Home LA PENSEE DE MALEK BENNABI PENSEE DE MALEK MALEK BENNABI :« TÉMOIGNAGE POUR UN MILLION DE MARTYRS »‎‎

PENSEE DE MALEK MALEK BENNABI :« TÉMOIGNAGE POUR UN MILLION DE MARTYRS »‎‎

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A la veille de l’indépendance, Bennabi rédige au Caire où il réside depuis 1956 un texte ‎extrêmement téméraire dans lequel il s’en prend au GPRA et à l’état-major de l’armée des ‎frontières qui se disputent le pouvoir. ‎Il est daté du 11 février 1962. En raison de son contenu explosif, il ne sera publié qu’en 2000, ‎lorsque le commandant Lakhdar Bouragaâ en fait paraître le contenu intégral dans une ‎annexe de ses « Mémoires » ‎,Il était destiné au Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA) qui devait se réunir ‎en mai 1962 à Tripoli (Libye) mais le « zaïm » à qui Bennabi l’a confié (Ben Bella) a préféré ‎le garder par devers lui. Ce que constatant, il en remet une copie au Dr Ammar Talbi, alors ‎étudiant au Caire, en le chargeant de le remettre au Dr. Khaldi à Alger pour publication. ‎Il était attendu de la réunion du CNRA dans la capitale libyenne qu’elle prépare la relève de ‎l’Etat français par l’Etat algérien, et qu’elle débatte de deux points principaux inscrits à ‎l’ordre du jour : un projet de programme et la désignation d’un Bureau politique. ‎La « Charte de Tripoli », qui prévoit la mise en place d’un parti unique et l’option socialiste, ‎est votée à l’unanimité. Quant au second point, relatif à la structure du pouvoir à mettre en ‎place, Ben Bella et Khider proposent le remplacement du GPRA par un Bureau politique ‎composé d’eux-mêmes, d’Aït Ahmed, Boudiaf, Bitat, Ben Alla et Mohammedi Saïd. ‎Un témoin des débats, Saâd Dahlab, écrit dans ses Mémoires : « Ce fut l’étincelle qui mit le ‎feu aux poudres. Les passions se déchaînèrent autour de cette seule question parce qu’elle ‎signifiait le pouvoir. Ben Bella et Khider jetaient le masque. Ils ne voulaient personne de ‎l’ancienne équipe », ‎Après dix jours de discussions, les membres du CNRA n’arrivent pas à un compromis sur le ‎partage du pouvoir. ‎Boudiaf et Aït Ahmed refusent de s’allier à Ben Bella et Khider, lesquels sont soutenus par ‎l’état-major militaire dirigé par le colonel Houari Boumediene. ‎Benkhedda, président du GPRA, quitte Tripoli et rentre à Tunis. Le 30 juin, le GPRA décide de ‎destituer et de dégrader les membres de l’état-major ; le 1er juillet, le référendum a lieu à ‎travers le territoire national ; le 03, les troupes de l’armée des frontières rentrent en ‎Algérie ; le 06, Ferhat Abbas se prononce contre la destitution de l’EMG ; le 11, Ben Bella ‎rentre en Algérie par Maghnia ; le 22, il proclame à Tlemcen la formation du Bureau ‎politique (la liste proposée au CNRA moins Aït Ahmed et Boudiaf) ; Ferhat Abbas le soutient ‎et le rejoint à Tlemcen. ‎Le GPRA est éclaté : cinq de ses membres font partie du Bureau politique (Ben Bella, Bitat, ‎Boudiaf, Khider et Mohammedi), deux ont démissionné et se sont retirés à Genève (Aït ‎Ahmed et Dahlab), deux autres sont restés à Tunis (Boussouf et Bentobbal), alors que Krim ‎Belkacem s’est retiré en Kabylie. ‎Le 02 août, un arrangement est enfin trouvé sur la tenue d’élections pour désigner une ‎Assemblée constituante. Boudiaf réintègre le BP. Le 03, les membres du BP font leur entrée ‎à Alger ; le 21, les Oulamas proclament leur soutien à Ben Bella, suivis du Parti communiste ‎algérien ; les wilayas sont divisées entre le soutien au GPRA et au BP ; des affrontements ‎éclatent ; on dénombre des centaines de morts ; le 20 septembre se tient l’élection de ‎l’Assemblée nationale constituante ; le 27, Ben Bella forme son gouvernement. ‎Dans « Témoignage pour un million de martyrs », Bennabi proclame sa volonté de dire au ‎peuple algérien