Home LA PENSEE DE MALEK BENNABI BENNABISME ET ISLAMISME

BENNABISME ET ISLAMISME

by admin

L’Algérie a la chance de posséder un Malek Bennabi dont elle n’a pas exploité la pensée ‎pour devenir un producteur d’idées ne serait-ce qu’à son propre usage, comme se prémunir ‎du fléau islamiste, de la même façon qu’elle n’a pas tiré profit de ses ressources naturelles ‎pour devenir une puissance économique.

En dehors de quelques clichés comme la ‎‎« colonisabilité », sa pensée reste inconnue du grand public et des « élites » comme s’il ‎n’avait jamais existé.

L’islamisme est une affirmation ostentatoire du triomphe de l’ignorance, en même temps ‎que la preuve accablante que l’islam court à sa mort s’il ne relève pas de cette maladie ‎chronique, tandis que le bennabisme est une improbable promesse d’avenir mais l’antidote ‎qu’il faut contre ce fléau à condition de devenir un courant d’idées accessibles aux masses.

Le théoricien de l’islamisme, Sayed Qutb, et Bennabi étaient contemporains et se sont ‎même affrontés par livres interposés : le premier répondant dans « Mâalim fi-tariq » aux ‎critiques du second dans « L’Afro-Asiatisme ».

C’est l’Egyptien obscurantiste qui a été suivi par les masses musulmanes, et non l’Algérien ‎éclairé qui ne l’a même pas été chez lui par ses universitaires ou ses intellectuels.‎

L’islamisme tel qu’on l’entend aujourd’hui se confondait du vivant de Bennabi avec la ‎composante « islahiste » (réformiste) de la Nahda avant de prendre les formes exacerbées ‎et radicales que Mawdudi et Sayed Qutb lui ont donné.

Ce dernier, doctrinaire des « Frères ‎musulmans », avait une vision manichéenne du monde qu’il voyait partagé entre l’islam et le ‎‎« kofr » (mécréance). Il n’envisageait que deux types de société, la musulmane et la ‎djahilienne (païenne), la société musulmane étant celle où est appliqué l’islam rigoriste, et ‎la société djahilienne celle où il n’est pas appliqué ou appliqué avec tiédeur.

Peut-on parler d’une relation de cause à effet entre la pensée bennabienne et l’islamisme ‎ainsi que se sont hasardés à le soutenir certains ?

Bennabi est né et a vécu près de six décennies sur sept dans une Algérie colonisée et un ‎monde musulman asservi par les grandes puissances et où tout frémissement intellectuel ou ‎politique soulevait l’enthousiasme des musulmans qui y voyaient un signe de Dieu ou un ‎courant prometteur de l’Histoire.

Ainsi en a-t-il été de Bennabi qui, attentif à tout ce qui recelait un indice de vitalité, a été ‎islahiste dans sa jeunesse (les années 1920), wahhabite durant ses années d’études ‎parisiennes (les années 1930) et un admirateur de Hasan al-Banna à la fin des années 1940, ‎avant de retirer sa confiance au mouvement qu’il dirigeait (les « Frères musulmans ») en ‎‎1954. ‎

L’islahisme lui était apparu comme un mouvement de réforme morale et culturelle, le ‎wahhabisme comme sa traduction politique destinée à restaurer la grandeur de l’islam sur ‎la terre sainte, et les « Frères musulmans » comme une force sociale porteuse d’un projet ‎civilisationnel. Il reviendra de ces illusions dont on ne trouve pas de traces dans ses livres.‎

La pensée de Bennabi est centrée sur l’islam. Mais que doit-on en déduire : qu’il est un ‎islamologue, un alem, un réformateur, un penseur islamiste ?

Il n’appartient en fait à aucune de ces catégories. Il n’est pas un islamologue car il n’a pas ‎étudié en académicien froid et distant le contenu ou l’histoire de l’islam. Il n’est pas un ‎‎« alem » car il n’est pas issu de l’enseignement dispensé par les universités islamiques. Il ‎n’est pas un réformateur proposant des innovations ou une nouvelle vision islamique du ‎monde, ni un illuminé islamiste appelant à l’instauration d’un ordre strictement religieux.‎

Ce qui le distingue des penseurs islamistes, c’est aussi bien l’approche des problèmes que les ‎solutions préconisées. ‎
Il n’était pas un esprit traditionnel, mais un esprit technique et scientifique. Son centre ‎d’intérêt n’était pas l’étude de l’islam en soi, mais la compréhension d’une problématique ‎plus vaste, celle de la « civilisation », œuvre des hommes dans le temps et l’espace pour ‎réaliser la vocation humaine sur la terre.

