Dans une de mes dernières contributions je disais que l’islamisme arrivé au pouvoir par l’alchimie des révolutions arabes et qui laisse entendre qu’il va réussir chez lui comme l’AKP en Turquie a en fait peu de chances de rééditer cette réussite car il n’a pas été, comme lui, soumis depuis sa naissance et des décennies durant à deux limites entre lesquelles il était obligé d’évoluer sans possibilité de les transgresser : la laïcité inscrite dans la Constitution et les prérequis nécessités par la perspective d’intégrer l’Union européenne. Ces deux contraintes qui, à la longue, ont façonné sa nature et lui ont servi de garde-fou se sont avérées fructueuses et salutaires puisqu’elles lui ont permis de gouverner sans interruption pendant douze ans.
Il manque à l’islamisme arabe un autre atout : l’ancienneté et l’expérience de l’AKP qui n’a gouverné seul qu’après quarante ans de cohabitation au parlement et au gouvernement avec d’autres forces et après avoir dirigé de grandes agglomérations comme Ankara et Istanbul dont l’actuel Premier ministre (Erdogan) a été le maire pendant des années. C’est dans ces fonctions électives que les cadres de l’AKP ont fait leur apprentissage de la gestion de l’État.
En opérant un recul dans l’histoire, on remarque que ces deux contraintes étaient présentes dans l’Algérie coloniale. Au sein du Mouvement national qui s’était formé pour combattre le colonialisme il y avait une composante islamique, l’« Association des oulamas algériens ». Invoquant le principe de la séparation du culte et de l’Etat, elle a revendiqué pendant des décennies son application au culte musulman afin d’en prendre la charge, et réussit à quadriller le pays avec un réseau de plusieurs centaines d’établissements d’enseignement libre.
Vivant sous le régime de la laïcité qu’ils voulaient tourner à leur avantage, les oulamas accomplissaient leur mission sociale et éducative tout en réfléchissant à l’avenir, au jour où l’Algérie recouvrerait sa souveraineté. Comme s’il avait deviné l’usage qui pourrait être fait de la religion dans le domaine politique, Ben Badis avait donné pour devise à son journal (« al-Mountaqid ») : « La vérité au-dessus de tous, la patrie avant tout ».
C’était en 1924. Quel journal islamiste de par le monde afficherait une telle devise aujourd’hui ?
Et comme s’il s’était représenté ce qu’allait être cet avenir – celui que vit l’Algérie depuis que l’islamisme charlatanesque s’est abattu sur elle – il avait écrit dans le « Manifeste doctrinal de l’Association des oulamas » en 1937 :« L’ISLAM HONORE ET GLORIFIE LA RAISON ET RECOMMANDE DE BASER TOUS LES ACTES DE LA VIE SUR L’USAGE DE LA REFLEXION… IL PROPAGE SA DOCTRINE PAR L’ARGUMENTATION RATIONNELLE ET LA PERSUASION, NON PAR LA RUSE ET LA CONTRAINTE… SON REGIME EST ESSENTIELLEMENT DEMOCRATIQUE ET N’ADMET POINT D’ABSOLUTISME, MEME AU PROFIT DE L’HOMME LE PLUS JUSTE.»
Dans les « madrasas » ouvertes par l’Association on enseignait les mêmes matières que celles dispensées dans les écoles françaises en dehors de l’arabe et des cours religieux. J’ai été élève pendant plusieurs années dans l’une d’elles à El-Biar, dans les années cinquante. Elle portait le nom de « Madrasat-Tahdib » et était dirigée par un personnage à l’allure martiale dont j’ai oublié le prénom mais gardé le nom : M. Foudala.
La mixité était quelque chose de naturel puisque j’y allais avec mes sœurs. Les maîtres s’habillaient selon leurs moyens, le directeur était toujours impeccablement mis, avec costume-cravate, et il n’y avait ni kamis, ni calotte blanche ou rouge, ni barbe bien ou mal taillée, ni claquettes aux pieds.
