Quand on entendait dire autrefois que le monde changeait, ça ne se voyait pas de tous car le changement commence toujours petit, imperceptiblement. Les sceptiques concédaient que le changement est dans l’ordre des choses, les instruits le déduisaient des mesures des scientifiques et des courbes des prospectivistes, mais le commun des gens ne s’en rendait compte qu’une fois devenu une réalité qui, à peine formée, s’exposait à son tour à subir la loi du changement qui commence petit et finit gros.
A l’ère des satellites, de la fibre optique, du numérique et du nanomètre, on peut déceler le changement dans les limbes avant d’être entériné par les transformations constatées dans le mode de vie, les idées ou les technologies.
On peut le voir comme si on était équipé de lunettes grossissantes, télescopes ou microscopes, découvrant du même coup à quel point notre imagination peut être prise en défaut par une réalité improbable. On est alors doublement convaincu que le monde peut changer très vite : par ce qu’on a vu, et par les moyens dont on l’a vu.
Le tout n’est pas de voir le changement, mais de se déterminer par rapport à lui. De grandes menaces planent sur le sort de l’espèce humaine venant du réchauffement climatique, de la surpopulation, de la raréfaction des ressources, de la fragilité de l’économie mondiale, de la résurgence du fanatisme religieux et de la survivance de régimes politiques autocratiques, sans pour autant inciter les gouvernements du monde à des ripostes concertées.
Qui fait l’Histoire ? Le monde ou les hommes ? Jusqu’à une certaine étape c’était la planète, le monde, la nature qui dictait ses lois à l’Homme. Puis ce dernier est parvenu à renverser les rôles, s’affranchissant de cette dépendance et se rendant progressivement « maître et possesseur de la nature » selon les mots de Descartes.
Depuis, il n’a plus lâché le gouvernail du changement et de l’Histoire grâce aux moyens dont l’ont progressivement doté son intelligence et son labeur.
On considère que c’est vers la moitié du XXe siècle que la planète est entrée dans « l’anthropocène » (l’ère des humains) où « pour la première fois dans l’histoire, les activités humaines modifient profondément l’ensemble du système qui maintient la vie sur Terre » (Matthieu Ricard, généticien et moine tibétain).
Or ce qu’on constate dans les temps présents, c’est que les affaires humaines semblent échapper à tout contrôle, soulevant de grandes inquiétudes qui peuvent devenir la source de nouveaux ennuis pour l’humanité.
Les images qui nous arrivent d’Europe depuis quelques semaines nous montrant ses pays, ses frontières, ses parcs, ses autoroutes et ses gares pris d’assaut par des vagues de migrants est un signe que des choses déterminantes sont en train de se produire et dont on ne connaîtra les conséquences que dans une ou plusieurs générations.
CES FLOTS HUMAINS RESOLUS A PRENDRE PIED EN EUROPE OU A MOURIR EN MER EVOQUENT UN TSUNAMI BALAYANT FRONTIERES, BARRAGES, FORCES DE L’ORDRE, LOIS NATIONALES, PROCEDURES COMMUNAUTAIRES ET USAGES, RAPPELANT DES PREDICTIONS LUES JADIS DANS DES LIVRES SIGNES DE NOMS PRESTIGIEUX COMME HEGEL, NIETZSCHE, HENRI MASSIS OU JOSE ORTEGA Y GASSET SUR L’ « ERE DES FOULES », LA « REVOLTE DES MASSES », LA « VENGEANCE DES DAMNES DE LA TERRE », L’ « INVASION DES BARBARES », LA « PEUR DES POSSEDANTS »…
C’est de la chancelière allemande que sont ces mots : « L’afflux de migrants va changer l’Allemagne ». Une fois encore ce pays a étonné le monde : les 4/5 de la population ont approuvé la décision de leur chancelière d’accueillir 800.000 réfugiés en 2015, quand la France prévoyait d’en accueillir 24.000 sur deux ans et la Grande-Bretagne 20.000 sur cinq ans.
En suivant les reportages diffusés par les chaînes de télévision arabes et occidentales, il était difficile de ne pas établir un parallèle avec d’autres images diffusées par les deux networks, peut-être même dans la même journée : celles montrant « Daesh », la plus grande usine de production de migrants depuis la seconde guerre mondiale, en action dans plusieurs pays arabes.
Avec la différence que les premiers sont armés de leur détermination à s’installer en Europe, et que les seconds détruisent indistinctement vies humaines et vestiges historiques rencontrés sur leur chemin.
Tout le monde a été un jour ou l’autre soit conquérant, spoliateur ou colonisateur, soit barbare, étranger, colonisé, « dhimmi », déporté, apatride, immigré, réfugié, exilé, « harraga », etc, et beaucoup d’hommes en vie ne savent pas sous quelle terre ou dans quelle mer ils finiront leurs jours.
