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PENSEE DE MALEK BENNABI ‎:« L’AFRO-ASIATISME »‎

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Où est Bennabi en novembre 1954 alors que s’ouvrent une des plus importantes phases de ‎l’histoire de l’Algérie et une des luttes de libération les plus marquantes du XX° siècle ?

Quand il sort des presses du Seuil en septembre 1954, « Vocation de l’islam » comporte une ‎note en bas de page où l’auteur évoque un « tout récent voyage en Orient ». Il vise l’Egypte ‎puisque dans « L’Afro-asiatisme » qui paraîtra un an après il rapporte qu’il a assisté au défilé ‎militaire du 02 juillet 1954 au Caire. ‎

Il existe aussi une photo datant du même mois le montrant aux côtés du général Néguib et ‎des colonels Nasser et Sadate, chefs du mouvement des « Officiers libres » qui a renversé la ‎monarchie en Egypte deux ans plus tôt. ‎

J’ai trouvé dans les archives léguées par Bennabi des lettres échangées avec son compagnon ‎de vie l’ingénieur-agronome Salah Ben Saï et les cheikhs Larbi Tébessi, Abderrahmane ‎Chibane et Cheikh Kheireddine, établissant qu’en novembre 1954 il est au Luat-Clairet ‎‎(Normandie).‎

Le 11 février 1955 est publié dans « La République algérienne » son dernier article de l’ère ‎coloniale, « Lettre ouverte à Borgeaud », une semaine après la chute du gouvernement ‎Mendès-France. Bennabi y fustige ce pilier du colonialisme en Algérie opposé à la politique ‎d’ouverture du leader socialiste dont il a fomenté la chute.‎

Ses « Carnets » (journal intime) nous apprennent qu’en juillet 1954, à l’occasion de son ‎premier voyage en Egypte, il s’était rendu à l’ambassade de l’Inde au Caire pour exposer à ‎l’ambassadeur le projet d’un livre portant sur l’« Afro-asiatisme » et écrit : « Il fut d’accord ‎pour que son gouvernement prenne sous son égide la publication du livre une fois qu’il sera ‎rédigé. »

Il en commence la rédaction le 11 octobre 1955 et prévoit de l’intituler « L’Afro-asiatisme : ‎ébauche d’une doctrine ». Le plan initial comprend une introduction, trois parties et une ‎conclusion. Les trois parties ont pour titre : I- Dans la crise, II- Autocréation de l’Afro-‎asiatisme, III- Action de l’Afro-asiatisme. ‎
Il est dédicacé au président Jawaherlal Nehru, « en hommage à l’homme de la paix, au ‎héros de la non-violence ». La préface est datée du 03 décembre 1955 et comprend une ‎citation de Nietzsche : « Ecris avec le sang et tu apprendras que le sang est esprit ».‎

Une autre source, « Note sur la vie de Malek Bennabi » de Salah Ben Saï, nous apprend que ‎Bennabi entretenait une correspondance avec le Pandit Nehru qui l’aurait invité en 1955 à ‎venir présenter en Inde « L’Afro-asiatisme ». Salah Ben Saï écrit dans cette Note : « En avril ‎‎1956, Bennabi décide de se rendre à l’invitation de l’Inde et me demande de l’accompagner. ‎Nous partons pour le Caire, première étape de notre voyage… A la suite d’un concours de ‎circonstances, le voyage en Inde est annulé et Bennabi décide de s’installer provisoirement ‎au Caire ».

Dans la version originale de « La lutte idéologique dans les pays colonisés » en langue ‎française Bennabi confirme cette information, à savoir qu’il avait en tête d’écrire « L’Afro-‎asiatisme » près d’une année avant la tenue de la conférence de Bandoeng qui s’est tenue ‎en avril 1955 en Indonésie : « L’idée de ce travail était née dans mon esprit avant la ‎conférence de Bandoeng. J’en avais entretenu un an auparavant le représentant ‎diplomatique d’une grande nation asiatique, exactement en juillet 1954. Cet entretien avait ‎pour sujet l’étude que je me proposais de faire sur les conditions générales d’un front ‎neutraliste indépendant des deux Blocs »‎ ‎.‎
La conférence de Bandoeng a été précédée de la formation du groupe arabo-asiatique lors ‎des débats à l’ONU sur l’indépendance de l’Indonésie en 1945. En 1949, ce groupe comptait ‎déjà dix-neuf membres. Ils se réunissent à Colombo en avril 1954 et posent le principe d’une ‎conférence afro-asiatique.

