissimulent derrière les atours les plus rassurants. Il est difficile ‎de justifier la présence de Bouteflika et de Caïd Essabsi à la tête de pays aussi jeunes, ‎consacrant une double anomalie : NI VIEILLESSE NE SAIT, NI JEUNESSE NE PEUT.‎

C’est à tort qu’on croit qu’à l’âge de l’engagement intellectuel et politique on s’affranchit de ‎toute influence héritée pour s’affirmer maître de ses idées. Ce ne sont que vaines illusions : ‎‎« Les idées, nous ne les portons pas, nous les sommes » a écrit très justement Ortega Y ‎Gasset dans « Idées et croyances ». L’élection de Caïd Essebsi rappelle celle d’un autre ‎Mathusalem au lendemain d’une autre révolution, l’imam Khomeiny en Iran. Là au moins la ‎logique était sauve.‎

Les musulmans « sociologiques » se croient immuns des tares reprochées aux partisans des ‎régimes théocratiques, mais ne rechignent pas au port de la « burda » califale. C’est ce ‎qu’on vient de découvrir avec l’expérience tunisienne. ‎

Où faut-il chercher, fouiller, creuser pour trouver les réponses aux questions sur l’origine ‎des aberrations sans cesse constatées et renouvelées dans le monde arabo-musulman ? On ‎ne sait pas ce qui se trame dans le double-fond de sa psychologie, on ignore le contenu de ‎ses gènes, mais la science (l’épigénétique) a tout récemment confirmé ce qu’on pressentait ‎depuis longtemps, à savoir que les idées ambiantes s’insinuent et s’imbriquent avec ‎l’information génétique, l’acquis se transformant en inné. ‎

Les musulmans sont à l’envers. Il faut les remettre à l’endroit, comme il faut remettre à ‎l’endroit le Coran car rien ne convaincra jamais un esprit droit que Dieu l’a révélé dans un ‎ordre puis, à la fin, chargé l’ange Gabriel de demander au Prophète de le modifier de fond ‎en comble, de telle sorte que la première sourate où il est dit « Lis au nom de Dieu… » se ‎retrouve à la 96e position, et l’avant-dernière où il est dit « Aujourd’hui j’ai parachevé votre ‎religion… » à la 9e
. ‎
Seules trois sourates sur 114 sont restées à leur place dans l’ordre chronologique et l’ordre ‎actuel. Ce faisant, ce n’est pas seulement l’ordre, mais le sens du Coran qui s’en est trouvé ‎changé.‎

Conséquences : l’islam est bel et bien bloqué dans tous les domaines (intellectuel, ‎économique, politique et international) et les musulmans s’autodétruisent sous les yeux d’un ‎monde en paix.‎

En la matière, rappellerai-je toujours, notre pays a été précurseur et a perdu 200.000 de ses ‎enfants dans l’affaire il n’y a pas longtemps, tous morts dûment sunnites et malékites et ‎enterrés dans de mêmes cimetières. Les musulmans chiites et sunnites s’entre-tuent à une ‎plus grande échelle que par le passé, car les armes modernes à leur disposition sont plus ‎destructrices que le sabre et les flèches de jadis.‎

N’ayons pas honte des mots : pourrir veut dire, au sens propre « subir une putréfaction sous ‎l’action des bactéries », et au sens figuré « se dégrader progressivement ». Il s’agit donc ‎d’un processus dégénératif et de sa désignation par un terme médical. ‎
Le pourrissement visé ici est l’état maladif d’un corps social, comme le monde musulman, ‎conséquent à l’action prolongée d’idées mortes, dévitalisées, sans prise sur le réel et sans ‎résonance avec le monde contemporain.

Il ne s’agit pas des idées extrémistes mises sur le compte du fanatisme ou rangées sans ‎hésitation sous l’étendard noir de l’islamisme type Daesh, mais aussi et surtout des « idées ‎mortes » qu’on continue d’enseigner dans de prestigieuses institutions comme al-Azhar. Les ‎premières, malignes, sont les filles légitimes des secondes, bénignes ; les unes sont ‎séropositives, les autres séronégatives. ‎

N’ayons pas peur des mots : il faut vaincre la répulsion d’y toucher, il faut se résoudre à se ‎réformer si on ne veut pas pourrir sous l’influence corrosive des idées mortes et des réflexes ‎conditionnés formés il y a des siècles. C’est depuis Pasteur que les idées ont été comparées ‎aux microbes.

Vaincre pour ne pas pourrir, c’est remporter la bataille de la réforme intellectuelle et ‎politique, c’est relever le défi de notre harmonisation avec les fins du monde, de l’humanité ‎et de l’Histoire.