On émigre pour fuir la misère, la dictature, le fanatisme religieux, la guerre, la mort et, pourtant, c’est à la mort presque certaine que l’on s’achemine quand on emprunte des embarcations de fortune pour parcourir des centaines de kilomètres en vue de rallier des destinations incertaines.
TOUS LES PAYS SONT NES UN JOUR. AUCUN N’ETAIT LA A L’APPARITION DE L’HOMME.
A la faveur des mutations géologiques, climatiques, biologiques, culturelles et historiques, l’espèce humaine s’est progressivement organisée pour sa survie en familles, hordes, tribus, cités, empires, civilisations puis, à l’ère moderne, en États nationaux.
On délimitait les territoires et les idéologies comme font les animaux pour s’assurer d’un espace vital, et les guerres ont longtemps eu pour cause principale la possession de quelques kilomètres carrés ou le prosélytisme religieux ou idéologique.
Les pays sont nés de la recherche des hommes d’un abri contre les intempéries, d’un refuge contre les bêtes féroces ou, au gré des vicissitudes de l’Histoire, de la conquête de terres fertiles, de la volonté de puissance ou d’une délibération internationale dont l’exemple le plus fameux est la Résolution No 181 de l’ONU partageant la Palestine en deux États.
Les Israéliens ne veulent pas rendre aux Palestiniens la part qui leur a échu en 1948, estimant qu’elle fait partie de la terre « promise par l’Éternel », oubliant du coup la résolution onusienne, et Hamas ne rendra pas Gaza à l’Autorité palestinienne pour cause d’islamisme.
PEU DE PEUPLES SAVENT OU ILS ETAIENT IL Y A QUELQUES MILLENAIRES, D’OU ILS VIENNENT AVEC CERTITUDE, NI POURQUOI ILS SONT LA PLUTOT QU’AILLEURS.
N’ayant pas la prétention de le savoir, les pères-fondateurs de l’Union africaine ont posé avec la vague des indépendances de la fin des années 1950 un principe sage : l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation.
Des pays sont nés de l’émigration, comme les Etats-Unis d’Amérique, de guerres de libération ou d’accords entre les grandes puissances, comme beaucoup d’anciennes colonies africaines, de la scission de grands ensembles par suite de mésentente religieuse (Inde-Pakistan, Soudan-Sud-Soudan) ou idéologique (les deux Chine, les deux Allemagnes, les deux Corée, les deux Vietnam, les deux sous-territoires palestiniens…)
Des regroupements créés sur des bases idéologiques, politiques ou linguistiques (URSS, Yougoslavie, Royaume-Uni quitté par l’Irlande et qu’a failli suivre l’Ecosse il y a peu) se sont défaits, et des États issus du démembrement de l’Empire ottoman sont en train d’être démantelés à leur tour à l’instar de l’Irak et de la Syrie.
Parmi les frères séparés, il en est qui se sont réconciliés à l’image des deux Allemagne et des deux Vietnam, alors que les « frères » musulmans, eux, aspirent et travaillent à plus de divisions et de scissions à l’avenir (chiites-sunnites, wahhabites-non wahhabites, palestiniens, libyens, syriens, irakiens, yéménites…)
Les mutations géologiques, climatiques, culturelles et historiques qui ont façonné la planète sont toujours à l’œuvre, et nous assistons de nos jours à la formation d’une nouvelle carte de l’occupation des terres émergées.
Des territoires sont menacés de disparition sous l’effet de la montée du niveau des mers et des océans, condamnant leurs peuples à se retrouver sans pays, et des pays fertiles se vident de leur population pour des causes politiques ou religieuses.
QUE DEVIENDRONT CES PEUPLES SANS TERRE ET CES TERRES ABANDONNEES PAR PEUR DE DIRIGEANTS TYRANNIQUES OU DE HORDES FANATIQUES ? QUI ACCUEILLERA LES PREMIERS ? QUI HERITERA DES SECONDES ? QUE DEVIENDRONT LES IDEAUX DE PATRIOTISME, DE NATIONALISME, DE CIVILISATION, DE TOLERANCE ET D’HUMANISME QUI ONT BERCE LA LONGUE MARCHE D’HOMO ERECTUS ?
Des pays louent leur pavillon maritime à des armateurs pour accroître leurs rentrées en devises, et d’autres leurs terres agricoles à des multinationales.
Les deux-tiers de la population du Liban vivent hors des frontières de leur minuscule Etat dont presque la moitié de la population résidente est constituée de Palestiniens et de Syriens chassés de chez eux depuis 1948 pour les premiers, et 2012 pour les seconds.