En 1955, les équilibres mondiaux donnent l’impression d’être brusquement remis en cause : ‎dans le jeu de la politique mondiale, le Tiers-monde fait une entrée sensationnelle avec la ‎conférence de Bandoeng qui s’est ouverte en avril 1955 en présence des figures ‎emblématiques du Tiers-Monde : Nehru, Nasser, Chou En Laï, Soekarno…‎

La réunion est en soi un événement spectaculaire. Pour la première fois dans l’histoire les ‎deux continents les plus peuplés du monde se réunissent pour définir une ligne de conduite ‎face aux deux superpuissances qui s’affrontent dans la guerre froide. L’Europe y voit un ‎encerclement par l’URSS. Au profit et au détriment de qui va pencher la balance ? Ce sera le ‎neutralisme.

Bennabi, lui, y voit la chance d’ériger non pas un troisième bloc mais une « civilisation afro-‎asiatique ». Il trouve là un champ d’application aux idées mondialistes sur lesquelles s’était ‎terminé « Vocation de l’islam » et saute sur l’occasion : « Il n’est plus possible de gouverner ‎le monde avec une science moderne qui projette l’humanité dans l’âge atomique, et une ‎conscience médiévale qui prétend le maintenir dans les structures particulières qui ont ‎engendré la colonisabilité et le colonialisme ». Le bond à accomplir doit se faire de l’ordre ‎technique à l’ordre éthique.‎

Notant que sur les pays présents à Bandoeng quatorze sont musulmans, il est conduit à ‎réfléchir sur le rôle que pourrait jouer l’islam dans la nouvelle donne et écrit : « L’islam est ‎désigné pour être le pont entre les races et les cultures un facteur de cristallisation, un ‎élément essentiel de catalyse dans la synthèse d’une civilisation afro-asiatique aujourd’hui, ‎d’une civilisation universelle demain ».‎

Il cherchait une vocation à l’islam ? Il la trouve dans l’actualité même : les relations ‎internationales résultant de la guerre froide lui donnent l’opportunité de montrer ses ‎capacités de géopoliticien d’envergure mondiale. ‎

L’ouvrage qui est de la même veine que « Vocation de l’islam » sort au Caire en novembre ‎‎1956 avec une dédicace au président Nasser, « l’homme en qui s’incarne une double ‎révolution, politique et psychologique, marquant dans le monde musulman l’avènement de ‎la direction technique qui saisit des mains des directions démagogiques la barre de ‎l’Histoire ».

Il se compose d’un Avant-propos de quelques lignes daté du 06 novembre 1956, d’une ‎Introduction et de trois parties : L’homme afro-asiatique dans le monde des grands ‎‎(subdivisée en trois chapitres), Edification de l’Afro-asiatisme (subdivisée en 6 chapitres), et ‎Vocation de l’Afro-asiatisme (subdivisée en 3 chapitres).

La version arabe du livre sort en décembre et est préfacée par l’ex-président égyptien ‎Anouar Sadate.‎

Le livre s’ouvre sur le procès de la politique européenne : « Il est incontestable que depuis ‎deux siècles le monde a vécu sous l’empire moral et politique de l’Europe. Les problèmes ‎auxquels ni la politique ni les deux guerres mondiales n’ont pu apporter de solutions ‎efficaces, résultent de cette haute direction européenne sur les affaires humaines. Le foyer ‎de la crise se trouve dans la conscience européenne elle-même. Il se situe dans son rapport ‎avec le drame humain. Ceci revient à dire que la crise tient moins de la nature des ‎problèmes qu’à leur interprétation ; qu’il ne s’agit pas d’une crise des « moyens » mais des ‎‎« idées ». Toute politique, pour être efficace, doit adapter ses moyens à une certaine ‎conception de l’ordre humain ».