ce qu’il sait de la Révolution et de ses dirigeants : « Je me sens peut-être ‎tenu par l’obligation de témoigner plus que les autres car je suis arrivé au Caire en 1956 ‎avec l’intention de mettre ma personne et ma plume au service de la Révolution. Mais le ‎destin m’a mis dans la position du témoin pour des raisons que je révélerai quand le peuple ‎algérien demandera des comptes à tous ceux qui étaient au Caire durant cette période. Par ‎conséquent, je m’acquitte de mon devoir de témoignage en étant conscient de mes ‎responsabilités dans l’accomplissement de ce devoir. Je ressens ce devoir de façon plus ‎particulière au moment où le peuple algérien va être appelé à accomplir son dernier et plus ‎grave acte révolutionnaire, l’acte qui pourra soit consacrer tous les résultats de sa ‎révolution, soit l’exposer à sa perte… »‎Il commence par s’étonner que des personnages (dont il cite les noms) qui avaient été ‎proches de l’administration coloniale se soient retrouvés à la « Voix de l’Algérie » ou en ‎charge des finances de la Révolution. ‎Il affirme que le peuple doit être éclairé sur les comportements et les responsabilités de ‎chacun avant la tenue du référendum d’autodétermination : « Le peuple algérien doit ‎connaître la vérité pour éviter à son édification politique et sociale de reposer après ‎l’indépendance sur un terrain où les pieds s’enfonceraient dans la trahison, le stratagème et ‎l’irresponsabilité…» ‎Il propose au CNRA de convoquer à Alger un « Congrès extraordinaire du peuple algérien » ‎qui formerait des commissions chargées d’enquêter sur un ensemble de questions avant la ‎tenue de toute élection dans le pays. ‎Il énumère ces questions : ‎‎1) Circonstances dans lesquelles a été constituée en avril 1955 une « direction séparée de ‎celle de la Révolution basée dans les Aurès » sous le nom de Zone Autonome d’Alger (ZAA). ‎‎2) Circonstances de la mort de Ben Boulaïd, Abbas Laghrour, Zighoud Youcef, Larbi Ben ‎Mhidi, le colonel Amirouche, le colonel Mohamed El-Bahi, Abdelhaï, Mostéfa Lakehal… Il y ‎voit la main de la « trahison » et incrimine la direction qui s’était autoproclamée en 1955, ‎lorsque le gouvernement français cherchait des « interlocuteurs valables » hors des rangs de ‎l’ALN pour négocier avec eux. Pour lui, même le détournement d’avion qui a permis ‎l’arrestation des « cinq » en 1956 résulte d’un acte de trahison. ‎‎3) Comportement des dirigeants issus du Congrès de la Soummam face à l’édification de la ‎‎« ligne Morrice » qui n’a été ni entravée ni retardée, mais au contraire accompagnée d’une ‎accalmie sur le front intérieur. Selon lui, le Congrès de la Soummam a été suivi d’une baisse ‎d’intensité des combats et d’un transfert délibéré des unités combattantes vers les frontières ‎Est et Ouest pour « laisser souffler » les forces françaises et en prélude à l’ouverture de ‎négociations. Il estime que ces unités ont été transformées en unités de parade entre les ‎mains des « zaïms ». ‎‎4) Circonstances dans lesquelles les déserteurs de l’armée française ont rejoint l’ALN et les ‎raisons de leur nomination à des fonctions sensibles au sein de l’ALN. ‎‎5) Assassinat de Allaoua Amira au siège du GPRA au Caire après qu’il eut mis en cause le ‎GPRA dans certains contacts secrets avec la France ‎. ‎‎6) Attitude des membres du GPRA envers les étudiants algériens à l’étranger. ‎‎7) Gestion des finances par le GPRA et leur utilisation en dressant un état comparatif des ‎dépenses effectuées au profit de l’ALN et de celles consacrées au fonctionnement du GPRA, ‎dont les rémunérations allouées à ses membres ‎. ‎‎8) Modalités de constitution du CNRA et sa représentativité. ‎‎9) Initiative d’engager l’Algérie dans des pourparlers au sujet du Grand Maghreb sans ‎consulter le peuple.