C’est d’ailleurs le sens originel du terme « djihad » : vaincre sa propre inertie, le poids des ‎traditions, le joug du « ilm» inutile conte lequel avertissait le Prophète, la peur et la ‎culpabilité utilisés comme principaux arguments et instruments pédagogiques des ulémas et ‎des da’iyas.

Ce que je tente de faire à travers ma démarche c’est, en un moment de crispation sans ‎pareille dans l’histoire du monde musulman, analyser des faits concrets, des ‎comportements audibles et visibles, chercher les idées-sources qui les inspirent et alerter ‎sur la cause de tout cela, une conception de l’islam qui s’est traduite par une façon d’être ‎musulman divergeant avec les orientations prises par le reste de l’humanité. ‎

S’attaquer aux islamistes n’est pas s’attaque aux musulmans, sauf que les islamistes sont ‎une minorité qui peut devenir une majorité sous l’influence des idées et enseignements ‎inspirés de ce que j’appelle « al-ilm al-kadim » dans son ensemble, un savoir religieux et un ‎‎« fikh » bâtis sur une interprétation du Coran devenue nuisible à l’intérêt des musulmans.

Je ne sous-entends pas que l’islam coranique est dépassé, mais affirme en toute clarté que ‎la composante humaine de l’islam, l’ajout humain au donné divin est, lui, dépassé au point ‎de devenir opposé à l’esprit du Coran et à la conduite du Prophète quand on la dépouille ‎des rajouts et inventions qui l’ont parfois déformée.

J’essaie de démontrer, en me référant aux réalités passées et présentes, que le décodage ‎qui en a été fait par le « salaf » n’est plus valable et qu’il s’est finalement retourné contre ‎l’islam lui-même faute d’avoir été rénové à temps, au moins une fois par siècle comme ‎l’avait espéré le Prophète.

Ce décryptage, fait une seule fois et pour de bon avec les moyens, le niveau des ‎connaissances et dans les circonstances de l’époque (entre le IXe et le XVe siècle), a atteint ‎ses limites au temps de la mondialisation et ne peut pas ouvrir la voie du troisième ‎millénaire aux musulmans.

Je ne dis pas qu’il faut revenir aux Mûtazila, mais de faire aujourd’hui beaucoup plus que les ‎mûtazila car le savoir de notre époque est des milliers de fois plus important et proche de la ‎vérité physique, scientifique et métaphysique que celui de leur temps dans tous les ‎domaines, y compris le domaine religieux stricto sensu.‎

La plus grande erreur du « salaf » (les prédécesseurs) a été d’élever leurs témoignages, leur ‎vécu et leur compréhension de l’islam, de Dieu, de l’univers et de la raison d’être de la ‎religion et de l’homme au rang de « second wahy », de prolongation de la Révélation alors ‎que celle-ci a été close plusieurs mois avant le décès du Prophète. Que cela ait été fait de ‎bonne ou de mauvaise foi n’importe plus, il s’agit de réparer les dégâts et d’en prévenir de ‎plus grands, qui seront peut-être fatals.‎

Par où commencer ? Par la réforme de l’islam ou par les réformes politiques ? ‎
Il est vain de vouloir réformer la politique avec la psychologie actuelle du musulman, il faut ‎d’abord changer cette psychologie. Or celle-ci a été façonnée par la religion, par la vision ‎inversée de l’islam à son point de départ.

Doit-on commencer par le point de départ ou par le point d’arrivée ?

Les musulmans, dont le nombre vient d’être estimé à 1,3 milliards d’individus, ne mourront ‎pas tous d’un seul coup, mais ils peuvent tous pourrir progressivement sous l’effet de leurs ‎guerres civiles, de la misère économique, de l’ignorance et de la maladie. ‎

S’ILS NE SE REFORMENT PAS, LES AUTRES PAYS SE FERMERONT A EUX ET ILS SERONT ‎EXPULSES DE CEUX OU ILS SE SONT ETABLIS.

La solution au problème de l’islam et des musulmans ne viendra pas des anciens ou des ‎actuels ulémas, mais d’une réflexion née en-dehors des institutions traditionnelles et des ‎livres où est enseigné le « ilm al-kadim ». Elle viendra d’un ijtihad indépendant, nouveau par ‎ses méthodes et les connaissances qu’il mettra en œuvre et qui procèdera d’une volonté de ‎servir l’islam coranique même au détriment de l’islam tel que compris par l’ancien savoir ‎religieux.

Ce travail n’a pas encore été fait, des efforts se font jour ici et là, y compris dans notre pays, ‎au titre de la nécessaire réforme à mener, une réforme qui sera aussi douloureuse que tout ‎accouchement et sans laquelle, si elle n’est pas réalisée dans les toutes prochaines années ‎par les Etats et non des individualités, l’islam connaîtra le sort de la mythologie grecque.‎

‎(« Le Soir d’Algérie » du 25 janvier 2016)‎

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