Home LA PENSEE DE MALEK BENNABI PENSEE DE MALEK BENNABI ‎:L’EXIL ET LA RÉVOLUTION (1956-1963)‎

PENSEE DE MALEK BENNABI ‎:L’EXIL ET LA RÉVOLUTION (1956-1963)‎

by admin

C’est en découvrant les évènements qui ont jalonné la vie de Malek Bennabi qu’on arrive à ‎saisir l’unité et la continuité de sa pensée, dater ses idées et comprendre la relation entre les ‎positions qu’il a prises et les faits de l’histoire.

Le point de départ de sa réflexion sur la civilisation remonte à son adolescence. Elle prend ‎forme durant son séjour en France où son mariage, ses études, ses lectures et ses ‎fréquentations lui révèlent la civilisation dans laquelle il s’est trouvé immergé. Sa vie et sa ‎pensée s’emmêlent pour donner son profil définitif à l’homme.

Il s’ensuit une riche moisson de 1947 à 1956, période pendant laquelle il construit le socle de sa ‎pensée sur la base d’une trilogie formée par « Les conditions de la renaissance », « Vocation de ‎l’islam » et « L’Afro-Asiatisme ».

En Egypte, il va le consolider par une autre trilogie constituée de « La lutte idéologique dans les ‎pays colonisés », « Le problème de la culture » et « Naissance d’une société ».

On aurait pu y ‎inclure « Le problème des idées dans la société musulmane » commencé au Caire en décembre ‎‎1959, interrompu après le cinquième chapitre, repris en 1970 et publié en 1971 au Caire. La ‎version française paraîtra en 1990 à l’initiative et avec une préface de Nour-Eddine Boukrouh.

Bennabi est maintenant un homme qui vient de franchir la cinquantaine. Il est au sommet de la ‎lucidité et de la maitrise de sa pensée. Il se veut moins un intellectuel passionné d’idées qu’un ‎militant de la civilisation à la recherche de moyens d’action pour la réaliser comme s’il ‎s’agissait d’une cause personnelle. Il y a du Céline en lui.

Parlant de lui à la troisième personne, comme cela lui arrive parfois, il écrit dans un texte ‎inédit : « C’est à grands coups de fourche qu’il remue la vieille litière où le monde musulman a ‎passé la nuit de sa décadence. Ce nettoyage des « Ecuries d’Augias » ne manquera pas de ‎choquer les goûts délicats qui, de peur de renifler une mauvaise odeur, préfèreraient, tout ‎compte fait, le statut quo que l’auteur appellerait l’état post-almmohadien ».

Deux expériences complètement nouvelles l’attendent en Egypte : la Révolution algérienne et la ‎plongée au cœur de l’Orient. Son départ pour le Caire constituera en outre un tournant ‎important dans sa vie privée.

Il va en effet se séparer de sa femme Paulette-Khadidja, malade ‎et quasiment impotente, qui a passé à ses côtés vingt-cinq ans pendant lesquels elle lui a été ‎d’un secours illimité sur tous les plans : affectif, moral, intellectuel et matériel. ‎

Au siège de la « Délégation extérieure du FLN » au Caire, Ben Bella et Khider lui font bon ‎accueil tandis que le Dr Lamine Debaghine le boude. Les deux premiers se trouvent au Caire ‎depuis 1952 où ils formaient avec Aït Ahmed et Chadli Mekky la Délégation extérieure du PPA-‎MTLD alors que Lamine Debaghine, ancien numéro deux du PPA-MTLD, vient d’être désigné par ‎Abane Ramdane à la tête de cette structure.

On lui offre de travailler dans la rédaction de la « Voix des Arabes », ce qu’il accepte, mais la ‎collaboration ne dure que quelques semaines. Ses relations avec les membres de la ‎‎« Délégation » vont évoluer en dents de scie. Elles seront bonnes avec les uns et mauvaises avec ‎ceux qui entendent qu’il agisse sous leur contrôle tandis que lui se conçoit comme parfaitement ‎libre de s’exprimer en qualité d’intellectuel qui n’a rien à prouver.

