QUESTIONS AUX ALGERIENS

by admin

Yennayer m’a plongé cette année dans des méditations que j’aimerais partager sans façons ‎avec les lecteurs. ‎

Ça fait tout bizarre de s’entendre dire qu’on est en l’an 2966, car très rares sont les ‎civilisations dont le calendrier en vigueur dépasse le calendrier berbère. A regarder de près ‎le chiffre, on croirait à un film de science-fiction. C’est comme si nous étions en avance d’un ‎millénaire sur le monde moderne. ‎

Comment avons-nous fait pour nous mettre en tête de la marche d’Homo sapiens, démarrer ‎dans l’Histoire avant les autres et les distancer d’un millénaire ? Nous serions-nous redressés ‎avant Homo erectus ? J’ai demandé autour de moi, personne ne se souvient l’avoir jamais lu ‎quelque part.

J’ai compulsé de vieilles encyclopédies, cherché sur internet, sans trouver la moindre ‎allusion à une échappée des Amazighs à une époque ou une autre de l’évolution biologique, ‎anthropologique ou technologique.

Ils n’ont ni migré comme ils le font aujourd’hui, ni conquis d’autres territoires, ni changé le ‎cours de l’Histoire à aucun moment. La théorie de l’espace-courbe et de la possibilité ‎d’emprunter les trous de ver pour comprimer le temps n’était pas connue avant le XXe siècle ‎et Einstein non plus.‎

Mais qu’avons-nous fait de cette belle avance chronologique sur les autres civilisations ? Car ‎quand on efface de notre géographie, par l’esprit, les vestiges de la présence française, ‎ottomane, arabe et romaine, il ne reste pratiquement rien sinon l’œuvre généreuse de la ‎nature. On n’a rien bâti, rien élevé, rien découvert sur le plan scientifique, rien inventé en ‎matière de techniques.‎

L’inventaire de nos biens ancestraux entre savoir-faire, outils, vêtements et plats de cuisine ‎issus de notre génie ne remplirait pas plus de quelques pages d’un cahier scolaire. Nous ‎savons que nous sommes arrivés pieds-nus au XXe siècle, et que le désir le plus cher d’une ‎bonne partie de notre peuple est de retourner en claquettes non pas à une date quelconque ‎de l’ère chrétienne, ni à l’an 1437 du calendrier lunaire musulman, mais à l’époque d’Abou ‎Hurayra et peut-être même à avant l’Hégire.

En 2966 du calendrier universel, c’est-à-dire dans 950 ans, l’humanité aura très ‎certainement colonisé plusieurs planètes, l’être humain ne ressemblera plus à celui que ‎nous sommes, et il est impossible de prédire ce que seront le système solaire, la galaxie et ‎l’univers.

Tous les progrès technologiques à la base de la vie actuelle n’existaient pas il y a une ‎cinquantaine d’années, et s’ils devaient disparaitre l’humanité sombrerait immédiatement ‎dans le chaos. Rappelons-nous où elle en était en l’an 1066. ‎
Non, c’est trop pour nous d’être tellement en avance ; on ne retrouvera pas notre chemin ‎même avec les pierres du Petit Poucet si on voulait rebrousser chemin pour rejoindre les ‎‎« retardataires ». Je suis personnellement très gêné car on n’a pas le profil de précurseurs, ‎de pionniers, d’explorateurs. On devrait remettre nos pieds sur terre, rester dans la meute, ‎ça flanque la frousse d’être si en pointe, ça paraît extra-terrestre tout ça…

Il n’y aurait pas là-dedans un tour de Djouha ?

Notre passé pèse sur notre présent comme un péché sur la conscience. Notre ‎ancienneté sur-souligne notre insignifiance dans l’histoire, étant donné que nous ‎n’avons rien fait de significatif pour nous-mêmes ou pour l’humanité dans cet intervalle. ‎Trois millénaires pour rien ! Notre histoire semble concentrée dans les derniers trois-‎quarts de siècle, remonter au 08 mai 1945 et devoir s’achever avec la fin du pétrole. ‎Jusque-là, elle était une queue de comète faite de souvenirs de nos démêlés avec un ‎occupant ou un autre.