On n’avait jamais vu ou entendu parler de « hidjab » ou de « niqab » et encore moins de « tenue afghane ». Il faut dire que Kaboul n’avait pas encore ravi sa place à Paris dans le chic féminin. Dehors, les femmes mettaient le haïk, mais pas les jeunes filles. A l’intérieur du pays, on ne savait pratiquement pas ce que c’était.
Les Algériens vivaient à l’écart des Européens, entre eux, selon leurs coutumes locales et leurs traditions religieuses. Dans cette société pauvre, indifférenciée socialement mais solidaire et fraternelle les oulamas, imams et « hadjis » occupaient une place prestigieuse. Ils étaient regardés comme les guides moraux du peuple sans qu’ils cherchent à lui imposer une quelconque tutelle ou à s’ériger en directeurs de conscience. Ils ne se posaient pas en guides, c’est la considération morale dont ils étaient entourés qui les faisait passer pour tels parce qu’ils étaient ouverts d’esprit et donnaient le bon exemple.
Il existait dans les villes des lieux mal famés, dans la haute et basse Casbah notamment, il y avait des débits de boissons alcoolisées, le kif se vendait à la sauvette, et si ces marchés existaient et florissaient c’est parce que les consommateurs et les habitués des lieux étaient musulmans, les Européens ayant leur propre monde.
Les imams et les sages du quartier leur faisaient la morale quelquefois à l’approche du Ramadan et des fêtes religieuses, ou alors ils étaient flétris par quelque juron lancé à leur face quand ils se livraient à un affront en public. Tout le monde au fond s’apitoyait sur eux plus qu’il ne les blâmait.
ON NE CONNAISSAIT PAS LA PROMPTITUDE A EXCOMMUNIER, LES VOCIFERATIONS ET LES ANATHEMES, MEME ENVERS LES IVROGNES, LES PERSONNES DE MAUVAISE VIE OU CEUX ET CELLES QUI S’ETAIENT COMPLETEMENT « FRANCISES ».
Il régnait une tolérance naturelle, généreuse et bonhomme, sans tendre à la connivence ou verser dans la permissivité. Au contraire, la société secourait les déviants au lieu de les juger et de les condamner. Toute seule, sans avoir un Etat ou l’argent du pétrole.
Chacun menait son existence, droite ou zigzagante, selon son bon vouloir mais dans le respect des codes sociaux. En lisant « Lebbeïk » de Bennabi ou « Ce que le jour doit à la nuit » de Khadra, on retrouve un peu de cette ambiance.
Il y avait beaucoup d’âme, de philosophie et de miséricorde dans les rapports humains. Que l’on fut pieux ou dévergondé, il fallait juste respecter les usages, les formes et les convenances. Il ne pouvait pas venir à l’esprit de quelqu’un d’accoster un autre pour l’inciter à aller à la mosquée, l’interroger sur sa tenue, celle de sa femme ou de sa sœur, ou pour lui demander s’il jeûnait ou non. Personne ne surveillait personne alors qu’on était en pleine guerre et que la délation était redoutée.
Cette ambiance de tolérance s’étendait aux Européens et aux juifs. Dans les grandes villes, il existait entre les trois communautés un climat d’émulation et les plus défavorisés économiquement et politiquement – les Algériens – étaient ceux qui avaient le plus à cœur d’être à la hauteur, peut-être parce qu’on tenait à les faire rentrer de force dans les clichés de « fanatiques » et d’ « arriérés ».
Malgré la modestie des moyens, ils avaient leur tenue du dimanche et ciraient leurs chaussures pour sortir se promener ce jour-là ou aller faire une partie de dominos ou de »ronda ». Qui met un costume le vendredi, aujourd’hui ? Combien sont ceux qui possèdent chez eux une brosse et du cirage ? On s’est débarrassé de ce souci avant même l’apparition du « kamis » et des claquettes.