Bennabi entrevoit la possibilité d’une dynamique ‎intercontinentale et souhaite qu’elle soit l’amorce de l’intégration mondiale. ‎On devine à la lecture du livre qu’il l’a écrit rapidement, fiévreusement.

L’ouvrage fourmille ‎de références, de faits, de notes, de documents dont il aurait pu se passer tant on devine ‎l’homme en phase avec un moment de l’Histoire qu’il veut chevaucher et forcer à aller dans ‎la direction qu’il souhaite, qu’il croit possible et peut-être même nécessaire.

Il est stimulé au ‎plus haut point, on sent l’excitation du penseur devant des circonstances favorables à la mise ‎en œuvre de ses vues grandioses de visionnaire qui voit plus loin que les autres, plus loin que ‎les stratégies en action dans le monde : c’est Marx devant la formation de l’Internationale ‎ou la révolution de 1848 en France. ‎

Le monde de l’après-guerre pensait, avec la Charte de l’Atlantique, déboucher sur un nouvel ‎ordre international : « Mais le danger passé, on se contenta de s’installer dans les ruines de ‎l’ancien… En 1945, on se retrouvait dans les mêmes dispositions qu’en 1919… Le « monde ‎civilisé » qui n’avait pas modifié ses conceptions exotiques à l’endroit du « monde indigène » ‎ne pouvait pas modifier à son égard sa ligne politique… En fait, ce qui s’est répété en 1919 ‎et 1945 ce n’est pas l’histoire, mais la tentation du monde occidental de la refaire à son ‎profit… Toute la vie internationale est dominée par la « volonté de puissance » qui est ‎inséparable de la civilisation du XX° siècle. C’est une norme de la psychologie occidentale, ‎une norme qui marque le retard moral de l’homme d’Occident… L’Europe, projetée dans le ‎monde par sa technique qui la contraint à la cohabitation et au voisinage, est ramenée ‎constamment par sa morale aux bases de départ idéologique de son entreprise coloniale… ‎La volonté des « Grands », avec le droit de veto dont ils disposent dans les discussions ‎internationales, se traduit en fait comme le contre-courant de l’histoire ».

Bennabi est conscient de la disparité et de la diversité qui caractérisent les pays présents à ‎Bandoeng : « Une synthèse ne peut résulter des éléments rassemblés à Bandoeng s’il n’y a ‎pas les conditions d’une catalyse : le facteur qui crée le phénomène bio-historique ».

Il commence par rejeter la possibilité d’un afro-asiatisme lié à des données de race ou de ‎langue. Les civilisations ne reposent pas sur ces données, ni même sur les nations. Par ‎contre, la culture et la géographie y jouent une place importante.

Il cherche les bases ‎culturelles de l’afro-asiatisme et en exclut d’emblée le ressentiment anticolonialiste et la ‎haine de l’Occident : « Il ne s’agit pas d’arracher le monde au mépris des Grands pour le ‎livrer à la haine des petits… ». Il croit trouver ces bases dans le principe moral de la non-‎violence proposé par Gandhi.

Toutes les croyances étant représentées à la conférence, il considère qu’ « une telle ‎diversité peut fournir les éléments nécessaires pour dresser un socle solide à la paix et jeter ‎les bases spirituelles et technologiques d’une civilisation de l’homme afro-asiatique ».

Dans son esprit, l’afro-asiatisme n’est pas une fin en soi : « Il n’est qu’une étape nécessaire, ‎le premier degré d’un monde se réalisant à l’échelle planétaire… Il est une certaine phase ‎du mondialisme… La puissance technique a rendu le monde petit, il faut maintenant le ‎rendre habitable. » ‎

Il exclut tout risque que le regroupement des vingt-neuf pays représentant un milliard et ‎demi d’hommes puisse déboucher sur un bloc menaçant l’Europe ou les Etats-‎Unis, contrairement à ce que redoutait la presse de l’époque qui écrivait : « Tout le monde ‎sait ce qui doit arriver entre l’Asie et l’Occident, entre le Jaune et le Blanc… Le monde entier ‎comprend que la crise la plus grave de la destinée de la population du globe est sur le point ‎de se produire…. Une combinaison afro-asiatique dirigée contre l’Occident »‎ ‎.