Il ne tardera pas, dans une lettre à son ami Salah Ben Saï, de se plaindre de « la volonté sourde ‎et tenace qui m’a systématiquement écarté de tout ce qui touche à la Révolution, comme si ‎cette volonté omniprésente avait voulu mettre une séparation étanche entre les idées pour ‎lesquelles j’ai lutté et la conscience algérienne ».‎

Le 4 juillet 1956 il rencontre en tête-à-tête Ben Bella et lui réitère son désir de servir ‎concrètement la Révolution. Ne recevant aucun écho à sa demande, il adresse le 14 août à ‎‎« Messieurs de la délégation du FLN » un courrier où il déclare :

« J’ai été appelé au Caire il y a ‎plus de trois mois par une double mission. La première concernait un livre dont le titre, ‎‎« L’Afro-asiatisme », vous dira la nature du sujet traité et ses incidences sur le problème ‎algérien dans ses rapports avec les relations internationales. Cette première mission, je l’ai ‎accomplie dans la mesure où elle dépendait de moi. Pour le reste, la publication du livre ‎dépend de circonstances indépendantes de ma volonté. Quant à ma seconde mission, c’est celle ‎dont je voulais vous entretenir ici : elle concerne l’intellectuel qui a marqué sa position depuis ‎longtemps dans la lutte anticolonialiste et qui croit devoir aujourd’hui s’engager plus ‎expressément dans la lutte armée du peuple algérien… » ‎
Il indique qu’il souhaite servir comme infirmier dans la zone des Nememchas et en précise les ‎raisons : « Ma présence au maquis me permettra de m’imprégner de l’atmosphère particulière ‎d’une zone de combat où je puisse m’inspirer en vue d’entreprendre une « Histoire de la ‎Révolution algérienne». ‎

Voyant que les responsables du FLN au Caire cherchent à se passer de ses services et qu’ils se ‎désintéressent du sort de son livre, il rédige le 10 septembre 1956 une adresse « Au peuple ‎algérien » qui commence ainsi :

« Je ne sais pas où je serai quand cet écrit parviendra à la ‎connaissance du pays… Je viens d’achever un travail sous le titre « L’Afro-asiatisme » qui est ‎susceptible d’avoir une influence effective sur l’orientation de cette Révolution hors de l’orbite ‎occidentale où des forces mystérieuses dont je commence à mesurer la puissance veulent la ‎maintenir ou la ramener… » ‎

Il confie en parallèle à ses Carnets (journal intime) : « Dès que l’existence de « L’Afro-‎asiatisme » fut connue, je me suis senti environné de danger. Comme je le notais à la date du ‎‎22 juin 1956 dans mon carnet-journal, je me suis senti comme un grain de poussière engagé ‎entre des forces formidables… » ‎
En plusieurs endroits de ses écrits publics et inédits Bennabi dont l’idée la plus sûre qu’il a de ‎lui-même est qu’il est sur la terre pour jouer le rôle du « témoin », utilise l’image du grain de ‎poussière ou de l’atome pour faire ressortir l’énormité du déséquilibre des forces entre lui et ‎les évènements dans lesquels il est engagé, comme dans cet article où il écrit : « Le témoin… un ‎atome peut-être mais un atome nécessaire pour que la roue de l’histoire humaine poursuive ‎son mouvement. Toute existence, tout évènement sont des parcelles, des atomes du destin du ‎monde. ‎ ‎»‎

Dans les milieux estudiantins et universitaires arabes le nom de Bennabi est maintenant ‎largement connu. La publication en leur temps du « Phénomène coranique », des « Conditions ‎de la renaissance » et de « Vocation de l’islam » avait suscité des débats en Algérie et en France ‎dont les échos étaient parvenus au Liban, en Egypte, en Syrie, au Maroc, etc.

Il travaille à la ‎traduction en arabe de ses livres avec le libanais Omar Meskawi et les Egyptiens Abdessabour ‎Chahine et Mahmoud Chaker. « Les conditions de la renaissance » sort en 1957 avec une ‎nouvelle introduction et un chapitre supplémentaire, « Le phénomène coranique » en ‎septembre 1958 avec une introduction de Bennabi et une autre de Mahmoud Chaker, et ‎‎« Vocation de l’islam » en 1959.‎

Durant la période égyptienne Bennabi va publier en tout une brochure et six nouveaux livres. ‎Socialement il vit très modestement, partageant pendant près de deux ans un appartement ‎avec des étudiants. Ses ressources proviennent d’un maigre pécule qu’il reçoit du FLN.