Le 5 août 1934, des affrontements d’une grande violence éclatent entre Algériens et juifs à Constantine où un Israélite éméché avait uriné contre le mur d’une mosquée, avant de s’étendre à d’autres villes. Ils se solderont par une vingtaine de morts de part et d’autre. Les oulamas, Ben Badis en tête, ont déployé pendant ces évènements toute leur énergie pour les faire cesser.
Bennabi, qui se trouvait à Tébessa, apporte dans ses « Mémoires » ce témoignage : « Nous nous opposâmes à Tébessa à ce que la minorité juive subisse le moindre dommage. La nuit, nous faisions même une garde sous le balcon d’un certain Moraly que nous pensions être le plus susceptible d’attirer une vendetta. L’imam de la ville fut sublime, rassurant jusqu’à sa porte un malheureux juif attaqué par un voyou… Le cheikh Ben Badis fut durant ces pénibles évènements d’un grand courage et d’une parfaire dignité ».
QUEL SAVANTISSIME CHEIKH, QUELLE FIGURE INTELLECTUELLE ARABE OU MUSULMANE FERAIT AUJOURD’HUI BARRAGE DE SON CORPS POUR PROTEGER LES CHRETIENS D’ÉGYPTE OU D’IRAK ? JE N’OSE PAS PARLER DE JUIFS.
C’EST DIRE S’IL FAISAIT BON VIVRE DANS LES REDUITS LAISSES PAR L’OCCUPATION FRANÇAISE AUX ALGERIENS. IL Y AVAIT L’ISLAM, SANS L’ISLAMISME, IL Y AVAIT LA FOI ET LA JOIE DE VIVRE EN MEME TEMPS, TOUT LE MONDE ETAIT MUSULMAN MAIS PERSONNE N’ETAIT ISLAMISTE.
EN COMPARAISON AVEC LA TERREUR APPARUE DANS LE SILLAGE DE L’ISLAMISME DEPUIS DEUX DECENNIES, C’ETAIT L’AGE D’OR, UN AGE QUE CE PAYS NE RETROUVERA PEUT-ETRE JAMAIS. IL EN ALLAIT DE MEME EN TUNISIE, AU MAROC, EN LIBYE ET EN ÉGYPTE. IL N’Y A QU’A VOIR LES FILMS EN NOIR ET BLANC DE L’EPOQUE.
Notre pays est l’un des rares au monde à ne pas abriter de minorités religieuses ou ethniques. Que serait-il advenu d’elles pendant la décennie noire ?
L’ISLAMISME A INTRODUIT DANS LA SOCIETE ALGERIENNE LA SUSPICION, LA DESHUMANISATION DES RAPPORTS, LA LAIDEUR, LA HAINE ET LA MORT. IL A CREE L’ENNEMI INTIME, L’ENNEMI INVISIBLE QUI S’INSINUE DANS LES FAMILLES, LES QUARTIERS, LES LIEUX DE TRAVAIL ET LES HAMEAUX. LES DOMMAGES APPORTES A L’ISLAM ET AUX ALGERIENS PAR L’ISLAMISME SONT PLUS GRANDS ET PLUS GRAVES QUE CEUX QUE LEUR A CAUSES LE COLONIALISME.
EN PRES D’UN SIECLE ET DEMI, CELUI-CI N’A PAS REUSSI A DIVISER LES ALGERIENS OU A LES CONDUIRE A S’ENTRETUER. L’ISLAMISME A REUSSI A LE FAIRE EN A PEINE QUELQUES ANNEES.
IL LES A DIVISES INTELLECTUELLEMENT ET POLITIQUEMENT EN DEUX : LES MUSULMANS DE TOUJOURS ET LES MUSULMANS ISLAMISTES. IL A ERADIQUE UNE PARTIE DE L’ELITE, DES FRERES SONT DEVENUS ENNEMIS, DES FAMILLES SE SONT DISLOQUEES, LES VOISINS SONT DEVENUS SUSPECTS LES UNS AUX AUTRES ET LES QUARTIERS ONT PERDU LEUR SOLIDARITE. SANS POSSIBILITE DE SE SEPARER OU D’ALLER SE REFAIRE AILLEURS. IL EST LA CAUSE DIRECTE OU INDIRECTE DE CENTAINES DE MILLIERS DE MORTS. C’EST UN BILAN DE GUERRE, D’UNE GRANDE GUERRE DONT LES SEQUELLES DURERONT LONGTEMPS.