Averti de ces jugements hâtifs et de leur dangerosité, Bennabi met en avant une autre ‎perception : « En tant qu’expression d’un certain particularisme, l’afro-asiatisme pouvait se ‎voir interprété comme une hégémonie en puissance comme il arrive à un particularisme ‎raciste ou nationaliste de l’être. Mais sa structure idéologique ne laisse pas place à une telle ‎interprétation. Se trouvant du fait de ses origines aux confluents des courants spirituels les ‎plus divers et en particulier de l’islam et de l’hindouisme, il ne saurait en conséquence se ‎transformer en une idéologie monolithique soutenant quelque « volonté de puissance » ‎incarnée par un « Führer »… Par leur nature même, les problèmes exposés à la conférence ‎afro-asiatique n’appellent pas des solutions de puissance mais des solutions d’existence, et ‎par conséquent ne postulent pas une culture d’empire mais une culture de civilisation ». ‎

C’est dans un article de la série « A la veille d’une civilisation humaine ? ‎ ‎» que Bennabi ‎parle pour la première fois de culture d’empire et de culture de civilisation en s’inspirant de ‎la comparaison de Spengler entre l’ « âme grecque » et l’ « intelligence romaine »‎
‎. ‎
Il catalogue l’Occident comme culture d’empire et écrit : « une culture qui ne peut se ‎déterminer que selon le plan des « causes » peut sans doute agir à perte de vue sur la ‎matière : créer la bombe atomique ou la fusée interplanétaire. Mais cela ne veut pas dire ‎qu’elle réalisera dans la même mesure « la condition humaine », laquelle se définit ‎davantage par des aspirations, des buts, un destin, c’est-à-dire par des « fins » plutôt que par ‎des « causes »… Le cartésianisme a mis à la culture une œillère – la causalité – qui ‎l’empêche de voir toute la perspective métaphysique de la finalité de l’homme, engendrant ‎ainsi l’homme-outil ou le robot-savant. D’autre part le colonialisme lui a mis une autre ‎œillère, celle-ci masquant la dignité de l’homme dans lequel on ne voit plus que l’indigène, ‎et empêchant en conséquence de voir l’unité organique du monde actuel issu de deux ‎guerres qui ont enfanté le « mondialisme » dont l’ONU n’est qu’une modeste préfiguration. ‎Et les deux causes se conjuguent pour en faire une culture d’empire plutôt qu’une culture de ‎civilisation… Précisément, le problème ne se pose pas sous l’angle de l’« intelligence » mais ‎de l’âme. La civilisation actuelle est en effet assez bourrée d’intelligence et de techniques ‎pour aller jusqu’à la catastrophe, sans l’aide de personne… Elle y va par son esprit technique ‎qui aggrave ses contradictions en posant pour la première fois dans l’histoire humaine une ‎équation inouïe : surproduction et surabondance égalent chômage et misère ».

Par l’éducation qu’il reçoit à la base et les idées reçues dans lesquelles il est élevé, ‎l’Européen est voué, pense Bennabi, à rester prisonnier de la culture d’empire : « C’est la ‎culture maternelle même qui pèche en Europe et fausse chez l’individu, dès son enfance, sa ‎conception du monde et de l’humanité. L’histoire et la civilisation commencent pour lui à ‎Athènes, font un ricochet à Rome, disparaissent soudain pendant plus d’un millénaire, et ‎réapparaissent brusquement à la Renaissance, à Paris ou à Londres. Avant Athènes qu’y ‎avait-il ? Du vide. Entre Aristote et Descartes, qu’y a-t-il ? Du vide… C’est cette optique qui ‎fausse d’emblée l’humanisme occidental.‎ ‎»‎

Quelque chose qui soit une sorte d’empire afro-asiatique apparaît à Bennabi comme ‎proprement impensable. Il le voit plutôt comme un « no man’s land spirituel » entre les deux ‎blocs, fondé sur l’islam et l’hindouisme, ce qui l’empêchera de se cristalliser en bloc ‎monolithique susceptible de servir de base à une œuvre de domination :