Il ne s’agit pas là d’une nuance, mais de deux préoccupations, de deux domaines ‎complètement différents.‎

Il n’est pas venu défendre l’islam, mais analyser son parcours avant de forger les outils ‎conceptuels propres à inspirer les actions intellectuelles, politiques et sociales capables de le ‎sortir de la décadence et du sous-développement dans lequel il est tombé après une ‎brillante épopée. Penseur musulman, il n’est pas pour autant un « penseur de l’islam », titre ‎qui convient à tellement de profils vagues.

Il est un penseur de la civilisation globale, de l’intégration humaine à l’échelle mondiale. Il ‎est devenu un spécialiste de l’Occident et des spiritualités asiatiques autant qu’il l’était du ‎monde musulman. Son objet est devenu la « civilisation humaine » et il ne rêvait plus dès ‎son premier livre (« Le phénomène coranique », 1947) que de civilisation universelle, ‎d’« omni-homme » et d’œcuménisme.

Les exemples qu’il choisit tout au long de son œuvre, livres et articles de presse de 1947 à sa ‎mort le 31 octobre 1973, vont tous dans le sens d’une interprétation moderne et libérale des ‎valeurs et des règles de l’islam.

Ils dénotent une démarche d’ouverture et appellent à une réforme de la perception des ‎autres. Ils suggèrent que les musulmans doivent se considérer en « situation de nécessité » ‎et agir en conséquence pour réaliser leur rapprochement avec les autres religions et ‎civilisations.

Bennabi portait un projet : aider à la renaissance du monde musulman non pas dans son ‎ancienne configuration culturelle et géopolitique, mais en l’orientant vers des formes ‎d’organisation inédites qu’il appelait dès 1949 le « mondialisme ».

Il a, dès l’entame de sa carrière, posé que le monde musulman ne pouvait renaître de ses ‎cendres mais devait se rénover, se sublimer, muter vers des formes supérieures dans un ‎monde universalisé techniquement et culturellement.

Il voyait la contribution du monde musulman à ce nouvel ordre à travers un apport de nature ‎morale et spirituelle. Il ne demandait pas au monde de s’islamiser, ni ne s’illusionnait sur les ‎chances des pays musulmans de devenir des superpuissances.‎

Pour lui, l’islam ne s’est pas réalisé selon son principe mais a été précocement dévié de sa ‎trajectoire. Il ne voyait pas venir la renaissance d’un quelconque retour au passé, mais d’un ‎important effort moral, intellectuel et politique de préparation à s’intégrer dans ‎le processus de mondialisation (il employait cette expression à la fin des années quarante ‎déjà).‎

Il écrit dans « Vocation de l’islam » (1954) : « Le monde musulman n’est pas un groupe ‎social isolé, susceptible d’achever son évolution en vase clos. Il figure dans le drame humain ‎à la fois comme acteur et comme témoin… Sans doute lui faut-il encore atteindre au niveau ‎de la civilisation actuelle en mettant en jeu l’ère atomique si profondément marquée par ‎l’esprit technique ».

Il ne se représentait pas la renaissance sous les aspects d’une aspiration à une puissance ‎militaire capable de dominer le monde, mais d’une force morale et spirituelle : «Son rôle ‎‎(l’islam) demeure surtout spirituel, comme modérateur des excès de la pensée matérialiste ‎et des égoïsmes nationalistes ». ‎
Il est une donnée de départ capitale, à savoir que ce que nous appelons la « civilisation ‎islamique » n’est, pour lui, que le produit d’une déviation :

« Le développement connu sous ‎le nom de « civilisation musulmane » n’est qu’une accommodation de l’islam doctrinal à ‎l’état de fait qui suivit Siffin. Les écoles juridiques eurent beaucoup de peine à réaliser cette ‎accommodation contre un pouvoir dynastique – donc extra-musulman- exclusif et ‎tyrannique. Si bien que ce n’est pas la civilisation musulmane qui est issue de la doctrine ‎islamique, mais au contraire les doctrines qui se sont accommodées à un ordre temporel ‎imposé. Tout travail de reconstruction de la culture musulmane doit d’abord rétablir la ‎prééminence de la pure doctrine sur le fait du prince qui a découlé de Siffin. Cette ‎reconstruction implique le retour à l’islam, c’est-à-dire en particulier le dépouillement du ‎texte coranique de sa triple gangue théologique, juridique et philosophique ».