Depuis le congrès de la Soummam (1956), on la connaît un peu mieux : elle est celle de nos ‎démêlés avec nous-mêmes. Après les écœurantes révélations sur les coulisses de la ‎révolution qui filtraient de temps à autre depuis l’indépendance, voilà que le voile ‎commence à se lever sur la période allant de 1988 à 1992 et bientôt au-delà probablement.

De savoir par qui et comment nous sommes dirigés donne une idée des causes de notre ‎non-historicité, de la légèreté de notre passé et de la fragilité de notre présent. Le ‎navire « Algérie » a été arraisonné par des pirates qui en ont pris les commandes et qui ‎sont plus près de le couler que de le rendre à ses propriétaires.

C’est heureux que ces hommes s’expriment enfin sur leurs rôles respectifs dans les crises ‎dramatiques connues par le pays. Selon Betchine, Zéroual n’a pas démissionné mais a été ‎forcé de quitter son poste. Il doit continuer sur sa lancée, ça m’intéresse, moi dont le nom a ‎été associé depuis près de vingt ans au départ du président Zéroual. ‎
J’ai beau répéter que je n’y étais pour rien, que les raisons de son départ devaient être ‎cherchées « entre eux », une certaine presse et quelques hobereaux jouant aux « bien ‎informés » ont persisté à soutenir mordicus que j’y ai joué un rôle. Ça s’est vu dans l’histoire ‎de l’Algérie qu’un ministre et encore moins un président démissionne parce que critiqué ‎dans la presse ? La plume est capable de faire tomber quelqu’un en Algérie ?‎

Ça semble long 54 ans, mais un des hommes qui ont joué un rôle dans les coulisses de la ‎guerre d’Algérie est aujourd’hui encore à la tête du pays. Highlander ! L’Algérie et lui sont ‎aujourd’hui dans le même état : lui sur un fauteuil roulant, elle sur une table de ‎réanimation.

Sous son règne, la Constitution est devenue une loi faite par un homme au nom du peuple ‎pour se prémunir contre les contestations de ce même peuple. Au terme des retouches à ‎laquelle elle va être soumise, la politique, le vote populaire, la majorité parlementaire ne ‎serviront plus à rien.

Le temps n’a pas suspendu son vol pour Lamartine, pour l’Algérie si, depuis 2966 ans. ‎Qu’est-ce que ça change pour nous d’être en l’an 1 de l’histoire humaine ou en 3966 ? A ‎lui seul Boutef a bouffé notre histoire moderne. Peut-être qu’après lui on n’aura plus ‎d’histoire du tout parce qu’on sera ensevelis sous les histoires qu’il nous aura léguées.‎

J’ai posé il y a peu une question qui a fait fureur : « Et si toute l’Algérie avait été la ‎Kabylie ? » Grisé par le succès, j’aimerais en rajouter : « Et si tous les Algériens avaient été ‎des Kabyles ? » Un premier avantage serait qu’il n’y aurait plus de raisons de demander ‎l’indépendance de la Kabylie. Un deuxième, c’est que nous deviendrions unanimes à vouloir ‎nous défaire du pouvoir qui a poussé bon nombre de Ferhat Mhenni à se jeter dans le ‎séparatisme.‎

‎ L’Algérie gardera-t-elle son nom dans ce cas, ou le troquera-t-elle contre celui de la ‎Kabylie ?‎

La langue amazighe est parlée en Kabylie, dans les Aurès, à Cherchell, à Ghardaïa, dans le ‎Hoggar, mais pas ailleurs. Ces îlots où une même langue maternelle est parlée ne sont ‎curieusement pas frontaliers, des centaines de kilomètres, voire des milliers les séparent, et ‎pourtant tamazight y est parlée depuis toujours à quelques variantes près. Comment ‎expliquer que la dispersion géographique n’ait pas empêché l’unité linguistique ?