Il se tient ‎à l’écart des tiraillements de la direction de la Révolution entre l’intérieur et l’extérieur, les ‎‎« politiques » et les « militaires ». Les figures et les courants politiques qu’il a connus et ‎critiqués en Algérie se sont transposés au Caire et, avec eux, les préjugés à son égard. De son ‎côté, il ne les épargne pas, les traitant de « zaïmaillons », de « sinistre bande » et même de ‎‎« gang ».‎

Depuis son arrivée au Caire Bennabi s’est vite senti suivi, surveillé, cerné. Il note dans ses ‎Carnets : « C’est ce qui m’a suggéré d’ailleurs de dédier mon livre (« L’Afro-asiatisme ») à ‎Nasser pour le placer sous sa haute protection morale avec la personne de son auteur ». Il se ‎sent de nouveau pris au piège entre le « colonialisme scientifique » et la « colonisabilité ‎inculte ».

En plus de ses épreuves morales dues à l’incompréhension qui l’entoure, à la difficulté ‎de publier et à sa non-implication dans la direction de la Révolution algérienne, il culpabilise ‎vis-à-vis de son père resté à Tébessa et de ses sœurs réfugiées en Tunisie qui vivent dans un ‎dénuement complet, comme il se fait un sang d’encre pour sa femme malade et seule au Luat-‎Clairet (Normandie).‎

Il leur envoie de l’argent chaque fois qu’il peut, lui-même étant fort démuni. Tous réclament ‎son aide, mais lui est impuissant à secourir autant de peines à la fois. Il en veut au ‎gouvernement égyptien d’avoir empêché le rayonnement de « l’Afro-asiatisme » et aux ‎responsables algériens au Caire de l’ignorer systématiquement.

En janvier 1957, il demande à Lamine Debaghine de l’aider à amener sa femme au Caire. Celui-‎ci se dérobe. En mars, il écrit au même pour lui exprimer son souhait d’entreprendre une ‎tournée dans les pays afro-asiatiques pour expliquer le contenu de son livre. Refus.

Devant tant ‎d’obstruction, il laisse libre cours à sa colère dans une lettre qu’il lui adresse le 13 mars 1957 où ‎il parle de lui et de ses collègues de la « Délégation » comme de « messieurs qui préféraient ‎servir la Révolution bien douillettement naguère à l’Assemblée algérienne ou au Parlement ‎français, et aujourd’hui dans de confortables hôtels ».‎

L’ONU a fixé la date du 30 janvier 1957 pour débattre de la question algérienne. La conférence ‎de Bandoeng a été la première enceinte internationale où a été reconnu le droit à ‎l’autodétermination du peuple algérien. Le deuxième acte sur la voie de l’internationalisation ‎du problème algérien a été le vote de la X° session de l’Assemblée générale de l’ONU le 30 ‎septembre 1955 par lequel le problème était sorti pour la première fois du strict cadre français.

En Algérie, le FLN décide d’apporter au monde la démonstration de l’engagement du peuple ‎algérien derrière lui. Le CCE (Comité de Coordination et d’Exécution, instance dirigeante du FLN ‎mise en place par le Congrès de la Soummam) appelle à une grève de huit jours. La répression ‎s’abat sur l’Algérie mais l’objectif est atteint.

Le leader qui en a eu l’idée, Larbi Ben M’hidi, est ‎arrêté puis assassiné. Le 08 avril 1957, Larbi Tebessi est enlevé à Alger par une organisation ‎terroriste, la « Main rouge », émanation des services spéciaux français qui l’assassine et fait ‎disparaître son corps. Dans la presse coloniale le crime est imputé au FLN qui l’aurait exécuté ‎pour « trahison ».

Bennabi réagit dans une mise au point datée du 10 avril à cette version et la dément tout en ‎s’étonnant de l’absence de réaction de la part de la direction officielle de la Révolution.

