Home LA PENSEE DE MALEK BENNABI UN ROMAN SPIRITUEL, « LEBBEÏK : PELERINAGE DE PAUVRES »

UN ROMAN SPIRITUEL, « LEBBEÏK : PELERINAGE DE PAUVRES »

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Au début de l’année 1948 un deuxième livre de Bennabi est publié aux Editions En-Nahda.‎ ‎ ‎Curieuse chose que ce roman de 99 pages écrit en un mois et dans lequel sont annoncés ‎deux nouveaux livres : « Visages à l’aurore » et « Sur les traces de la pensée scientifique ‎musulmane ». ‎Les ouvrages annoncés ne paraîtront jamais, du moins sous ces titres. « Discours sur les ‎conditions de la renaissance algérienne » sortira un an plus tard à la place (nous le ‎supposons car Bennabi ne le dit pas explicitement) de « Visages à l’aurore ». Quant au ‎second, aucun livre de Bennabi ne portera ce titre. Celui qui sera publié après ‎‎« Les conditions de la renaissance » est « Vocation de l’islam ». ‎Pourquoi ce roman dont le Dr Abdelaziz Khaldi, en rédigeant une année plus tard la préface ‎des « Conditions de la renaissance », dira qu’« il a été jugé par certains lecteurs comme ‎étranger à l’orbite étincelante tracée par « Le phénomène coranique» ? Il faut peut-être y ‎voir un intermède entre deux moments de très grande concentration dans la vie ‎intellectuelle de Bennabi : celle qui lui a été nécessaire pour rédiger « Le phénomène ‎coranique », et celle qu’il est en train de mobiliser pour formuler dans « Les conditions de la ‎renaissance » sa conception de la civilisation. L’homme a peut-être besoin de souffler, de se ‎détendre, d’oxygéner son cerveau par un apport en spiritualité. ‎D’emblée l’auteur nous prévient que la rédaction du roman a été expédiée entre deux ‎voyages, « quasiment dans une chambre d’hôtel ». Il précise aussi que les deux principaux ‎personnages du roman, un charbonnier et un gosse d’Annaba, ont réellement existé. C’est ‎peut-être une façon de nous dire qu’il n’est pas un romancier, c’est-à-dire quelqu’un de voué ‎à la fabrication de trames et de personnages fictifs, et qu’il s’excuse par avance de proposer ‎quelque chose de bien modeste dans le genre. Selon certains témoignages, il n’aimait pas ‎qu’on lui rappelle l’existence de « Lebbeik » dans sa bibliographie comme s’il regrettait ‎d’avoir cédé à un moment de sa vie à une faiblesse, celle d’avoir rédigé un « roman », lui ‎l’esprit scientifique. ‎La toile de fond du livre est essentiellement religieuse. L’histoire est construite sur des ‎émotions que l’auteur cherche visiblement à transmettre au lecteur. Le thème quant à lui ‎n’est pas nouveau, c’est celui du repentir et de la rédemption qu’on trouve au cœur de ‎toutes les morales religieuses. Il a été exploité à satiété par les romanciers et les cinéastes, ‎il a inspiré les chansons de geste et les chansons populaires.Comme s’il voulait annoncer « Lebbeik », Bennabi parle dans « Le phénomène coranique » ‎de « conscience humaine gagnée par le repentir et vaincue par l’innocence et la probité » à ‎propos de la femme de Putiphar qui, dans le récit biblique de la légende de Joseph, tente de ‎séduire ce dernier. A la fin, elle finit par confesser sa faute et faire son mea-culpa.‎Le triomphe du bien sur le mal, la grandeur d’âme, la générosité, enthousiasment depuis ‎toujours et partout les foules parce qu’ils montrent ce qu’il y a de meilleur en l’homme. La ‎lutte entre le vice et la vertu, la déchéance et la sainteté, le juste et l’injuste, fait encore ‎vibrer les lecteurs et les spectateurs du monde entier. Or Bennabi est un homme ‎extrêmement sensible aux manifestations de l’âme et des valeurs morales. Aussi son roman ‎est-il centré sur l’histoire d’un homme de bonne extraction sociale qui sombre, pour on ne ‎sait quelles raisons, dans l’alcoolisme et qui arrive, en une nuit, à retrouver le droit chemin. ‎Le livre s’ouvre sur une description de l’atmosphère sociale à Annaba à la veille