Par contre Jijel, Sétif, Bordj Bou Arreridj et Alger sont frontaliers avec la Kabylie mais on n’y ‎parle pas kabyle ou extrêmement peu. Pourquoi ?‎

Que parlaient les autres régions du Centre, du Sud, de l’Est et de l’Ouest du pays avant ‎l’introduction de la langue arabe à partir du VIIIe siècle et de la « dardja » en laquelle elles ‎l’ont transformée par la suite ? Le latin ? Des langues vernaculaires disparues ? Ne ‎parlaient-ils pas du tout, ce qui expliquerait le fait étrange que beaucoup d’entre nous ‎s’expriment avec des onomatopées, des gestes ou carrément le visage dont on arrive à ‎soumettre les traits à des contorsions qui permettent de communiquer ce qu’on veut : ‎moues, grimaces, œillades, jeu de paupières, plissements du front, joues malléables, lèvres ‎élastiques…Autre hypothèse : les régions non-berbérophones n’étaient-elles pas tout ‎simplement inhabitées ? ‎

On avait une seule langue officielle et une autre officieuse, le français ; nous voilà avec deux ‎langues officielles. Qu’est-ce qui va changer ?‎

Quelle religion suivaient nos ancêtres avant l’islam ? Etions-nous, en l’absence de traces ‎de l’hindouisme, du brahmanisme et du bouddhisme dans nos contrées, juifs, chrétiens, ‎païens ou, comme on dit dans notre parler courant, « bla din wala mella » ?

Ali al-Hammamy a brossé dans son roman « Idris » un portrait spectral de nos ancêtres ‎avant leur intégration à l’islam : « Le Berbère était demeuré tel que la nature l’avait ‎façonné au seuil de la formation des premières collectivités humaines. Il vivait dans la vie de ‎la tribu. Individualiste malgré sa soumission aux lois du clan, anarchiste par caractère aussi ‎bien que par tempérament, épris de liberté jusqu’à préférer les risques de la vie primitive à ‎l’abondance et à la sécurité des sociétés organisée, le Berbère, jusqu’à l’apparition de ‎l’islam, vivait sans ordre et sans hiérarchie. Ceci bien entendu dans l’ensemble. Païen, il n’a ‎jamais sérieusement cru à quelque chose, ni craint quelqu’un. Vaguement naturiste, ‎spectateur indifférent des phénomènes qui l’entourent, impulsif et méfiant, sa vie religieuse ‎n’a jamais pu se matérialiser dans un système tant soit peu ordonné. S’il a sacrifié aux idoles ‎ou adoré les formes de la nature, sa conviction n’a pas été de quelque force pour que ‎l’archéologie ait pu nous restituer des preuves sensibles de sa dévotion … » ‎

Nous avons longtemps cru être des Arabes et une partie intégrante du monde arabe, comme ‎continuent de l’affirmer le discours et des documents officiels. Depuis quelques décennies, ‎nous nous réveillons à notre amazighité et rêvons de la couronner par l’édification de ‎Tamazgha, union des pays d’Afrique du Nord boostés par le recouvrement de leur identité ‎historique, souveraine, solidaire et capable de réussir là où a échoué l’Union du Maghreb ‎Arabe (UMA). Comme ont fait les pays de la péninsule arabique avec le Conseil de ‎Coopération du Golfe. Car le monde arabe, jadis colonisé ou placé sous mandat, est entré ‎dans un nouveau cycle, celui de son autodestruction. ‎
C’est concevable avec ou sans le problème du Sahara occidental ?‎

Administrativement et juridiquement nous sommes un seul peuple, mais mentalement ‎et culturellement nous sommes plusieurs peuples, parfois étrangers les uns aux autres.

‎« Les peuples ne sont pas des unités linguistiques, politiques ou zoologiques, mais des unités ‎psychiques. Le peuple est une unité de l’âme. Tous les grands événements de l’Histoire n’ont ‎pas été proprement l’œuvre des peuples, mais ils ont d’abord produit ces peuples. Ni l’unité ‎de la langue, ni celle de la descendance physique ne sont décisives. Ce qui distingue un ‎peuple d’une population, c’est toujours l’avènement intérieur du NOUS. Plus ce sentiment est ‎profond, plus vigoureuse est la force vitale de l’association ». ‎

Cette définition due au philosophe allemand Oswald Spengler est l’une des meilleurs et ‎des plus justes qui aient été données de la notion de peuple.

Elle propose à notre réflexion une perspective nouvelle qui recoupe la réalité des grandes ‎nations du monde où le désir de vivre ensemble et le réaliser-ensemble sont effectivement ‎les plus forts ciments de l’union. Mais ne va-t-elle pas à contre-sens de nos nouvelles ‎convictions ? ‎
La question est posée.‎

‎(« Le Soir d’Algérie » du 16 janvier 2016)‎

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