C’est que l’ennemi intime est plus problématique que l’ennemi étranger. L’étranger peut partir, il a où aller, mais pas le compatriote, le voisin ou le frère. Contre le colonialisme, les choses étaient claires. La ligne de démarcation était connue, visible, évidente et les adversaires bien campés dans leurs rôles respectifs. En cas de conflit, chacun savait ce qu’il aurait à faire et que l’affaire finirait par se régler d’une façon ou d’une autre.
Sept ans ont suffi pour que l’envahisseur retourne d’où il est venu. Après vingt ans de tueries, le terrorisme islamiste sévit toujours. Ce sera peut-être pour cent ans, comme dans les guerres de religion connues par l’Occident au Moyen-âge.
L’ISLAM MAGHREBIN ETAIT OUVERT, TOLERANT, CIVILISE, PACIFIQUE, JUSQU’A L’ARRIVEE DE L’ISLAMISME RADICAL IMPORTE D’ÉGYPTE, DU PAKISTAN ET D’AFGHANISTAN A PARTIR DES ANNEES 1970. DE TOUS LES PAYS ARABO-MUSULMANS, NOUS SOMMES CELUI QUI A PAYE LE PLUS LOURD TRIBUT A CETTE IMPORTATION QUI, MELANGEE AU POPULISME ET AU NIHILISME LOCAUX, A DONNE UN ISLAMISME DE BAS ETAGE, HAINEUX ET VIOLENT.
Les principaux promoteurs intellectuels de cet islamisme sont l’égyptien SayyedQotb et le Pakistanais Mawdudi. Le pronostic vital de leurs pays respectifs est aujourd’hui engagé de leur fait. C’est l’effet boomerang ou, comme dirait Bennabi, « la Némésis des idées trahies ».
BEN BADIS A ETE L’UNE DES RARES PERSONNALITES RELIGIEUSES DU MONDE MUSULMAN A APPROUVER LE PROJET D’ABOLITION DU CALIFAT PAR MUSTAPHA KEMAL EN 1924. IL A ECRIT A LA VEILLE DE CETTE DECISION : « LE JOUR OU LES TURCS ABOLIRONT LE CALIFAT, ILS N’AURONT PAS ABOLI LE CALIFAT AU SENS ISLAMIQUE DU TERME, MAIS UN REGIME DE GOUVERNEMENT QUI LEUR EST PROPRE. ILS ONT LIQUIDE UN SYMBOLE SANS CONSISTANCE QUI A ETE UNE SOURCE DE FITNA ABSURDE ENTRE LES MUSULMANS… LE MYTHE DU CALIFAT NE DEVIENDRA PAS REALITE, LES MUSULMANS FINIRONT PAR S’ALIGNER SUR CE POINT DE VUE » (Cf : « Penseurs maghrébins contemporains », Horizons maghrébins, Ed. Cérès, Tunis, 1997).
CE FAISANT, LE CHEIKH S’ETAIT MIS EN PORTE-A-FAUX AVEC LES POSITIONS PRISES PAR RACHID RIDHA ET L’UNIVERSITE ISLAMIQUE D’AL-AZHAR QUI ETAIENT RESTES ATTACHES A L’IDEE DE RESTAURER LE CALIFAT.
IL SOUTIENDRA EGALEMENT ALI ABDERRAZIK QUAND CELUI-CI ESSUIERA LES FOUDRES DES ULEMAS EGYPTIENS POUR AVOIR PUBLIE EN 1925 SON FAMEUX LIVRE « L’ISLAM ET LES FONDEMENTS DU POUVOIR ». C’EST DANS CETTE EFFERVESCENCE (1924-1928) QUE SONT NES EN INDE LE MOUVEMENT « JAMAAT-AT-TABLIGH » (GROUPES DE PREDICATION) ET EN ÉGYPTE LE MOUVEMENT DES « FRERES MUSULMANS ».