« L’afro-asiatisme ‎se présente à son point de départ comme un système de forces morales, intellectuelles, de ‎forces sociales, économiques et politiques… Les religions se prêtent difficilement à servir ‎pour moyens à de telles fins. Par conséquent, il n’y a pas lieu de rechercher la cohésion et la ‎cohérence, ni dans un principe unique, ni dans un syncrétisme religieux… Dans son ‎aboutissement, en tant que civilisation, il devra représenter la synthèse de toutes ces forces. ‎Il doit fonder son éthique sur un principe qui ne saurait être d’essence religieuse… Dans ‎cette dualité (islam-hindouisme), il ne saurait s’agir non plus d’une tentative de syncrétisme, ‎mais d’un pacte moral entre l’islam et l’hindouisme pour assumer une même vocation ‎terrestre. Il ne s’agit donc pas de renouveler la vaine tentative de l’empereur Akbar qui avait ‎voulu, au XVI° siècle, fonder son empire en Inde sur un syncrétisme islamo-hindouiste ».

Cette idée est ancienne chez Bennabi qui citait dans un article de 1949 le savant musulman ‎Biruni dans lequel il voyait « un intermédiaire entre la pensée hindoue et la culture ‎méditerranéenne »‎ ‎.

En effet, Ibn Ahmad Biruni (973-1050) qui a accompagné l’expédition ‎qui a ouvert à l’islam le Pendjab et le Cachemire, a vécu en Inde où il a appris le sanskrit et ‎traduit les « Upanishad » en arabe. Il est l’auteur du « Livre sur l’Inde » et d’une ‎‎« Chronologie des anciens peuples » où il développe une philosophie calquée sur les cycles ‎hindous (les yugas). Bennabi s’est intéressé très tôt à la pensée védique dont il avait une ‎large connaissance et avait une grande admiration pour le Mahatma Gandhi auquel il a ‎rendu un hommage appuyé dans ses écrits.

Il faut relever que Toynbee, après Bennabi, verra dans le rapprochement entre l’islam et ‎l’hindouisme une possibilité d’évolution spirituelle pour l’humanité.

Parlant des ‎présentations de la réalité ultime qui transcende l’univers telles que les donnent ‎l’hindouisme et l’islam le penseur anglais conclut : « Je pense qu’elles ne s’opposent pas ‎mais se complètent, ajoutant l’une à l’autre. L’hindouisme transmet à la fois l’unité et la ‎variété de la réalité transcendante… Il semble probable que le genre humain ait besoin des ‎deux présentations à la fois »‎ ‎.

Bennabi et Toynbee étaient contemporains. Le premier est mort en 1973 et le second en ‎‎1975. Selon Allan Christelow, spécialiste de Malek Bennabi (et auteur de l’introduction à ‎mon livre « L’islam sans l’islamisme : vie et pensée de Malek Bennabi », Ed. Samar, 2006) ‎les deux hommes auraient pu, ou se seraient effectivement rencontrés en 1960 à l’occasion ‎d’une visite de Toynbee au Caire où résidait Bennabi. Mais nous n’avons pas trouvé mention ‎dans les Carnets ou les archives de Bennabi d’une telle rencontre. ‎
Le rôle qu’il assigne à l’islam dans la mondialisation, sa vocation dans l’histoire, Bennabi les ‎déduit essentiellement de son caractère intermédiaire : « L’islam, c’est le pont jeté dans ‎l’histoire entre les civilisations de l’Antiquité et la civilisation actuelle. Sa civilisation s’insère ‎entre la pensée empirique de l’Antiquité et la pensée scientifique moderne »‎ ‎.