‎Dans la lettre d’accompagnement de « Témoignage pour un million de martyrs » qu’il a ‎adressée à Ben Bella le 18 juin 1962, Bennabi demande la réunion d’un Congrès « comme ‎celui de 1936 », c’est-à-dire regroupant le FLN-ALN, les Oulamas, l’UDMA, le PCA et même ‎le MNA de Messali Hadj. Idée irrecevable pour ceux qui ont en main le pouvoir et qui ont ‎déjà arrêté le principe du parti unique. Il ressort de cette demande que Bennabi envisageait ‎pour l’Algérie un système démocratique fondé sur le pluralisme politique. ‎En conclusion de son témoignage, il affirme qu’on ne peut pas s’engager dans des élections ‎sans que le peuple connaisse la vérité sur la Révolution : « Les jours de deuil et de misère ‎vécus par le peuple algérien pendant la Révolution ont été, pour les « zaïms », les plus beaux ‎de leurs jours qu’ils ont passés comme les émirs arabes du pétrole dans leurs palais des ‎mille et une nuits » écrit-il rageusement. Il déplore qu’aucun « alem » ni intellectuel n’ait ‎proféré le moindre mot pour condamner ces agissements ou en informer le peuple.‎Une telle liberté de ton pouvait faire craindre pour sa vie étant donné les mœurs politiques ‎de l’époque. Si la lettre n’a été connue par un public forcément restreint qu’en 2000, son ‎contenu est passé pour l’essentiel dans « Perspectives algériennes » (1964) et « Le problème ‎des idées dans la société musulmane ». ‎Ainsi est Bennabi : jamais il ne se tait ni ne renonce à sa liberté de jugement et d’expression. ‎Les questions qu’il a soulevées sont, on s’en doute, gravissimes et laissent clairement ‎entendre que la Révolution algérienne a été « détournée » quelques mois à peine après son ‎lancement. Il n’a jamais fait mystère de cette conviction. ‎Quoi qu’il en soit des œuvres publiques de Bennabi, c’est dans ses écrits inédits et ses ‎Carnets que nous trouvons ses véritables sentiments et pensées sur les évènements et les ‎hommes. ‎Le 18 mai 1959 à 22H, il entame la rédaction d’un livre inédit portant le titre de « Histoire ‎critique de la Révolution algérienne ». Dans la préface de six pages on peut lire : « La ‎révolution algérienne a été une mise au banc d’essai de tout un peuple, la mise à l’épreuve ‎de toutes ses valeurs humaines, de toutes ses catégories sociales. Et cette épreuve a montré ‎la qualité des valeurs populaires de l’Algérie, mais elle a mis à nu les tares incroyables de ce ‎qu’on peut appeler une « élite » qui s’est révélée dénuée des qualités morales et ‎intellectuelles qui font l’apanage d’une élite… La Révolution algérienne et le peuple ‎algérien : un dépôt sacré entre des mains sacrilèges ou maladroites… La Révolution ‎algérienne est l’œuvre d’un peuple qui n’a pas d’élite : l’historien y trouvera toutes les vertus ‎populaires, mais aucune des qualités propres à une élite».‎Toute l’histoire de l’Algérie au XXe siècle est dans ces lignes, de même que l’explication de ‎la tragédie qu’elle a connue dans les années quatre-vingt-dix et l’avilissement dans lequel ‎elle vit aujourd’hui. ‎Un peu moins de deux ans après le déclenchement de la Révolution, Krim Belkacem, Larbi ‎Ben M’hidi et Abane Ramdane s’entendent pour réunir un Congrès en vue de donner à la ‎Révolution algérienne une organisation, une direction et un programme. ‎Celui-ci se tient effectivement le 20 août 1956 en Kabylie et dure vingt jours. Le Congrès ‎dresse le bilan de la Révolution, décide d’une réorganisation de l’ALN sur le modèle des ‎armées classiques, découpe le territoire national en six wilayas, érige Alger en Zone ‎autonome, adopte une plate-forme politique (rédigée pour l’essentiel par Amar Ouzegane, ‎un ancien responsable du Parti communiste algérien) et désigne une direction constituée ‎d’un exécutif de 05 membres (le Comité de Coordination et