du départ ‎des pèlerins pour la Mecque. Ceux-ci viennent de villes proches comme Tébessa ou ‎Constantine pour prendre le bateau qui doit les conduire aux Lieux saints. Dans les habitudes ‎algériennes de l’époque on ne va pas à l’hôtel, ce sont les familles de la ville qui se chargent ‎de recevoir chez elles les pèlerins qu’elles vont chercher à leur descente du train à la gare. ‎Tout cela donne une animation particulière à la ville. ‎Cette année-là, le pèlerinage survient au mois d’avril. A la tombée du jour, dans une obscure ‎ruelle, deux ivrognes mènent grand tapage. L’un d’eux, le héros du roman, s’appelle Brahim. ‎Il a trente ans et exerce la profession de charbonnier dans la boutique où ils viennent de ‎s’engouffrer en titubant son compagnon et lui. Dans le roman, celui-ci n’est pas nommé, ‎l’auteur ayant résolu de le désigner du début à la fin par l’expression « l’acolyte de ‎Brahim ».‎Les parents de ce dernier étaient des gens pieux qui lui ont laissé en héritage des biens ‎commerciaux et une maison dont il occupe une chambre et loue le reste. Sa femme, Zohra, ‎l’a quitté à cause de la boisson. Depuis il est tombé bien bas, dilapidant ce qu’il gagnait et ‎noyant ses remords dans la boisson. Des biens légués, il n’est resté que ce petit local où il ‎exerce le métier de charbonnier. Dans le quartier, il est l’objet du mépris de ses voisins et ‎des quolibets des enfants : « Quand le milieu social juge ainsi un individu, ce sont les enfants ‎qui prononcent implacablement le jugement : ils appellent le fou un fou et l’ivrogne un ‎ivrogne, et sont alors les justiciers des usages, des conventions, des traditions » écrit ‎Bennabi, philosophe.‎Au petit matin, Brahim se réveille à l’instant même où finit le rêve qui l’avait transporté à la ‎Mecque. Son subconscient a dû, la veille, s’emplir du spectacle du flot de pèlerins déferlant ‎sur la ville. Dans son enfance, il a fréquenté l’école coranique : « Brahim avait gardé, ‎malgré la mauvaise tournure de sa vie, l’esprit mystique que lègue une lignée d’honnêtes ‎gens à sa descendance ». Il se réveille, son rêve encore frais, prend conscience de sa triste ‎condition et se sent gagné par un sentiment de honte : « Quelle que soit sa déchéance, une ‎âme musulmane garde ainsi une certaine dignité par ce sentiment qu’elle a de l’opprobre, ‎quand elle y a succombé » assure Bennabi. ‎Brahim est préoccupé par le sens qu’il faut accorder à son rêve. Il se dit que c’est peut-être ‎un signe de Dieu. Il est maintenant tout à fait lucide : son passé défile dans sa mémoire ‎comme la bande d’un film. Il revoit la scène qui a emporté sa vie conjugale et mesure la ‎déchéance dans laquelle il est tombé…La voix du muezzin brise le silence matinal ; l’appel à la prière transperce sa conscience. ‎Brahim a l’impression que son âme s’est brusquement allégée, comme si elle venait d’être ‎libérée des lourdes chaînes par lesquelles il la croyait à jamais entravée. ‎L’homme tourmenté se précipite hors de la boutique et court dans la direction de la ‎mosquée du quartier où il hésite d’abord à rentrer. Il lève les mains vers le ciel et s’écrie : ‎‎« O, mon Dieu guéris-moi de mon mal, dirige-moi ; je suis égaré. » Tout-à-coup, une idée ‎traverse sa tête : serait-il possible de donner un prolongement réel au rêve ? Quelque chose ‎qui ressemble à un projet prend forme dans son esprit. Il se dirige vers un bain maure, se ‎lave, puis retourne à la maison confier la folle idée qui vient de s’emparer de lui à son ‎voisin, un vénérable vieillard qu’il regarde comme son père. ‎Pour faire face aux dépenses, il est disposé à vendre la maison et le dit à son interlocuteur ‎qui en est sidéré, croyant assister à un miracle. Il adhère néanmoins à son projet et trouve ‎une solution pour régler le problème : il gagera la maison pour obtenir un prêt. Quant à la ‎boutique, Brahim annonce qu’il en fait don à son « acolyte ». S’agissant des papiers, il ‎connaît un élu qui va effectivement l’aider à obtenir à la sous-préfecture l’autorisation de ‎voyage nécessaire. Il court chez un marchand de tissu et achète l’ « ihram », le vêtement de ‎rigueur du pèlerin. Tout cela en quelques heures.