Vers la fin de sa vie il croit encore à cette possibilité et procède même à une répartition des ‎tâches dans un article, « Spiritualité et socio-économie », où il écrit : « La perspective du ‎monde fait apparaître de plus en plus l’exiguïté des frontières nationales et la nécessité ‎impérieuse pour l’homme de s’organiser à l’échelon mondialiste afin de faire face au choc ‎du futur. Cette dernière nécessité suppose que chaque entité sociologique existante doit ‎extirper tout caractère expansionniste et exclusif à ses particularités culturelles, ‎idéologiques, politiques et économiques, et doit envisager l’existence d’une autre entité ‎sociologique sous l’angle d’une complémentarité nécessaire à la résolution maximale de ses ‎contradictions internes. Dans cette perspective, quelle est la place de l’islam ? L’islam ‎empruntera à l’Occident la technique une fois qu’il aura fait sa révolution culturelle. Mais ‎l’islam – en vertu de la complémentarité nécessaire – fera découvrir à cet Occident le côté ‎spirituel des problèmes de l’homme… Il lui fera comprendre qu’à un problème spirituel, une ‎solution socio-économique exclusive est inefficace » ‎ ‎.

Précédant de près d’un demi-siècle Francis Fukuyama, Bennabi est convaincu que « l’histoire ‎est en train d’apporter son dénouement ». C’est cela qui serait véritablement la fin de ‎l’Histoire, selon sa propre expression, et non la situation mondiale apparue après la chute de ‎l’URSS en 1990‎ ‎.

Mais nous ne sommes qu’en 1956. La lutte idéologique oppose la philosophie libérale à la ‎philosophie marxiste. Anticipant la « revanche de Dieu » le retour du religieux, Bennabi ‎écrit : « L’esprit religieux banni des doctrines de l’histoire par la révolution cartésienne et ‎l’œuvre des encyclopédies y revient par des voies rationnelles ».

Prophète de la mondialisation avant la lettre, il achève ce livre de géopolitique dense et ‎émouvant sur cette vue grandiose de l’avenir : « La réduction de l’espace est devenue un ‎agrandissement de l’homme, l’amplification de son échelle personnelle. A cette échelle, le ‎monde est devenu sa patrie, son domaine en propre, son espace vital ordinaire… A mesure ‎que le pouvoir de l’homme dépasse les échelles locales, ses activités franchissent les ‎frontières nationales, se croisent, se nouent, se branchent aux « standards » et, ainsi, tissent ‎le réseau de mondialisme qui s’étend progressivement sur le monde. L’idée même de ‎coexistence est une traduction du phénomène sur le plan politique et moral ».

Du coup, il dénie tout avenir à des formules de regroupement qu’il juge dépassées. Il avait ‎déjà annoncé dans « Vocation de l’islam » que « le monde est en train de se réaliser à ‎l’échelle planétaire, de se totaliser, de totaliser ses ressources et ses besoins. Il est en passe ‎de réaliser institutionnellement le sens de l’histoire…Le monde musulman aura donc à tenir ‎compte dans sa propre évolution de ce pas décisif de l’histoire. Les formules comme le ‎panarabisme et le panislamisme sont désormais désuètes, tout autant que le pan-‎européanisme qu’on voudrait ressusciter à Strasbourg… L’unité du monde a toujours été le ‎phénomène essentiel de l’histoire, tandis que les divisions ne sont que des accidents, des ‎épiphénomènes… ». ‎

Lorsque le pape Paul VI publie au début de l’année 1967 une Encyclique, « Popularum ‎progresso », Bennabi en fait le sujet d’un article et y voit « un document de notre époque, un ‎signe essentiel du développement moral d’une humanité parvenue peut-être à l’avènement ‎de l’omnihomme » ‎ ‎.

En juin 1967, il écrit : « On se rappelle les espérances qu’elle (la Conférence de Bandoeng) ‎avait fait naître dans le Tiers-monde et les inquiétudes qu’elle suscita dans le camp ‎impérialiste. En effet, tout l’ancien empire colonial s’était converti en une ligue anti-‎impérialiste animée par l’esprit de Bandoeng. Qui plus est, cette ligue traduisit sa vocation ‎politique d’une façon claire et nette : le neutralisme… Dès lors, on comprend toutes les ‎raisons que l’impérialisme avait de miner ce rassemblement de peuples du Tiers-monde et ‎tous les efforts qu’il devait déployer pour y introduire les fissures et les clivages nécessaires ‎à son jeu… »‎ ‎.