d’Exécution- CCE), et une ‎instance politico-législative de 34 membres (le Conseil National de la Révolution Algérienne, ‎CNRA). ‎La proclamation du 1er Novembre 1954 avait assigné pour but à la Révolution « la ‎restauration de l’Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes ‎islamiques ». ‎Dans la « Plateforme de la Soumam », il est question d’« un Etat algérien sous la forme ‎d’une République démocratique et sociale et non la restauration d’une monarchie ou d’une ‎théocratie révolues ». ‎Deux mois après le Congrès, les quatre principaux membres de la « Délégation extérieure ‎du FLN » (Ben Bella, Aït Ahmed, Khider, Boudiaf) sont arrêtés après le détournement de leur ‎avion. ‎Des six « historiques » qui ont déclenché la Révolution, Didouche Mourad, Mostefa Ben ‎Boulaïd et Larbi Ben M’hidi sont morts ; Boudiaf et Bitat sont en prison ; il ne reste plus que ‎Krim Belkacem vivant et en liberté.‎Abane Ramdane reprochait à la « Délégation extérieure du FLN au Caire » de ne pas ‎alimenter les maquis en armes, et à ses membres de s’être arrangés pour se mettre en lieu ‎sûr après avoir « allumé la mèche ». ‎Mais lui-même ainsi que les autres membres du CCE ne vont pas tarder à quitter le front ‎intérieur pour se réfugier à l’extérieur après l’arrestation de Larbi Ben M’hidi, et ce en ‎violation des décisions du Congrès de la Soummam qui avait consacré la primauté de ‎l’intérieur sur l’extérieur. ‎Yacef Saâdi, qui dénie au CCE tout rôle dans la « Bataille d’Alger », est ulcéré quand il ‎apprend leur décision de quitter le territoire national : « Ils ont choisi, à la faveur ou à cause ‎de la grève, de prendre leurs jambes à leur cou et déserter le champ de bataille… Moins ‎brillant qu’à son arrivée de la Soummam, le CCE était reparti en baissant la tête… Le ‎précédent créé par le CCE se traduira par deux conséquences majeures : primo, à partir de ‎cette date des milliers d’Algériens, fuyant la guerre, n’essaieront même pas de justifier leur ‎acte auprès du FLN de l’intérieur… A l’abri de la frontière tunisienne et marocaine, on ‎tentera de former avec les meilleurs d’entre eux ce qu’on appelle « l’armée des ‎frontières » ; secundo, s’il est un homme dans l’histoire récente de notre guerre de ‎libération qui perdra tout son poids à cause de ce départ irréfléchi à l’étranger c’est bien ‎Abane Ramdane qui, de chef de gouvernement révolutionnaire bénéficiant de la quasi-‎totalité des prérogatives pour conduire la guerre à bon port, est relégué au niveau de ‎directeur de journal »‎ ‎. ‎Un des membres du CCE, Benkhedda, reconnaîtra quarante ans plus tard que la plus grande ‎erreur de la Révolution a été de transférer à l’étranger sa direction : « Il s’est formé une ‎bureaucratie politique et militaire coupée de l’intérieur et de ses réalités quotidiennes qui a ‎ouvert la voie à l’arrivisme, à l’opportunisme, au népotisme et dont l’origine remonte à la ‎sortie du CCE en 1957, une décision lourde de conséquences… C’est cet appareil forgé à ‎l’extérieur qui prendra le pouvoir en 1962 et confisquera la Révolution à son profit. ‎Beaucoup plus que pour le GPRA, l’état-major général siégeant à l’extérieur a été une ‎aberration. L’ALN a été divisée en deux : celle des deux frontières et celle de l’intérieur, ‎séparées l’une de l’autre par la ligne Morrice.