‎Quand il eut achevé d’accomplir les formalités du voyage, Brahim retourne à la maison où ‎oncle Mohamed, le voisin, a alerté tout à l’heure les autres locataires. Ceux-ci l’accueillent ‎avec le sentiment de surprise mêlé d’admiration qu’on éprouve devant l’extraordinaire. Cet ‎accueil lui montre le respect qu’il vient de gagner à leurs yeux. Il n’est plus le clochard que ‎la veille encore ils répugnaient de croiser. Ils lui ont préparé des provisions pour la ‎traversée. Il en est touché. Il sent qu’il bénéficie du statut hautement valorisant de « hadj » ‎alors même qu’il n’avait pas quitté la ville. Même sa femme a été prévenue. Elle lui a fait ‎parvenir le chapelet que les parents de Brahim lui ont offert avant de quitter ce monde. ‎L’ « acolyte », quant à lui, ne comprend rien quand son ami vient lui tendre les clefs du local ‎auquel il renonçait définitivement en sa faveur. Brahim fait ses adieux à ses voisins et prend ‎le chemin du port.‎Bennabi écrit : « En prenant pied sur le pont du bateau, Brahim eut l’impression de franchir ‎le seuil d’un nouveau monde ». Son passé s’éloigne de lui et se détache pendant que le ‎bateau entame les manœuvres de dégagement. C’est comme si ce passé avait été celui d’un ‎autre : « Le temps de la faute était révolu » ponctue Bennabi, hugolien, avant d’ajouter : ‎‎« Une béatitude inexprimable l’envahissait à présent. Il ne se sentait aucun tourment pour ‎ce passé… Le musulman croit trop profondément en Dieu pour s’abandonner au regret ‎obsédant quand il s’est relevé. Seul le crime grave, comme la destruction irréparable d’une ‎vie humaine, peut imprimer un regret éternel dans l’âme musulmane ». ‎Dans le roman, point besoin d’une cure de désintoxication ou d’un traitement de longue ‎durée : c’est le miracle de la religiosité, le miracle de la foi sur un charbonnier, la grâce de ‎Dieu sur une créature repentie. Pendant le voyage, l’auteur décrit les scènes de ‎fraternisation entre les pèlerins organisés en groupes, vivant dans une convivialité et une ‎solidarité exceptionnelles. ‎Brahim a retrouvé sa place dans cette microsociété qui le traite comme un homme de haut ‎rang. Il est ennobli par le titre de « hadj » qui lui est attribué comme une promotion sociale. ‎Il n’est plus au ban de la société mais à son faîte moral. Il n’est plus un paria, un objet de ‎mépris et d’insulte mais un notable religieux, c’est-à-dire le personnage le plus respecté ‎dans le spectre social d’un milieu traditionnel. L’alcool l’a coupé de la société et jeté dans le ‎ruisseau, voilà que la foi l’y ramène. ‎Devant une transfiguration morale et psychologique semblable, quand Jean Valjean était ‎effondré de remord devant Monseigneur Muriel, Victor Hugo a écrit dans « Les ‎misérables » : « C’est une chute, mais une chute sur les genoux qui s’est achevée en ‎prière ». ‎Le bateau accoste au port de la Goulette, à Tunis, où il doit prendre les derniers pèlerins de ‎l’Afrique du Nord. Au moment où la passerelle va être retirée pour laisser partir le navire, ‎un homme surgit sur le quai et se précipite vers la passerelle, tentant de l’agripper pour ‎monter à bord. Des policiers se jettent sur lui pour l’arrêter : « Tous les regards du bateau ‎étaient braqués sur lui comme sur une sorte d’incarnation de la foi…Ceux qui suivent la ‎scène, y compris les policiers, sont touchés du désespoir de l’homme qui s’écrie à voix ‎haute : « O Prophète ! Tu vois : j’ai abandonné ma tente et mes enfants pour venir vers toi. ‎Mais tu vois, j’ai fait 700 Km à pied, et je ne peux plus aller plus loin, Ô Prophète ! » ‎Ce sont