Le 24 ‎avril 1957 il adresse une lettre « A l’armée de libération » dans laquelle il réitère son souhait ‎d’être l’historien de la Révolution. Il se plaint de ce que la « Délégation extérieure du FLN » ‎n’utilise pas ses services et rappelle son passé de militant anticolonialiste et les déboires qui en ‎ont découlé pour lui et sa famille.‎

A Alger, une lutte implacable est engagée depuis plusieurs mois entre les réseaux urbains de ‎Yacef Saâdi et les corps d’élite de l’armée française. C’est la fameuse « Bataille d’Alger ». ‎

Comme tout Algérien, Bennabi est remué au plus profond de lui-même. En juin, il publie en ‎arabe, français et allemand « SOS Algérie », une brochure dans laquelle il dénonce la pratique ‎de la torture et le massacre des Algériens, évoquant le chiffre d’un demi-million de morts. Il ‎interpelle l’ONU sur ses responsabilités face au drame algérien et demande l’envoi d’une ‎commission d’enquête internationale pour mettre fin à la politique génocidaire menée par ‎l’armée française. Il appelle aussi à des manifestations à travers le monde.

On lit dans cette brochure : « Devant cette tragédie morale et humaine le monde civilisé ne doit ‎pas se taire et la voix de Bandoeng ne doit pas demeurer muette. Il faut une explosion d’horreur ‎dans les consciences, une marche symbolique de l’indignation humaine : une marche d’enfants, ‎de femmes, d’hommes de bonne volonté pour obliger les détenteurs du pouvoir en ce monde à ‎faire leur devoir… L’humanité doit, par une décision historique, se désigner elle-même la ‎gardienne des lois qui garantissent le respect de la personne humaine… » ‎

La « Délégation extérieure du FLN » interdit la diffusion de cette brochure par ses services au ‎motif que ce n’est pas un document « officiel ». Excédé, Bennabi termine une lettre à ‎Debaghine datée de juillet 1957 sur ces mots : « Ce sont les mêmes influences qui ont éliminé ‎Ben Boulaïd, Zighoud et cheikh Larbi Tebessi qui ont agi à mon égard pour me tenir à l’écart de ‎la Révolution : n’ayant pu me supprimer, on a réussi à me neutraliser. »‎

En décembre 1957 se tient au Caire la deuxième Conférence afro-asiatique. Bennabi pense en ‎toute logique que les responsables du FLN au Caire vont l’y déléguer compte tenu de ses ‎compétences en la matière, mais il ne tarde pas à déchanter. ‎

Le 12 janvier 1958 il leur écrit une lettre vengeresse pour leur apprendre qu’il a participé ‎malgré eux aux travaux de la Conférence, non pas en qualité d’Algérien, ce qu’il déplore, mais ‎en tant qu’invité personnel du président de la session, Anouar Sadate :

« Ainsi donc, Messieurs ‎les délégués du FLN à l’extérieur, il vous a plu que l’auteur de « L’Afro-asiatisme » ne ‎représente l’Algérie à aucun débat. Vous n’avez même pas songé à prendre son avis ‎professionnel sur la rédaction de l’exposé que vous avez lu à l’Assemblée générale sur la ‎situation en Algérie… Vous avez fait tout ce qu’il était en votre pouvoir de faire pour tenir ‎l’auteur de « L’Afro-asiatisme » éloigné de la tribune des peuples afro-asiatiques… Je vous prie ‎de ne plus me verser désormais la subvention mensuelle que jusqu’ici vous avez bien voulu ‎m’assurer : je ne veux pas qu’elle devienne à vos yeux la preuve de ma complicité ou de ma ‎complaisance dans une situation qui me paraît anormale. »

Quelques jours après, Anouar Sadate lui envoie la copie d’un article destiné au magazine ‎soviétique « International Affairs » où il évalue les résultats de la conférence. Bennabi y est ‎copieusement cité à travers des extraits de « L’Afro-asiatisme », ce qui atteste combien Sadate ‎souscrivait à ses thèses.

Le quotidien « Al Ahram » du 8 février 1958 publie une dépêche annonçant la nomination de ‎Bennabi comme conseiller au Secrétariat du Congrès islamique. Présidée par Anouar Sadate, ‎cette institution regroupe les « alems » les plus en vue et des figures politiques égyptiennes de ‎premier plan : « Des moyens sans but et des hommes sans mission » note toutefois Bennabi ‎dans ses « Carnets ».

Debaghine, Benkhedda et Tewfik al-Madani sont les plus farouches partisans de sa mise à ‎l’écart des affaires de la Révolution. Il confie à ses Carnets : « Depuis deux ans, je suis comme ‎un avoir paralysé dans un compte gelé dans une banque. ».