De riches États du Golfe comptent plusieurs fois plus d’étrangers que leur population d’origine, et il y a aujourd’hui plus de raisons ou de prétextes à se séparer dans le monde arabo-musulman que de s’agglomérer.
Y A-T-IL UNE SOLUTION AU PHENOMENE DE MIGRATION SAUVAGE QUI BOULEVERSE LE MONDE ET LE TRANSFIGURERA CULTURELLEMENT A LONG TERME ?
Si la communauté internationale ne peut plus stopper le réchauffement climatique, s’y étant prise trop tard, elle peut agir sur les causes à l’origine des flux migratoires arabes dus aux despotismes locaux et à la stratégie de grandes puissances consistant à les livrer à l’islamisme pour mieux démanteler leurs pays. Tout le monde focalise sur la gestion des effets immédiats de la crise, personne sur ses causes. Pourquoi ?
L’INTRUSION DE L’OCCIDENT DANS L’ASIE CONFUCEENNE (JAPON, CHINE, COREE) A REVEILLE CES PEUPLES QUI SONT AUJOURD’HUI DANS LE PELOTON DE TETE DE LA CROISSANCE MONDIALE.
LA MEME INTRUSION DANS LES PAYS DE L’ASIE ISLAMIQUE NON-ARABE (INDONESIE, MALAISIE, TURQUIE) A EU DES CONSEQUENCES PRESQUE SIMILAIRES. MAIS, EN AFGHANISTAN ET DANS LES PAYS ARABES, ELLE S’EST SOLDEE PAR UN CHAOS DURABLE ET PEUT-ETRE MEME FATAL (PAKISTAN, IRAK, LIBYE, SYRIE, YEMEN…).
C’est à ce propos que le Dr Gustave Le Bon a écrit dans son livre « L’homme et les sociétés », paru en 1895, ces lignes prémonitoires : « NOUS AVONS ETE SEMER LA GUERRE ET LA DISCORDE CHEZ CES NATIONS LOINTAINES ET TROUBLER LEUR REPOS SECULAIRE. C’EST A LEUR TOUR MAINTENANT DE TROUBLER LE NOTRE ».
L’Europe cachait-elle des marges d’absorption d’une demande subite et pressante en postes de travail, logements et places pédagogiques ? Certainement pas, elle qui cherche à répartir le fardeau entre ses 27 États-membres alors que les réfugiés ne l’entendent pas de cette oreille : ils sont intéressés par une poignée de pays seulement.
Les opinions publiques des pays-membres (plus de 500 millions d’habitants) sont déchirées entre leurs sentiments et leur conscience quant à la fragilité de leur propre situation socio-économique : les uns, majoritaires pour l’instant, manifestent en faveur de l’accueil des migrants, les autres, skinheads et militants d’extrême droite, minoritaires pour l’instant, n’hésitent pas à les agresser. Qu’en sera-t-il dans quelques années ?
C’EST QUE L’EMIGRATION IMPOSEE PEUT ETRE VECUE PAR LES PAYS QUI LA SUBISSENT COMME UNE OCCUPATION DE LEUR TERRITOIRE, ET CERTAINS DIRIGEANTS, COMME LE PREMIER MINISTRE HONGROIS, NE SE SONT PAS PRIVES DE S’Y OPPOSER AVEC VEHEMENCE.
Des murs en béton et des grillages électrifiés ont été construits, des blindés ont été déployés à certaines frontières, des flottes militaires surveillent les côtes, l’état d’urgence a été proclamé comme en Macédoine, et chaque pays s’évertue à passer la « patate chaude » au voisin…
IL FAUT DE NOUVEAUX PARADIGMES POUR GERER LA DONNE ISSUE D’UNE VIE INTERNATIONALE NON REGULEE PAR UN DROIT UNIVERSEL DE PLUS EN PLUS INDISPENSABLE, MAIS CES PARADIGMES N’EXISTENT PAS ENCORE ALORS QUE LE PHENOMENE MIGRATOIRE LORGNANT L’EUROPE N’IRA PAS EN S’ESTOMPANT, MAIS EN S’INTENSIFIANT.
L’EMIGRATION SAUVAGE SE PRESENTE EN EFFET COMME UNE TENDANCE LOURDE DES PROCHAINES ANNEES ET DECENNIES AVEC L’APPAUVRISSEMENT DES PEUPLES QUI N’ONT PAS REUSSI A S’EN SORTIR ECONOMIQUEMENT AU COURS DU SIECLE DERNIER, LE MAINTIEN DE REGIMES DESPOTIQUES, LE TERRORISME EXERCE PAR LES GROUPES ISLAMISTES, ET LES POPULATIONS INSULAIRES DONT LES TERRES SERONT ENGLOUTIES PAR LES EAUX COMME DANS LE RECIT DE NOE.