de telles scènes qui ont rendu certains romans immortels. Bennabi qui affirme dans ‎la préface de son roman que ce fait divers est vrai et qu’il a fait l’objet d’un article dans la ‎presse tunisienne commente : « Tolstoï a connu sa plus grande crise morale à la vue d’un ‎mendiant malmené à Moscou par un sergent de ville, sous prétexte que la mendicité était ‎interdite ». Sur le pont, Brahim pleure en songeant à la douleur qui aurait été la sienne s’il ‎n’avait pu, comme le bédouin, réaliser son rêve.Le lendemain matin le personnel de bord découvre un passager clandestin. Il s’agit de Hadi, ‎un jeune garçon qui a embarqué à Annaba. Brahim reconnaît en lui l’enfant qui, quelques ‎jours plus tôt, lançait à son passage le cri si blessant de : « Ivrogne ! Ivrogne !». Redoutant le ‎pire pour lui, il se propose de payer le prix de son billet mais le commissaire de bord, un ‎homme au cœur bon, se contente de le commettre aux cuisines. Hors de ses heures de ‎travail, Hadi vit avec le groupe dont fait partie Brahim. Ce dernier se prend d’affection pour ‎lui et l’initie aux ablutions et à la prière.‎Le récit file et vogue avec le navire qui poursuit la traversée. Bennabi décrit le quotidien des ‎pèlerins, leurs prières collectives, les repas pris ensemble… On a même droit à un débat ‎philosophique impromptu entre un matelot français qui déplore que le monde soit rempli de ‎conflits, de misère et d’injustice, et un groupe de pèlerins qui dénie toute responsabilité ‎divine dans les dérives humaines. ‎Un tel milieu est la projection de la société dans laquelle aurait voulu vivre Bennabi, une ‎société vertueuse, une cité idéale où tout est régi par la foi et où la morale tient lieu de loi. ‎Bennabi s’attarde sur la transfiguration morale de ce cireur jeté à la rue à la mort de ses ‎parents et ayant dû apprendre à survivre. A l’époque, on appelait cette sorte d’enfants les ‎‎« Yaouled ». Brahim est heureux de transmettre son maigre savoir à Hadi qu’il veut ‎s’attacher comme un fils. ‎Le bateau poursuit sa trajectoire rythmée par les vagues et les cinq prières de la journée : ‎‎« Une atmosphère sereine enveloppait le bateau qui traçait son sillage de nacre dans une ‎mer étale ». Accoudé au bastingage du navire, Brahim égrène le chapelet de ses parents ‎que lui a envoyé son ex-femme. Comme s’il était lui-même sur le bateau, Bennabi trouve ‎que « le musulman aime contempler le ciel, comme le Basque l’océan. L’un et l’autre ‎recherchent l’évasion dans l’infini ». Impression toute personnelle d’un rêveur qui a pris de ‎multiples fois le bateau depuis 1925. ‎Brahim est tout à ses pensées de bonheur : il veut se fixer pour toujours à Médine, ‎reconquérir sa femme, adopter Hadi… Après quatre jours de navigation le navire franchit le ‎canal de Suez et débouche sur la Mer Rouge. C’est là que se termine le voyage et bientôt le ‎roman, le temps de savoir, en deux pages, qu’un pèlerin vient un matin remettre à oncle ‎Mohamed une lettre de Brahim par laquelle ce dernier l’informe qu’il est désormais installé ‎à Médine vendant pour vivre du café aux clients d’un hammam tenu par un maghrébin avec ‎Hadi qu’il a adopté. ‎Ainsi prend fin un roman peut-être délibérément non achevé. ‎A l’époque, Bennabi n’avait pas encore accompli le pèlerinage ; il le fera en 1955, en 1961 ‎et en 1972. Ce qu’il en sait, c’est ce que lui en ont appris ses études à la medersa et sa ‎culture sociale. Mais les émotions attachées au pèlerinage c’est de sa mère qu’il les tient, ‎elle qui, en 1933, a accompli le devoir sacré. Dans ses « Mémoires », Bennabi a consacré de ‎nombreux passages à la narration qu’elle lui en faisait : « Ses récits m’enchantaient ou ‎m’émouvaient et m’instruisaient par surcroît. Je faisais avec elle, en pensée, le pèlerinage. ‎Je subissais une indescriptible émotion quand elle me décrivait l’ambiance où des milliers ‎d’âmes s’élancent éperdument pour se livrer à Dieu dans le cri rituel, ce « Lebbeik ! Mon ‎Dieu ! » qui est pour le musulman qui est musulman le don total de soi. Les récits de ma ‎mère étaient si vrais dans leur simplicité qu’ils me bouleversaient parfois… Je me retirais ‎alors brusquement dans ma chambre pour cacher mes larmes ». ‎Comme il aurait été heureux dans le saint compagnonnage du Prophète, aux côtés de ‎Bilal, Ammar Ibn Yasser, Abou Dherr al-Ghifari et des autres ! Comme il aurait voulu vivre ‎aux Temps médinois !