BEN BADIS NE VOYAIT LE CALIFAT QU’ASSUME PAR UNE STRUCTURE COLLEGIALE REUNISSANT SUNNITES ET CHIITES QUI ASSUMERAIT DES FONCTIONS PUREMENT MORALES ET RELIGIEUSES, LES FONCTIONS POLITIQUES, SOCIALES ET ECONOMIQUES RESTANT DU RESSORT DES ETATS. IL ECRIT A CE SUJET : « AUCUNE PERSONNE N’EST AUTORISEE A PRENDRE LA DIRECTION DES AFFAIRES DE LA OUMMA SANS QUE CELLE-CI L’EN AIT CHARGEE ».
La vision du monde développée entre les années vingt et cinquante par nos vénérables oulamas était très en avance sur celle que prônent aujourd’hui les ulémas les plus éclairés et les plus modérés. On s’en rend compte mieux que jamais à la lumière de la nouvelle situation du monde arabe : ils étaient dans le vrai et le juste.
Quel homme de religion de premier plan se hasarderait aujourd’hui à offrir de partager le califat avec les chiites ?
L’islamisme arabe et l’islamisme turc ne se ressemblent que de loin. A ce que l’on sache, ce dernier n’a pas tué pour arriver au pouvoir ; il n’a pas divisé en deux son peuple ; il n’a pas clochardisé la Turquie, ni enlaidi et attristé sa vie. Il y est arrivé par les voies de la persuasion, de la légalité, de la démocratie et de la rationalité.
COMME JE LE DISAIS DANS LA DERNIERE SERIE D’ARTICLES, LA LAÏCITE ET LE TUTORAT DE L’ARMEE L’ONT SERVI PLUS QU’ILS NE L’ONT DESSERVI. AU SURPLUS, L’ISLAMISME N’A ETE QU’UN JUSTE RETOUR DES CHOSES EN CONSIDERATION DE CE QU’A FAIT SUBIR MUSTAPHA KEMAL A CE PAYS.
« CHASSEZ LE NATUREL, IL REVIENT AU GALOP », DIT UN ADAGE FRANÇAIS. CE QUI EST ARRIVE, C’EST QUE L’ISLAM – LE NATUREL CHASSE – EST REVENU AU GALOP APRES LA MORT D’ATATÜRK. IL L’AVAIT VRAIMENT CHASSE DE LA VIE DES TURCS.
Entre 1921 et 1923, il commence par faire adopter par la Grande assemblée nationale une série de lois constitutionnelles disposant que « la base de l’État turc est la souveraineté du peuple » et la Turquie « une démocratie parlementaire ». Hostile à l’abolition du califat, l’Assemblée lui propose de devenir calife mais il refuse l’offre avec dédain. Le 3 mars 1924 il lui présente un projet de loi supprimant le califat et imposant la laïcité. Sous la menace des armes, les députés votent le texte. Ceux qui s’y sont opposés, même parmi ses anciens compagnons, ont été pendus ou fusillés.
Ayant désormais les mains libres il entreprend une tâche que peu d’hommes dans l’Histoire ont osée : changer l’âme d’un peuple, le couper de ses racines spirituelles et historiques, le vêtir d’une identité qui n’est pas la sienne, lui inculquer autoritairement des gestes et des habitudes étrangers à sa nature.
Il abroge la législation ottomane inspirée de la charia et la remplace par le code civil suisse, le code pénal italien et le code de commerce allemand. Il interdit sous peine d’emprisonnement l’usage des salutations islamiques (salamou alaïkoum) et toute expression de la culture arabe (littérature, poésie, musique, danse…).