‎ ‎» ‎Lorsque les membres de la « Délégation extérieure du FLN » au Caire reçoivent les procès-‎verbaux et les résolutions du Congrès de la Soummam, ils s’aperçoivent qu’ils ont été exclus ‎de la direction de la Révolution. ‎Ils contre-attaquent en reprochant au Congrès de ne pas être représentatif et ‎d’avoir « remis en cause le caractère islamique des futures institutions politiques » et en ‎rejetant ses décisions. Quant à la composition du CCE, ils récusent la nomination de ‎Benkhedda et de Dahlab, anciens « centralistes ». ‎L’initiateur du Congrès, Abane Ramdane, est sévèrement critiqué. On pense qu’il veut ‎prendre le pouvoir et écarter les « historiques » et les chefs de l’extérieur. La réunion au ‎Caire du CNRA en août 1957 annule les décisions de la Soummam ; un nouveau CCE de 9 ‎membres est désigné ; Abane est marginalisé: on lui confie la direction du journal « El-‎Moudjahid ». ‎Le 27 décembre 1957, quelque part à Tétouan, au Maroc, Abane Ramdane, attiré dans un ‎guet-apens, est assassiné. Plus tard, Ferhat Abbas mettra cet assassinat sur le compte de « la ‎haine que les analphabètes vouaient à ceux qui savaient lire et écrire. La jalousie et l’envie ‎ont été les deux maladies de l’insurrection algérienne… Au cours de son histoire, le Maghreb ‎a toujours décapité la société en supprimant ses élites pour recommencer du début. C’est ‎pourquoi il a stagné sans jamais progresser.‎ ‎ » ‎Avant d’être tué, Abane aurait été jugé en son absence, selon le témoignage de Krim ‎Belkacem. L’accusation retenue contre lui aurait été de s’être livré à un travail fractionnel et ‎d’avoir comploté avec un commandant de l’ALN pour renverser le nouveau CCE ‎. ‎Abane avait des idées marxistes et laïques et ne s’en cachait pas. Il était de caractère ‎difficile, cassant, autoritaire, méprisant. Cela, tous ceux qui ont écrit sur lui le confirment ‎. ‎Le diplomate Khalfa Mameri raconte par le menu détail les très difficiles relations que ‎Abane avait avec la plupart des dirigeants, à commencer par celui qui l’a recruté au PPA, ‎Omar Oussedik, celui qui l’a nommé à la tête d’Alger, Krim Belkacem (qu’il a un jour ‎publiquement traité d’ « aghioul » (âne)), les membres de la « Délégation extérieure » ‎‎(surtout Ben Bella qu’il a accusé d’être un « traître ») et les colonels de la Révolution ‎‎(Boussouf, Boumediene, Bentobbal, Amirouche, qu’il lui est arrivé de qualifier de ‎‎« voyous »). ‎Il pensait qu’il était le plus qualifié pour diriger la Révolution, ce qui a suscité chez les autres ‎prétendants une terrible méfiance à son égard. ‎Mameri n’hésite pas à s’attarder sur les zones d’ombre de sa vie qui ont justement servi à ‎alimenter la terrible accusation qui a pesé sur lui ‎ ‎. Saâd Dahlab qui était très proche de ‎Abane et à qui il devait son ascension politique écrit : « Il nous mettait souvent devant le fait ‎accompli… Rien n’irritait davantage Krim et Ben M’hidi que de le voir « jouer au chef ». ‎Il y a quelques années, le nom de Malek Bennabi a été mêlé dans un livre sur Abane ‎Ramdane à une querelle dans laquelle il n’a rien à voir, comme il n’avait rien à faire dans la ‎galerie de photos ornant la couverture du livre en question où apparaissent Ahmed Ben ‎Bella et Ali Kafi. ‎Si ces deux personnalités ont été effectivement des rivaux et des contradicteurs de Abane, ‎Bennabi, lui, ne l’a jamais rencontré, ne lui a disputé aucune position dans la direction de la ‎lutte de libération nationale et ne s’est intéressé à lui qu’accessoirement, dans le cadre ‎d’une thèse sur les processus révolutionnaires dans l’histoire. ‎On ne grandit pas un homme en rabaissant un autre, et je ne voudrais pas tomber dans le ‎travers que je dénonce. Il s’agit ici de deux grandes figures de l’Algérie du XXe siècle, l’une ‎dans le registre de la pensée universelle, l’autre dans l’action révolutionnaire. Du reste, ‎Bennabi n’a besoin de personne pour être grandi, son œuvre le faisant largement pour lui. ‎Je connaissais depuis le début des années 1970 les jugements de Bennabi sur la Révolution ‎algérienne et ses dirigeants puisqu’il lui arrivait d’en parler dans ses séminaires, chez lui. ‎Alors âgé d’une vingtaine d’années, j’étais bouleversé par ce que j’apprenais comme doivent ‎l’être les