‎Ce sont ces émotions arrachées par tout ce qui a trait au sacré que Bennabi a voulu restituer ‎dans ce roman écrit quatorze ans après le décès de sa mère. Est-ce pour elle qu’il l’a ‎composé ? On ne le sait pas. Quant au décor dans lequel commence l’histoire, la maison de ‎Brahim, elle ressemble étrangement à la description donnée dans ses « Mémoires» de la ‎maison de sa grand-mère paternelle, Khalti Bibya ‎. Celle-ci habitait avec un de ses frères, ‎Allaoua, qu’il décrit dans ses « Mémoires » comme un vieux garçon doux comme un agneau ‎et qui était établi dans une rue toute proche comme charbonnier. Ce sont peut-être sa ‎condition et son caractère désintéressé que Bennabi a transposés dans la composition du ‎personnage de Brahim.En tout cas, on a la nette impression que c’est dans son milieu, ses souvenirs et ses émotions ‎personnelles que Bennabi a puisé pour construire ses personnages. Dans la fiction, Brahim ‎est un ivrogne alors que dans la réalité Allaoua ne buvait pas. On ne boit pas dans la famille ‎de Bennabi car dans leur morale familiale boire ne signifiait pas seulement enfreindre un ‎interdit religieux, mais surtout trahir l’esprit de sa nation et de sa culture. ‎Cet ivrogne, c’est peut-être Mokhtar, un joueur de « ray-ray » de Tébessa dont parle ‎Bennabi dans ses « Mémoires » et qui était allé un jour remettre une grosse somme ‎d’argent au comité chargé de la construction d’une mosquée avant de devenir un fervent ‎‎« islahiste ». ‎Quant au personnage de Hadi, il rappelle beaucoup le « yaouled » que Bennabi a rencontré ‎lors de sa première tentative d’émigration en France en 1925 et qui avait spontanément mis ‎sa maigre fortune à leur disposition, Gaouaou et lui (voir « Mémoires d’un témoin du siècle, ‎l’enfant »). En tout cas il lui ressemble et a le même comportement fait d’innocence et de ‎ruse, d’audace et de générosité. Rappelons-nous aussi qu’il avait « grillé » le bateau selon ‎l’aveu qu’il avait fait à Bennabi.‎Cette histoire simple, rudimentaire, avec peu de personnages, un scenario assez plat où il ‎n’y a ni énigme, ni action, se décline comme un roman spirituel frôlant le roman à l’eau de ‎rose. A qui s’adresse-t-il ? On sait qu’il est dédicacé « A ma chère épouse en témoignage de ‎sa maternelle tendresse pour les humbles de mon pays ; à ma sœur Hadja Latifa ; à M. ‎Billard, l’hommage de mon admiration respectueuse ». On ne sait pas qui est M.Billard. ‎Mais il doit s’adresser de façon plus subliminale à ceux qui, au moment où le roman est ‎écrit, parlent du peuple sans connaître son âme et ses misères, à ceux qui méprisent l’islam ‎et doutent de ses capacités rédemptrices. De toutes façons, tous les écrits de Bennabi sont ‎destinés au peuple à l’exclusion, précise-t-il, des « intellectomanes », comme il tient à le ‎souligner dans ses « Mémoires » dont il dit quand il a achevé de les écrire : « Ces Mémoires ‎sont destinés au peuple quand il saura lire son histoire authentique, quand les fausses ‎historiettes qu’on monte en films pour le duper seront jetées sur le tas des choses périmées ‎de l’ère coloniale ». ‎Par ce roman, l’auteur voulait peut-être aussi dépeindre cette frange de plus en plus large ‎de la population algérienne précipitée dans la misère et le vice par la colonisation. C’est un ‎regard islahiste qui est jeté sur cette lie dont devraient s’occuper