On le voit même considérer que des mouvements jugés dissidents par l’orthodoxie comme ‎le « kharidjisme » et le « mu’tazilisme » « n’étaient, l’un sur le plan politique, l’autre sur le ‎plan intellectuel, que des tentatives pour rejoindre la pensée coranique » (« Vocation de ‎l’islam »).‎

Que signifie l’expression « revenir à l’islam » chez lui ? Il répondait déjà dans « Les ‎conditions de la renaissance » (1949) : « La force de cohésion nécessaire à la société ‎algérienne réside dans l’islam, mais dans un islam repensé et revécu, dans un islam social ».‎

Revenir aux sources, celles-ci étant le Coran et la Sunna, veut dire revoir les règles posées ‎par le « ilm al-qadim » et le fiqh, construire une vision du monde adaptée aux perspectives ‎nouvelles ouvertes par la vie, le progrès, la science, les contraintes internationales…

Il ne faut pas s’attendre en parcourant sa pensée à des audaces iconoclastes : Bennabi ‎n’aspirait pas à réformer l’islam, mais la culture musulmane, l’esprit et la vision du monde ‎véhiculés par cette culture. Ce faisant, il a brisé maints tabous et décanonisé l’histoire du ‎monde musulman telle qu’elle a été présentée par la pensée traditionnelle.

Il n’a pas proposé un schéma de reconstruction du monde musulman ou un prototype ‎d’homme musulman, mais leur a indiqué des voies et une finalité. Il attendait du contact ‎avec le monde moderne une étincelle qui déclencherait un processus de renaissance ‎intellectuelle, de motivation qui animerait les corps et les âmes apathiques des musulmans ‎confinés dans une application littérale et individualiste des rites de l’islam et ignorant leur ‎rôle et leurs devoirs à l’égard du monde.

Il a vu se produire un tel phénomène en Inde où « une renaissance spirituelle dont la ‎première lueur semble avoir jailli dans l’âme hindoue au contact de la culture occidentale : ‎la lueur qui éclaira, notamment, la vie et l’œuvre de Vivekananda ».

D’où son intérêt et sa sympathie pour l’Inde. Il poursuit dans le même article : « C’est vers le ‎début du siècle qu’eut lieu la résurrection de la pensée traditionnelle, c’est-à-dire à un ‎moment où elle devait devenir, par la force des choses, la préface de la pensée politique qui ‎allait façonner l’Inde moderne… L’esprit de l’Inde antique ressuscitant dans une nouvelle ‎incarnation. La jeune Inde retrouvait la pensée védique pour en faire la pensée d’une ‎révolution » (« Universalité de la non-violence », « La République algérienne » du 12 ‎décembre 1953).‎

Bennabi se veut pratique, concret, précis et écrit dans « Naissance d’une société » (1962) » : ‎‎« Il faut trouver une « idée » transcendante qui ressoude le spirituel et le social, qui opère ‎de nouveau la synthèse de la « personne » musulmane, de manière que celle-ci soit ‎identique à elle-même, à la mosquée et dans la rue… C’est ce travail de réorganisation et de ‎réorientation qui doit constituer la tâche primordiale dans le plan de la renaissance ‎musulmane. Car c’est sa réalisation qui constitue la condition première, la précondition qui ‎rendra efficaces tous les efforts dans le cadre de cette renaissance ». ‎
Alors que le réformisme musulman a cru trouver la solution au problème de la décadence ‎dans le retour au passé, Bennabi la voit dans un bond en avant, dans une synthèse entre les ‎valeurs spirituelles de l’islam et les valeurs temporelles du XX° siècle, entre l’authenticité et ‎l’efficacité, entre l’esprit coranique et la pensée cartésienne.

Il n’a jamais cru en la possibilité d’une résurgence du monde musulman hors du cadre d’une ‎globalisation des moyens spirituels et matériels de l’humanité :

«Le retour au Salaf, tel qu’il ‎est impliqué par la doctrine du mouvement réformateur classique, ne s’inscrit pas dans ‎l’ordre des faits historiques. Il ambitionne un glissement qui ne ramène pas l’homme à l’ère ‎de la conscience, mais à celle de la science théologique, c’est-à-dire, en prenant encore ‎l’exemple du passé, à l’époque post-siffinienne. C’est donc une réforme de savants, qui ‎touche peu ou ne touche pas du tout les masses humaines » (« Vocation de l’islam »).