Même le Dr Khaldi et Salah Ben Saï ‎ne lui ont pas écrit depuis un an. Le premier, qui avait pris part aux côtés d’Albert Camus et de ‎Ferhat Abbas au meeting pour la « trêve civile » au « Cercle du progrès » a quitté ‎clandestinement l’Algérie et s’est réfugié au Maroc où il est médecin-chef dans un hôpital du ‎FLN, et le second dirige une industrie dans le même pays où il met ses moyens à la disposition ‎de la Révolution.

Le 15 avril, Bennabi rédige une lettre ouverte aux chefs des deux superpuissances, Eisenhower ‎et Khrouchtchev. Nasser devant effectuer un voyage officiel à Moscou, Bennabi lui adresse le 15 ‎mai une lettre dans laquelle il lui demande d’intervenir auprès du Kremlin en vue d’un soutien à ‎la Révolution algérienne. Le 20, Sadate lui commande une étude comparative sur « L’islam, le ‎bouddhisme et le christianisme ».‎

Le 12 mai, la revue « Présence africaine », installée à Paris, lui demande l’autorisation de ‎publier des extraits de l’ « Afro-asiatisme » et de préparer un message à l’intention du congrès ‎des Ecrivains noirs qui doit se tenir en septembre à Rome. Le 12 juillet, « Rose el-Youssef » ‎publie une interview de lui.

Dans une nouvelle lettre à « Messieurs du FLN et de l’ALN au Maroc » datée du 18 juillet il ‎écrit : « Je tiens à dissiper une idée qui pourrait fausser votre jugement : je ne suis candidat à ‎aucune charge officielle dans le futur Etat algérien ».

Au congrès des Ecrivains afro-asiatiques qui s’ouvre à Tachkent (URSS) le 1er octobre, la ‎direction de la Révolution algérienne n’a pas jugé utile d’inclure Bennabi dans la délégation ‎formée de membres dont aucun n’est écrivain. Il en est écœuré.

Lorsque se tient en février ‎‎1959 au Caire le Congrès des jeunesses afro-asiatiques en présence de Nasser, il ne figure pas ‎plus parmi les invités.

Le 14 janvier 1959, Messali Hadj retrouve sa liberté. Bennabi commente en ces termes la ‎nouvelle : « Moment tragique pour le vieux « zaïm » qui voit les « zaïmillons » dont lui-même ‎est en partie l’auteur, le chasser du trône qu’il avait cru sien à jamais. »

Ben Khedda qui a vécu depuis 1955 toutes les étapes de la Révolution dans les sphères ‎dirigeantes donnera raison à Bennabi, mais trop tard, quand il écrira des décennies après ‎l’indépendance : « C’est l’ego, le « moi », source d’orgueil et d’autoritarisme qui l’a emporté, ‎cette maladie de nos « zouamas » qui les rend sourds à toute contestation et les fait glisser ‎insensiblement au « pharaonisme ». Lorsqu’à cela s’ajoutent la médiocrité et l’incompétence, il ‎faut s’attendre au pire.‎ ‎»

Mais avant d’écrire ces lignes (trente ans après) Benkhedda qui a ‎dirigé le GPRA n’a pas eu le moindre égard pour Bennabi qu’il a systématiquement ignoré au ‎Caire ‎ ‎.

Ce problème du « moi » est assurément l’un des symptômes de la crise du monde musulman. ‎Aux réunions du Congrès islamique Bennabi a souvent l’occasion de relever les ravages ‎provoqués par le « télescopage des moi ».

Il écrit dans une note du 1er avril 1959 : « Le monde musulman est la proie d’un débordement ‎inusité du « moi » et à chaque pas il y a une catastrophe. Quand les « moi » se rencontrent dans ‎nos réunions, leurs chocs pulvérisent les problèmes : il n’y a plus de problèmes, on ne s’occupe ‎que des considérations d’amour-propre ou d’intérêts personnels. C’est cela le monde musulman ‎de 1959 : monde malade incapable d’action car toute action suppose une idée directrice et un ‎moyen d’exécution. Mais l’idée et le moyen ont un rapport mutuel avec l’équation personnelle, ‎c’est-à-dire avec le moi ». ‎

Brahim Mazhoudi, Amara Bouglez, Al-Ouardi et Bouguessa et beaucoup d’autres figures de la ‎Révolution algérienne lui rendent souvent visite à domicile. Ils se plaignent de leurs collègues ‎du GPRA qu’ils accusent de créer chacun pour leur compte une zone d’influence à l’intérieur du ‎pays, plutôt que de s’employer à lutter contre le colonialisme.