justement les Oulamas et ‎les « bouliticiens » pour qui elle n’est souvent qu’un auditoire ou un thème de discours. On ‎peut penser qu’il y a de la naïveté dans l’histoire, voire du simplisme, mais c’est justement ‎cela l’état d’âme général de Bennabi, fait d’angélisme, de pudeur et de compassion. La foi ‎du savant qui vient de publier le magistral « Phénomène coranique » est la même que la foi ‎du charbonnier décrite dans « Lebbeik ». Il y a de grandes et de petites raisons de croire. ‎Bennabi a aimé dans son enfance les contes et anecdotes que lui racontait sa grand-mère. Il ‎en a été profondément marqué puisqu’il y fait souvent référence dans son œuvre et qu’il en ‎a même tiré le sujet de plusieurs articles où le genre littéraire est mis au service de ‎l’éducation de la société. La forme adoptée n’est qu’un moyen de faire passer des messages ‎à un peuple qu’il sait sensible à la culture du terroir. ‎Voici ce qu’il en dit dans « Politique et sagesse populaire » paru dans « Révolution ‎africaine » du 18 septembre 1965 : « Pour parler à la conscience humaine, la religion a ‎utilisé souvent le symbole pour traduire ses notions les plus ardues. D’ailleurs, on peut dire ‎que la mathématique n’utilise que cette méthode traduite en équations. Et les peuples ont ‎éprouvé dans leurs expériences spirituelles ou scientifiques l’efficacité d’un tel langage. Le ‎symbole est un moyen d’expression qui s’impose chaque fois que le langage ordinaire peut ‎trahir la signification ou choquer nos conventions et le bon goût… »‎Dans un autre article, « Simple anecdote »,‎ ‎ il rapporte les sensations avec lesquelles il est ‎rentré en 1968 d’un séjour en Angleterre. Descendu à Leeds chez un petit-fils de l’Emir ‎Abdelkader, celui-ci lui raconte une étrange histoire qui lui était arrivée lorsqu’il avait ‎accompli son pèlerinage en 1935 : il y avait fait la connaissance d’un Sud-Africain qui avait ‎couvert à pied avec femme et enfants le trajet jusqu’à Port Soudan en quatre ans pour ‎effectuer son hadj. Ce jour-là, un Malek Bennabi âgé de 63 ans en eut les larmes aux yeux. ‎Il ne faut pas croire que dans la vie et la philosophie de Bennabi les vertus morales ne sont ‎destinées qu’à produire des effets larmoyants sur les âmes tendres. Il n’aimait ni le ‎moralisme ni le misérabilisme. Dans sa pensée, les valeurs morales ont une fonction ‎essentielle dans la vie, elles sont l’énergie motrice de l’Histoire. Ce sont elles qui donnent sa ‎force ascensionnelle à une idée et créent la tension nécessaire dans la psychologie humaine ‎pour la hisser au niveau des grands défis. ‎Bennabi croit à l’influence de la littérature sur l’esprit d’un peuple, d’une époque ou même ‎d’une civilisation et à sa fonction de véhicule des idées courantes en leur sein. Les romans de ‎Daniel Defoe, « Robinson Crusoé », et de Ibn Tofaïl, « Hay Ibn Yakdhan », sont évoqués dans ‎son œuvre comme des archétypes culturels, comme des expressions représentatives de ‎l’idiosyncrasie de deux civilisations symétriques, celle de l’Occident, centrée sur l’efficacité, ‎et celle de l’islam, centrée sur la morale.‎Comme les philosophes de l’Antiquité, comme les Prophètes, il croyait au pouvoir des vertus, ‎de la foi, des idées… Il a commencé par le commencement en produisant dans l’ordre « Le ‎phénomène coranique » et « Lebbeik », ces livres d’ « intérieur » qui représentent en fait sa ‎propre « phase de l’âme ».‎NOTES :‎ ‎ « Lebbeik : pèlerinage de pauvres » a été réédité en 2005 pour la première fois depuis 1948 par les Editions Dar al-Gharb (Algérie) avec une préface ‎de Abdelkader Djeghloul. ‎ ‎ Cette maison n’existe plus, ayant été rasée en 1986 lors d’une opération de réhabilitation du quartier.‎‎3) Révolution Africaine du 22 février 1968

‎‎« Le soir d’Algérie » du 29 octobre 2015

‎Omma.com 23 janvier 2016

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