Il promulgue une loi assimilant le port du fez (tarbouche rouge) à un « attentat contre la sûreté de l’État », remplace le vendredi par dimanche comme jour de repos et le calendrier arabe par le calendrier européen. Il fait fermer les mosquées, interdire les livres religieux, coupe toute relation avec les Arabes et se tourne complètement vers l’Occident.
Il donne une année à la nation pour s’habituer à écrire en caractères latins la langue turque qui utilisait jusqu’alors les caractères arabes. Ces transformations radicales sans précédent furent menées en moins de quatre ans et se soldèrent par la mort de dizaines de milliers de récalcitrants.
Le remplacement des caractères arabes par les caractères latins a rencontré la compréhension de Bennabi qui écrira un demi-siècle plus tard : « Il ne faut pas mettre tous les torts du côté turc. La mesure d’abolition peut être interprétée comme une réaction passionnelle… Il faut tenir compte d’une conjoncture dramatique dans laquelle la Turquie nouvelle faisait face aux suites du démembrement de l’Empire ottoman. Or l’historien ne peut pas ne pas tenir compte de la responsabilité des Arabes dans ce démembrement qui aboutira, entre autres, à l’établissement d’Israël en Palestine » (« Les avatars de l’arabisation » in Révolution africaine du 2 juin 1968).
QUAND ATATÜRK DECEDE EN 1938, BEN BADIS LUI REND UN VIBRANT HOMMAGE : « MUSTAPHA KEMAL N’ETAIT PAS L’ARTISAN DE LA RENAISSANCE DE LA SEULE TURQUIE. IL FUT L’ARTISAN DE LA RENAISSANCE DE TOUT L’ORIENT MUSULMAN, ET DE CE FAIT IL MODIFIA LE COURS DE L’HISTOIRE ET JETA LES BASES D’UNE FORMATION NOUVELLE ; IL ETAIT A JUSTE TITRE L’UN DES PLUS GRANDS GENIES DE L’ORIENT QUI ONT INFLUENCE LA RELIGION DE L’HUMANITE ET SON EXISTENCE DEPUIS LES SIECLES LES PLUS RECULES… MUSTAPHA KEMAL A ARRACHE AUX TURCS LES “COMMANDEMENTS DE LA JURISPRUDENCE TRADITIONNELLE“ ET IL N’EST PAS SEUL RESPONSABLE DE CELA. LES TURCS ONT LA POSSIBILITE DE LES REMETTRE EN COURS QUAND ILS LE VOUDRONT ET COMME ILS LE VOUDRONT. MAIS IL LEUR A RESTITUE LA LIBERTE, LEUR INDEPENDANCE, LEUR SOUVERAINETE ET LEUR GRANDEUR PARMI LES NATIONS DE LA TERRE… QUANT AU CALIFE DES MUSULMANS, IL S’ASSEYAIT DANS SON PALAIS SOUS L’AUTORITE DES ANGLAIS OCCUPANT SA CAPITALE, IMMOBILE ET MUET…“» (Cf : Boualem Bessaïeh in « L’Algérie belle et rebelle, de Jugurtha à Novembre », Ed. Anep, Alger, 2004).
Quelle autre personnalité religieuse l’a fait, quel alem dirait aujourd’hui quelque bien de cet homme ?
Il n’y a pas qu’un hommage dans ce texte, il recèle une vision de l’avenir qui ne pouvait être comprise qu’aujourd’hui. Effectivement, Atatürk a sauvé la Turquie et en a fait une nation moderne, libre et souveraine. Or voici que l’AKP a pu, à partir de cet acquis, lui restituer dans la paix et la sérénité son identité.
Le leader turc s’est essayé à quelque chose d’irréalisable : on ne change pas de force l’âme d’un peuple ; une âme n’est pas un organe qu’on peut remplacer par un autre. Le colonialisme s’y est essayé en Algérie, comme le communisme dans le monde slave, avec exactement le même échec. On peut par contre la dépoussiérer et la faire évoluer si elle est persuadée de l’intérêt et de la justesse de l’évolution proposée.
« Le Soir d’Algérie » du 19 février 2012