A la fin du premier semestre de l’année 1959 Bennabi entame une tournée en Syrie et au Liban ‎où il va séjourner près d’un mois. Il est reçu comme un hôte d’honneur et donne plusieurs ‎conférences dans les deux pays.

C’est un mois de bonheur qu’il connaît. Avec la parution de ses ‎livres en arabe, son nom est maintenant célèbre dans tout l’Orient. On lui propose de s’établir ‎au Liban. Le Dr. Hassan Saâb, qui vient de traduire le texte d’« Islam et démocratie » insiste, ‎mais Bennabi ne peut s’y résoudre malgré le malaise qu’il éprouve en Egypte où ses relations ‎sont de plus en plus difficiles avec les chefs de file du courant marxiste au sein du ‎gouvernement égyptien dirigé par Ali Sabri qui nourrit une hostilité particulière envers lui.

En fait, il ne pouvait que difficilement s’accorder philosophiquement et politiquement avec le ‎régime nassérien qui prônait le nationalisme arabe alors que lui ne croyait qu’à l’unité ‎civilisationnelle du monde musulman dans une perspective d’unification plus large : le ‎mondialisme.

Cette différence de vue est d’ailleurs nettement affichée dans « L’Afro-siatisme » ‎et « Idée d’un Commonwealth islamique ».

Il peut néanmoins compter sur l’amitié des ministres Hassan al-Bakouri, Kamel-Eddin Hussein, ‎Ahmed Abdelkarim, Nihad al-Kacem et d’intellectuels révérencieux envers lui comme Omar ‎Baha-Eddine al-Amiri, le Dr. Al-Bahi, Saïd al-Aryan, le Dr Abou Zahra, Salah-Eddin Echach… Il ‎rend aussi souvent visite à l’Emir Abdelkrim al-Khettabi, héros de la guerre du Rif dans les ‎années 1920. ‎

Le journal irakien « El-Hourriya » du 12 octobre 1959 consacre son édition aux deux ‎évènements du jour : la tentative d’assassinat contre le président irakien, Abdelkrim Kassem, et ‎la lettre ouverte adressée par Bennabi aux présidents Khrouchtchev et Eisenhower, réunis à ‎Camp David, dans laquelle il les presse de trouver un dénouement à la crise algérienne.

Il ‎évoque parmi les derniers méfaits du colonialisme l’assassinat d’Aïssat Idir, fondateur de ‎l’UGTA. En novembre, il est de nouveau au Liban où il est invité à un congrès des sciences ‎politiques. Le 12 décembre, Nasser lui envoie un mot de félicitation pour sa lettre ouverte aux ‎leaders américain et soviétique.

L’université islamique d’al-Azhar le sollicite souvent pour l’analyse d’ouvrages occidentaux tels ‎que « L’évolution de l’islam » de Raymond Charles, « La Bible et le Coran » de Jacques Jomier, ‎ou « L’islam face au développement économique » de Jacques Austruy. Bennabi rédige en arabe ‎des comptes rendus analytiques de ces livres.

L’examen des manuscrits et brouillons retrouvés dans ses archives démontre que sa maîtrise de ‎l’arabe est alors totale car il s’agit d’ouvrages traitant de domaines aussi divers que l’exégèse, ‎l’économie ou la géostratégie.

Le 19 janvier 1960 il rencontre Mawdudi (1903-1980) en visite au Caire. Au cours du même ‎mois, la revue « Présence africaine » publie le message qu’il a envoyé au congrès des Ecrivains ‎noirs à Rome. En août, il est de nouveau à Damas pour des conférences. Plusieurs ministres lui ‎rendent visite.

Le 18 octobre, il écrit à Khrouchtchev pour le remercier de soutenir l’Algérie. En ‎novembre, le secrétaire du roi Séoud entre en relation avec lui et lui propose de s’installer aux ‎USA comme « guide » d’une association de musulmans. Il refuse. En décembre, il se rend de ‎nouveau en Syrie où ses conférences connaissent un grand succès.

A la fin de l’année 1960 la presse égyptienne publie une information selon laquelle Bennabi est ‎proposé pour le prix Nobel de la paix. Celui-ci réagit en rédigeant un communiqué dans lequel ‎on lit « Je ne me suis pas proposé à ce prix et je n’ambitionne pas de l’obtenir » et l’envoie à ‎différents journaux.