Il fustige la tendance morbide à sacraliser l’islam historique, opérant une nette distinction ‎entre l’islam et sa traduction sociale :

« Cette distinction est nécessaire pour parler de ces ‎insuffisances sans l’épouvantable « trac » qui s’empare du musulman dès qu’il veut aborder ‎les problèmes du monde musulman sous leur aspect pathologique… Souvent sa raison ‎succombe à ce trac et il se trouve emporté par l’élan apologétique loin de ces problèmes et ‎de leur contenu réel. Il se croit obligé – partageant en cela le défaut de tous les croyants de ‎toutes les confessions – d’idéaliser ce contenu, de l’embellir par des données subjectives, de ‎composer en somme dans son esprit un portrait flatteur de sa religion… Cette justification ‎qui s’opère de deux manières – soit par substitution du subjectif à l’objectif, soit par ‎substitution d’un passé prestigieux à un présent déshérité – rend impossible une ‎thérapeutique sociale… Insidieusement, la substitution d’un tableau du passé à une réalité du ‎présent peut rendre psychologiquement la solution impossible » (L’Afro-Asiatisme », 1956).

Bennabi rejette la relégation de la mission prophétique au rôle d’un juriste rivé à la lettre et ‎écrit dans un article (« Mohammed le saint », « La République Algérienne » du 17 juillet ‎‎1950) :

« Une société primitive qui n’a pas encore découvert ses valeurs morales, une ‎société décadente qui a perdu les siennes, attachent toutes les deux au Prophète le portrait ‎d’un porteur de loi. Toutes les deux n’ont pas le sens de la sainteté, l’une attend une loi, ‎l’autre veut garder la sienne. Dans toute société décadente, le « faqih », le légiste, est ‎roi…Le rôle d’un prophète n’est pas uniquement celui d’un porteur de loi, il apporte plus que ‎ceci… Jésus ne condamnera pas la pécheresse, la Samaritaine, que les Pharisiens accusaient ‎devant lui pour la faire condamner d’après la « loi ».
Mohammed ne condamnera pas le ‎pécheur qui s’accusait devant lui en signe de repentance… Son enseignement précise par ‎paraboles les valeurs islamiques qui ne sont pas du domaine du dogme, de la loi… Aux ‎dévots de toutes les époques pharisiennes, aux « faqih » des sociétés décadentes, à tous ceux ‎qui voient le Prophète sous les traits d’un simple porteur de loi, le Coran adresse, encore, ‎cette apostrophe virulente : « Malheur à ceux qui prient en faisant de leurs prières une ‎simple ostentation et refusent de petits actes de bonté ». ‎

Nous pourrions ajouter que c’est bien ce qu’a voulu dire Jésus lui-même dans cette adresse : ‎‎« A vous aussi, docteurs de la loi, malheur ! Parce que vous chargez les hommes de fardeaux ‎difficiles à porter, et vous-mêmes, ne touchez pas aux fardeaux d’un seul de vos doigts » ‎‎(Evangiles II, 46-47) ».

Dans un autre article (« Que sais-je de l’islam » N° 8, janvier 1972) il écrit :

« Quand une ‎religion devient une simple collection de formules à réciter par cœur, un simple ensemble ‎de gestes à accomplir machinalement, elle peut verser facilement dans le culte de ses ‎symboles, de ses signes, au lieu de s’occuper de ce qu’ils désignent. Alors, quand le signifiant ‎usurpe la place du signifié, c’est le retour à la magie ; c’est le règne du dévot, du bigot, et ‎finalement du charlatan…Et il n’est pas défendu de citer ici un proverbe chinois cité par ‎Garaudy qui l’attribue à une pensée bouddhiste : « Lorsque le doigt montre la lune, ‎l’imbécile regarde le doigt. » C’est-à-dire quand le signe usurpe la place de ce qu’il désigne, ‎c’est l’imbécillité qui prend le nom de culture ».‎

Bennabi n’était pas désarmé par la situation sociale et historique de l’islam, œuvre des ‎hommes et résultat de leur incapacité à le vivre de manière plus honorable : « L’islam ‎éternel n’a pas à couvrir et à justifier d’une manière ou d’une autre les faiblesses d’un ordre ‎temporel qui se veut musulman… Le musulman a perdu l’usage social de l’islam » (« L’Afro-‎Asiatisme »). ‎