générations postindépendance qui sont scandalisées et traumatisées par ce qu’elles ‎entendent à longueur d’année sur l’histoire de leur Révolution, entachée par les accusations ‎de trahison de part et d’autre et les assassinats ayant pour mobile la prise du pouvoir. ‎L’œuvre écrite de Bennabi est ample ; dans cette production foisonnante, un seul ‎paragraphe de quatre ou cinq lignes selon le format du livre a été consacré à Abane ‎Ramdane (en même temps que Georges Habache) pour illustrer un raisonnement sur les ‎processus révolutionnaires algérien et palestinien. ‎Ce paragraphe se trouve dans son livre « Le problème des idées dans la société ‎musulmane » paru pour la première fois en arabe au Caire en 1970. C’est à mon initiative et ‎avec une préface de moi qu’il est sorti pour la première fois en langue française en 1991. Et ‎il ne comporte pas le paragraphe où Bennabi parle de Abane Ramdane et de Georges ‎Habache car j’ai pris sur moi, sans en référer à quiconque, de « censurer » ce passage.‎Pourquoi ? Parce j’estimais que des dirigeants de l’envergure de Abane et de Habache ne ‎pouvaient être jugés aussi lapidairement, et parce qu’il allait de soi à mes yeux que ce ‎retrait ne nuirait aucunement à sa pensée. ‎Ce que Bennabi a pu dire dans ses « Mémoires» ou ses inédits de Abane Ramdane, Larbi ‎Tébessi, Ferhat Abbas, Moufdi Zakaria, Lamine Debaghine et beaucoup d’autres ne ‎représente rien par rapport à la valeur et à la portée de son œuvre. ‎Qu’il ait raison ou tort, que ses appréciations sur les hommes soient fondées ou non, ‎confirmés ou infirmés, sont une autre affaire. Il revient à l’Histoire de juger les uns et les ‎autres à travers les témoignages, les investigations des historiens et les archives qui, tôt ou ‎tard, s’ouvriront aux chercheurs. Le domaine de la pensée est une chose, les démêlés d’un ‎auteur avec son environnement social et politique une autre. ‎Bennabi en avait assurément avec les leaders du Mouvement national et plus tard avec les ‎dirigeants de la Révolution, mais ces divergences n’ajoutent ni ne retranchent rien à sa ‎pensée et à son œuvre. Ce n’est pas ce que l’histoire a retenu de lui, ce n’est pas ce qui l’a ‎fait connaître dans le monde, ce n’est pas à ses opinions sur la Révolution algérienne qu’il ‎doit sa renommée et ce n’est pas pour son apport sur ce plan que des centaines d’écrits lui ‎ont été consacrés et le seront encore à l’avenir.‎Larbi Tébessi a connu la prison et est mort en martyr de la Révolution ; Bachir al-Ibrahimi a ‎été enfermé dans les geôles coloniales, mis en résidence surveillée et exilé; Abane Ramdane ‎a fui l’Algérie pour ne pas tomber entre les mains de l’ennemi, mais a été finalement ‎étranglé par celles de ses frères ; Ferhat Abbas a été incarcéré de multiples fois et réduit au ‎silence par l’Algérie indépendante… ‎Toutes ces grandes figures ont servi leur pays selon leur notion des choses, avec leurs ‎moyens, leurs qualités et aussi leurs faiblesses. Humain, Bennabi ne pouvait être exempt de ‎défauts et avait les siens, mais ils étaient largement compensés par sa droiture et son génie. ‎Bennabi n’a pas pris le fusil et n’a pas tiré un seul coup de feu contre l’ennemi. Abane ‎Ramdane non plus, pas plus que l’écrasante majorité de ceux qui ont dirigé la Révolution et ‎le pays depuis l’indépendance. ‎Lui a pris la plume du début à la fin de sa vie et pour la gloire de la pensée algérienne dont il ‎est le représentant le plus connu dans le monde, qu’on le sache ou non, qu’on l’admette ou ‎non. Je dis bien « pensée », et non littérature. ‎L’indépendance a été acquise après sept ans de guerre, mais trente ans après exactement ‎une autre guerre s’ouvrait entre Algériens qui dura plus longtemps que la Révolution. C’est ‎dire que ce à quoi s’est