Un entrepreneur israélien installé à San Francisco, Jason Buzi, a lancé dans le « Washington post » en juillet 2015 une idée qu’il a présentée comme une solution à la crise mondiale des migrants : créer un nouveau pays où les populations fuyant leurs territoires pour un motif ou un autre, fonderaient une « nation de réfugiés » où ils vivraient en sécurité et travailleraient « comme tout le monde » selon ses termes.
La population de cet État pourrait s’élever à soixante millions de personnes, soit le nombre de personnes « déplacées » en 2014 selon les chiffres du HCR (Haut-commissariat aux réfugiés, ONU).
Probablement inspiré par la saga de son pays d’origine mais excluant une occupation par la force comme l’a fait Israël au détriment des Palestiniens, l’homme d’affaires a ouvert un site internet où il expose quatre options : demander à des États développés de léguer des parties de leurs terres non utilisées pour y installer les populations déplacées, acheter une île inhabitée, prendre en charge un pays existant mais peu peuplé, ou construire une île au milieu de quelque Océan.
Il donne l’exemple de la Californie où 90% des quarante millions d’habitants vivent sur moins de 10% des terres de l’État. Exactement les mêmes proportions que pour Algérie. Pour le financement du projet, il en appelle à la participation de gouvernements et d’investisseurs privés.
Qu’en penser ? Il faut le demander d’abord aux migrants.
EUX SONT INTERESSES PAR DES PAYS DEJA FAITS, CONSTRUITS, CIVILISES, RICHES, CHARITABLES, AIMANT LES DROITS DE L’HOMME ET LES APPLIQUANT A TOUT ETRE HUMAIN SANS DISCRIMINATION, ET NON PAR UNE TERRE VIERGE, UN PAYS A CONSTRUIRE A PARTIR DE RIEN, UN TERRITOIRE SANS PEUPLE OU UN ETAT PROBLEMATIQUE.
Sur quelles idées, quel modèle, serait fondée cette « nation de réfugiés », sachant qu’un grand nombre de migrants sont des musulmans ?
Il faut aussi poser la question aux migrants non musulmans pour savoir sur quel « désir de vivre ensemble » ils aimeraient voir s’ériger cet Etat idyllique, et quelles valeurs morales et institutions politiques il graverait dans sa Constitution ?
N’EST-CE PAS POUR DES RAISONS D’ « INCOMMODO » D’ORDRE RELIGIEUX ET POLITIQUE QUE CES REFUGIES ONT QUITTE LEURS TERRES ?
Leur dénominateur commun – la migration – suffira-t-il pour les faire cohabiter jusqu’à devenir des compatriotes ?
Le projet de Jason Buzi est irréaliste et irréalisable. Ce serait au mieux un laboratoire grandeur nature où serait testée la faisabilité du seul idéal qui n’est pas encore à la portée des hommes, mais seulement des automates et des robots qu’ils apprennent à construire.
Sommes-nous, en tant qu’Algériens, concernés par le phénomène de la migration sauvage ? Oui, sous toutes ses facettes. Nous sommes un pays de transit pour les Africains voulant se rendre en Europe ; nous sommes une destination pour nos voisins africains et nos frères Syriens à qui nous ne saurions fermer la porte au nez ; nous sommes depuis longtemps un pays émetteur de « harragas » (migrants illégaux) ; nous sommes depuis le début du siècle dernier un pays fournisseurs d’émigrés, surtout vers la France, tendance qui a connu un rebond durant la décennie de terrorisme, et notre diaspora compterait entre cinq et sept millions de personnes disséminées à travers le monde, sans préjudice de ce qui pourrait nous arriver à l’avenir compte tenu de notre précarité économique et politique.
Les Algériens regardent, notent et n’exigeront pas moins de l’Union européenne, le jour venu, que ce qu’elle aura accordé aux Syriens par exemple.
Serons-nous là demain, nous qui étions absents hier, qui sommes si souvent familiers de l’éclipse historique, du rôle de victime expiatoire, de chair à canon pour les guerres de l’occupant et d’auxiliaires de notre propre destruction (harkis pendant la Révolution, terroristes pendant les années 1990) ?
Nous aussi nous pourrions être déstabilisés un jour : nous sommes encerclés de toute part, nous avons un « gouvernement kabyle » en exil, nos frères Touaregs sont à cheval entre plusieurs pays du Sahel, Ghardaïa était jusqu’à il y a peu un champ d’expérimentation, nous nous préparons à recourir de nouveau à l’endettement extérieur, et l’islamisme fait des ravages dans la société…
Les problèmes de demain sont ceux que poseront les pays et les peuples de demain dont nous, en premier lieu, si nous persistons dans l’aveuglement actuel.
« Le Soir d’Algérie » du 10 septembre 2015