Lorsque l’OUA est créée en 1960, il y voit une grande manœuvre de la lutte ‎idéologique et note dans le même article : « L’OUA est un enfant adultérin de l’impérialisme ‎et de l’Afrique, mais d’une Afrique qui l’a enfanté sans savoir même qui était son père, ni ‎que son enfant était tout simplement venu au monde pour mettre un hiatus entre elle et ‎l’Asie ».

Que reste-t-il du rêve afro-asiatique qui deviendra le mouvement des Non-alignés, puis plus ‎rien ? Des souvenirs-photos. Beaucoup d’argent, de démagogie et de faux espoirs auront été ‎consommés en pure perte.

L’Inde est devenue la plus grande démocratie du monde, la Chine bientôt la première ‎économie du monde et le monde musulman l’unique ancienne civilisation à ne pas avoir ‎réussi à se rétablir dans des formes modernes et développées. ‎

Les idées géopolitiques proposées par Bennabi n’ont pas abouti non pas parce que la vision ‎était platonique ou carrément fausse, mais parce qu’il les a supposées applicables dans ‎l’immédiat alors qu’elles ne se s’imposeront que dans un siècle ou deux car le ‎‎« mondialisme », sous cette dénomination ou une autre, est une condition de la survie de ‎l’humanité dans les siècles à venir.

Lui, ne l’a pas annoncée comme une échéance mais ‎comme une finalité. L’échéance peut encore être différée mais elle est inéluctable car ‎appartenant à l’ordre des nécessités humaines, à la fatalité de l’histoire.

NOTES :‎
‎ Bennabi portait un grand intérêt à l’Inde depuis sa découverte de Tagore dans son adolescence. Cet intérêt grandit avec ‎l’admiration suscitée en lui par l’œuvre morale et politique de Gandhi durant ses années parisiennes. Adulte, il consacre ‎plusieurs écrits à l’Inde, avant et après la partition, et à ses figures intellectuelles et politiques. On peut citer parmi ses écrits les ‎articles suivants : « Hommage à l’apôtre de la non-violence » (« Le Jeune musulman » du 30 janvier 1953), « Romain Rolland et ‎le message de l’Inde 1 et 2 » (le JM du 26 juin 1953 et du 22 janvier 1954) et « Universalité de la non-violence » (la ‎République Algérienne du 18 décembre 1953). Dans les années cinquante, il se lie à un compagnon musulman de Gandhi qui ‎fut ministre de l’éducation, Mawlana Abou-al-kalam Azad (1888-1958). Nous avons trouvé dans ses archives une copie d’une ‎lettre qu’il a adressée le 29 avril 1956 à Mr. Mehar Singh, ministre indien des affaires étrangères. ‎

‎2 Article cité par R. Wright in « Bandoeng, 1,5 milliard d’hommes », Ed. Calmann-Lévy, Paris 1955.‎

‎3 « La République algérienne » du 13 avril 1951.‎

‎4 Oswald Spengler : « Le déclin de l’Occident : esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle », 2 volumes, Ed. ‎Gallimard, 1948, d’après une traduction de l’Algérien Mohand Tazerout. ‎

‎5 « Fondement métaphysique de l’humanisme islamique », la « République algérienne » du 29 septembre 1950.‎

‎6 « La chose et la notion », la RA du 14 octobre 1949.‎

‎7 Cf : « Survivre : sept questions sur le futur », Ed. Marabout, Paris 1974.‎

‎8 « L’Islam, facteur de libération et de désaliénation de l’esprit humain », « Que sais-je de l’islam » N°1, janvier 1970 ‎

‎9 QSI, octobre 1971.‎

‎10 L’idée de « fin de l’histoire » a pour origine le millénarisme. La pensée marxiste s’en est emparée pour désigner la mort de ‎Dieu, la fin de l’Etat, la disparition des classes sociales et de la monnaie… Puis elle a été récupérée par les philosophes et ‎sociologues contemporains qui voient dans la « postmodernité » la fin du modèle cartésien. ‎
‎ ‎
‎11 « L’Encyclique et le tiers-monde », « Révolution africaine » du 16 avril 1967.‎

‎12 « L’ONU condamne le peuple palestinien », Révolution Africaine du 23 juillet 1967. ‎

Le soir d’Algérie du 08 novembre 2015‎
Oumma.com du 13 février 20‎

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