consacré Bennabi n’était pas moins valeureux ou crucial que l’acte ‎révolutionnaire de libérer le pays. ‎Pour mener un combat physique, armé, ayant pour finalité la libération du pays ou ‎l’instauration d’un « Etat islamique », il y a toujours assez de monde. Mais des siècles et des ‎millénaires peuvent s’écouler sans qu’un peuple ne mette au monde un seul penseur. Dans ‎ses Carnets figure cette pensée dont il dit qu’elle était gravée dans le marbre au fronton du ‎palais du vice-roi à Delhi : « La liberté ne descend pas vers un peuple ; un peuple doit ‎s’élever jusqu’à la liberté. » C’est le contraire qu’on a cru en Algérie.‎Ce sont ces idées, cette pensée, cette œuvre qu’il fallait enseigner et propager pour éduquer ‎les citoyens, les doter de représentations justes, leur faire prendre conscience des prérequis ‎d’une œuvre de civilisation et, en définitive, les immuniser contre le charlatanisme et le ‎nihilisme. ‎Pris par les tâches dites de construction nationale, happé par les idées soi-disant ‎progressistes, l’Etat algérien a méprisé et dédaigné cette pensée. Conséquences : les idées ‎fausses ont défait ce qui a été fait au titre de la libération du pays ou de la « construction ‎nationale ».‎NOTES :‎ ‎ «Chahid âla ightial ath-thawra » (« Témoignage sur l’assassinat de la Révolution »), Ed. El-Oumma, Alger 2000. ‎‎2 Saâd Dahlab : « Mission accomplie », Ed. Dahlab, Alger 1990.‎‎3 Membre de la représentation du FLN au Liban, Allaoua Amira est reçu au siège du GPRA au Caire. Accusé d’avoir tenu des ‎propos désobligeants à l’égard des membres du GPRA, il a une altercation avec Ferhat Abbas qui le gifle. 48 heures plus tard, il ‎est retrouvé mort près du siège du GPRA. La police égyptienne qui ouvre une enquête découvre dans sa serviette (« entre les ‎pages de mon livre « L’Afro-Asiatisme » écrit Bennabi dans ses Carnets), des documents qu’elle confisque‎‎ ‎‎4 Benkhedda a publié ces comptes pour la période où il était à la fois président du GPRA et ministre des finances : « Du 24 ‎septembre 1961 au 30 juin 1962, le GPRA a versé aux différents départements du FLN et de l’ALN la somme de 12 milliards ‎environ. La répartition de cette somme s’est faite dans les proportions suivantes : ‎Etat-major général : 45,81%‎Ministère de l’armement et des liaisons générales (MALG) : 25%‎Ministère de l’intérieur : 16%‎Les wilayas : 7,30%‎Ministère des affaires étrangères : 1,95%‎Ministère de l’information : 0,80%‎Présidence du GPRA : 0,20%‎S’agissant du fameux « Trésor du FLN », Benkhedda écrit : « Lorsque le Bureau politique prit la succession du GPRA en août ‎‎1962, la responsabilité des finances fut détenue par le secrétaire général et trésorier du FLN, Mohamed Khider, à la suite d’un ‎ordre donné par moi-même aux différents établissements bancaires chargés des opérations financières du GPRA. Khider a ‎disposé alors des avoirs déposés dans les banques suisses et autres, évalués à près de six milliards de francs dont 4,7 en devises ‎fortes » (cf. Benyoucef Benkhedda : « L’Algérie à l’indépendance : la crise de 1962». Ed. Dahlab, Alger 1997). Khider a été ‎assassiné le 3 janvier 1967 à Madrid. ‎‎5 Cf. Yacef Saâdi : « La bataille d’Alger », T.3, Ed. Casbah, Alger 1997.‎‎6 Cf. Benyoucef Benkhedda : « L’Algérie à l’indépendance : la crise de 1962 ».‎‎ ‎‎7 F.Abbas : « L’indépendance confisquée », Ed. Flammarion, Paris 1984.‎‎8 Cf. Amar Hamdani : « Krim Belkacem, le lion des djebels », Ed. Balland, Paris 1973. ‎‎9 Notamment : Saad Dahlab, Benyoucef Benkhedda, Ferhat Abbas, B.Stora et Z.Daoud, Amar Hamdani et Yacef Saâdi.‎‎10 Cf. « Abane Ramdane, une vie pour l’Algérie », Ed. K.Mameri, Alger 1996. ‎

Le soir d’Algérie du 15 novembre 2015‎

Omma.com du 05 mars 2016

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