Quelques jours plus tard le journal « Al-Haqaïq » du 29 décembre 1960 ‎publie un article intitulé : « Un philosophe algérien proposé pour le prix Nobel » où on peut lire : ‎‎« Les milieux littéraires à Stockholm ont proposé deux écrivains pour le prix Nobel dont l’un est ‎l’écrivain algérien Malek Bennabi… Mais ce prix a été obtenu par le passé et le sera encore à ‎l’avenir par d’autres que Malek Bennabi, étant donné la nature de son combat politique et la ‎philosophie par laquelle il ouvre à l’humanité des perspectives nouvelles vers le droit, le bien et ‎la paix…»

L’information laisse froid le GPRA, montrant à la communauté internationale qu’il ne soutenait ‎pas cette éventualité.‎

Ce n’est pas la première fois que Bennabi est proposé à un prix. Dans le manuscrit en français ‎de « La lutte idéologique dans les pays colonisés » il rapporte que dans son édition du 26 mars ‎‎1954 l’organe francophone des Oulamas, « Le jeune musulman », a publié un communiqué de ‎la « Communauté islamique de Hambourg » annonçant que le Dr. Pfaus s’est vu décerner le Prix ‎de l’Association des journalistes indiens.

Celui-ci, selon le même communiqué, a « suggéré au président de ladite association que Mr ‎Malek Bennabi, l’auteur du livre « Le phénomène coranique », mériterait également ce prix ». ‎Aussitôt après, Bennabi publie une mise au point où il déclare : « Je ne saurais accepter de prix ‎ni pour « Le phénomène coranique » ni pour un autre ouvrage ».

Par contre, c’est lui qui a été l’initiateur de la recommandation d’instituer un « prix de la zone ‎de paix », objet de la résolution n° 10 de la Conférence afro-asiatique du Caire de décembre ‎‎1957. Il en avait eu l’idée en 1954, c’est-à-dire bien avant la naissance du mouvement afro-‎asiatique, selon ce qu’il en rapporte lui-même dans la version française de « La lutte ‎idéologique dans les pays colonisés ».

Lorsqu’éclatent les évènements de Bizerte, Bennabi envoie au président Bourguiba un ‎télégramme où il lui dit : « Ai l’honneur venir respectueusement offrir mes services comme ‎brancardier partout où héroïque peuple tunisien doit poursuivre son combat sacré contre ‎agression coloniale. Respects. Malek Bennabi. Homme de Lettres. 51, rue Séoud. Héliopolis. » ‎

A la proclamation du cessez-le-feu en Algérie le 19 mars 1962, il est à Assouan à l’invitation du ‎gouverneur. Il rentre aussitôt au Caire pour être au rendez-vous de l’accueil des leaders ‎algériens (les cinq « historiques » qui venaient d’être libérés) à l’aéroport aux côtés de Nasser, ‎Kamel-Eddin Hussein et Hussein Chafii. ‎

NOTES :‎
‎ Cf. « A la veille d’une civilisation humaine ? 4 », « La République algérienne » du 29 juin 1951. Cette pensée de Bennabi est à ‎rapprocher de celle de Napoléon Bonaparte qui, à la veille de la bataille de Russie, a tenu ces propos : « Je me sens dirigé vers un but ‎que j’ignore. Dès que je l’aurai atteint, dès que je ne serai plus nécessaire, il suffira d’un atome pour me briser. Mais jusqu’à ce ‎moment-là, toutes les forces des hommes ne pourront rien contre moi. » La détermination est la même chez les deux hommes. Mais ‎l’un est à la tête de la meilleure armée de l’époque, tandis que l’autre se démène tout seul sur le front de la guerre idéologique où il ‎fait face au colonialisme et à la colonisabilité unis contre lui. ‎

‎2 « Les origines du 1er novembre 1954 », Ed. Dahlab, Alger 1989. ‎

‎3 Je me suis abstenu de rapporter les jugements les plus sévères de Bennabi sur les personnalités nationales ou étrangères à ‎qui il a eu affaire et dont certaines sont encore en vie. ‎

Le soir d’Algérie du 12 novembre 2015‎
Omma.com du 21 février 2016

You may also like

Leave a Comment