Dans « Naissance d’une société », il fait remarquer « l’effet exaltant de la vérité islamique ‎sur l’auditoire qui écoute les prêches du vendredi, au pied du minbar, dans les mosquées. ‎Les mots de l’imam qui tombent du minbar sur cet auditoire recueilli le bouleversent. Et, ‎plus d’une fois, on voit à ses côtés unorante fondre en larmes ou l’imam lui-même étranglé ‎d’un sanglot. Pourtant, quand cet auditoire aura terminé sa prière, la « vérité » qui l’a ‎bouleversé reste à la mosquée, elle ne le suit pas dans la rue. En franchissant le seuil de la ‎mosquée, le musulman passe donc d’un état à un autre état. Et ceci nous oblige à faire la ‎constatation qu’il y a une séparation entre le spirituel et le social, un divorce entre le ‎principe et la vie. L’histoire de cette séparation remonte sans doute à très loin. Elle avait eu ‎lieu d’abord entre le spirituel et le politique, entre l’Etat et l’idée religieuse. On peut dater ‎cette rupture initiale de Siffin. Mais ses effets ont progressé dans le monde musulman, ‎comme une maladie qu’on n’a pas soignée… Toute vérité qui n’agit pas sur la trilogie sociale ‎des personnes, des idées et des choses est une vérité morte. Tout mot qui ne porte pas le ‎germe d’une action transformatrice est un mot inutile, un mot mort enfoui dans une sorte ‎de cimetière que nous nommons dictionnaire. »

C’est ainsi que le musulman apparaît à Bennabi comme un « solitaire ignorant les valeurs ‎d’autrui », une « conscience solitaire qui ne prend pas part aux affaires mondiales. On ne la ‎trouve ni dans les grands débats internationaux, ni dans le remous d’idées engendrées par le ‎choc des doctrines sociales et philosophiques qui partagent l’humanité en ce moment. Cette ‎psychologie du solitaire cristallise l’inefficacité du monde musulman sur le plan universel ».

Conscient de la gravité de la situation dans laquelle se trouve le monde musulman, il ne s’est ‎pas nourri et n’a pas voulu nourrir d’illusions les autres. Peut-être s’est-il empêché dans ses ‎écrits publics d’aller jusqu’au bout de sa pensée de peur de heurter, de choquer, de ‎désespérer, mais il n’était pas dupe.

Répondant à la question d’un étudiant soudanais en octobre 1959 au Caire sur ‎l’« inéluctabilité » de la conversion du monde à l’islam, il répond avec délicatesse : « Le ‎monde n’attend pas notre message islamique, mais tout message qui peut lui apporter du ‎bien. La question est donc de savoir si dans la situation matérielle et morale de l’humanité ‎actuelle il y a une nécessité fondamentale que l’islam peut satisfaire. Si cela est, je dirais ‎que le monde attend notre message. Il y a donc lieu de vérifier d’abord l’existence d’une ‎telle nécessité ». ‎
Bennabi est peut-être le premier intellectuel à avoir établi une corrélation entre le ‎‎« croyant » et le « citoyen », écrivant dans « Idée d’un Commonwealth islamique » à la fin ‎des années 1950:

« C’est certainement un lieu commun de dire qu’un bon croyant fait ‎toujours un bon citoyen, même à l’égard de ses concitoyens d’une autre confession… Le ‎croyant porte en lui les problèmes auxquels fait face le citoyen… C’est notre monde des ‎idées qui porte le mal et les causes de la crise du monde musulman. Cette remarque peut se ‎traduire autrement ici en disant que le croyant porte en lui les problèmes
auxquels fait face ‎le citoyen… Aujourd’hui donc, le problème du citoyen de n’importe quel pays musulman se ‎pose sur le même fond sociologique que le problème de n’importe lequel de ses ‎coreligionnaires d’un autre pays. C’est donc bel et bien le problème du croyant qui se pose ‎au fond. » ‎

Cherchant à définir le sens de sa vie, il écrit dans une note du 13 février 1958 : « Si je ‎récapitule ma vie depuis 1936, je crois que la seule signification valable qu’elle ait à mes ‎yeux, c’est l’espèce d’amour que j’ai toujours éprouvé pour les formes supérieures de vie et ‎qui se résument en la civilisation. Le spectacle de la civilisation m’a toujours ému. Et si je ‎récapitule maintenant ma vie, je trouve qu’elle fut toujours une tentative de passer un peu ‎de cette émotion, de mon amour de la civilisation autour de moi ».

On peut appeler « bennabisme » cette vision humaniste qui voulait rapprocher non ‎seulement les religions du livre, mais toutes les spiritualités du monde en vue d’une ‎humanité unifiée par une culture universelle de l’acceptation mutuelle et de la coopération ‎pour le bien commun. ‎
‎ ‎
‎« Le soir d’Algérie » du 22 octobre 2015‎
‎‎

You may also like

Leave a Comment