REFORMER PEUPLE ET POUVOIR

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« C’est une lourde tâche que d’avoir pour patient le genre humain tout entier » (Freud).                                                                                                            

Le mot « réformer » a deux significations : changer dans le sens du meilleur, et jeter à la casse. Ibn Taimiya avait raison de titrer au XIIIe siècle un de ses plus célèbres ouvrages « Réformer le pouvoir et le peuple » («Kitab as-siyaça-charïya fi-islah ar-raï wa-raïya »). C’est de cela que nous avons besoin en Algérie, réformer les deux, sinon ça ne marchera pas.

Dire la vérité au pouvoir dans les « démocraties populaires » peut relever du courage, mais dire la vérité au peuple relève du sacrilège : il y a tellement de gens au pouvoir et dans l’opposition qui veillent sur son sommeil.

Beaucoup ont fait de la revendication du « droit d’avoir des droits » leur vocation. MAIS OU ET COMBIEN SONT CEUX QUI REVENDIQUENT LE « DEVOIR D’AVOIR DES DEVOIRS » ?

Tous les partis politiques, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition, peuvent fièrement inscrire au fronton de leur siège « Vive les droits ! » Combien peuvent écrire et survivre « Vive les devoirs ! » ? Sur combien de militants et d’électeurs pourraient-ils compter pour porter leurs idées au pouvoir ?

Après les « Gardes communaux » que je félicite d’avoir obtenu leurs droits car ils ont rendu service à la nation quand elle était au bord du précipice, à qui le tour ? Qui va occuper la Place des Martyrs maintenant qu’elle s’est avérée être un porte-bonheur grâce à la baraka de ceux dont elle porte le nom ?

Ce n’est pas comme cette Place du 1er mai qui porte le nom d’une fête qui rappelle l’ère soviétique et où il pleut plus de coups de matraque de la police que de baraka des ancêtres. Peut-être même que les « Gardes communaux » qui ont été les premiers à y bivouaquer songeront à la louer à la journée. Comme une salle des fêtes. Les responsables du budget, par contre, doivent se dire au train où vont les saignées financières pour cause de grèves et de sit-in : « Les Arabes font la révolution à des milliers de kilomètres d’ici et c’est nous qui casquons ! »

LA REVOLUTION DONT LE BUT EST LE CHANGEMENT DU POUVOIR EST PLUS FACILE A FAIRE QUE LA REVOLUTION DONT LE BUT EST LE CHANGEMENT DU PEUPLE.

Un pouvoir, ce n’est jamais que quelques dizaines de personnes alors qu’un peuple c’est des dizaines de millions d’âmes, c’est le « genre humain tout entier ». Les Tunisiens et les Egyptiens à qui il a suffi de vingt-et-un jour pour les premiers et de dix-huit jours pour les seconds pour se débarrasser du pouvoir en savent quelque chose. C’est encore une fois l’histoire du grand et du petit « djihad » dont parlait le Prophète.

Si la réforme du pouvoir et du peuple ne se fait pas simultanément, il n’y aura pas d’Algérie dans les décennies à venir.

Le désert est à 150 km des côtes, et les disponibilités de pétrole et de gaz dans le sous-sol ne se renouvelleront pas. Aussi, quand on déclare aimer l’Algérie, il s’agit de savoir quelle Algérie on porte dans son cœur : celle d’aujourd’hui ou de toujours, celle d’un jour, celui qu’on vit, ou de demain, lorsqu’on ne sera plus là ?

Les Algériens sont bons quand on les prend un par un. Ils sont généreux, hospitaliers, ont le sens de la famille et un vif sentiment de l’honneur. Ils sont pudiques, cachent leurs faiblesses et se couperaient en quatre pour rendre le bien qu’on leur fait ou répondre au bon exemple qu’on leur donne.

Quand ils se connaissent, ils rivalisent de politesse et de bienveillance. Mais quand ils ne se connaissent pas, ils ne sont ni gentils, ni polis et vous marcheraient sans problème sur la tête.

Ils savent tout cela, je ne leur apprends rien. Actuellement ils ont à leur disposition des critères, des références, des exemples, pour juger de la qualité des idées qu’ils portent.

Dans tout peuple il y a du bon et du mauvais, du bon grain et de l’ivraie. S’il n’y avait que du bon dans notre peuple, comme dans tous les autres d’ailleurs, il n’y aurait pas de prisons, de terroristes, de crimes de sang, de délits, de corruption, de détournements de fonds publics, de contrebande aux frontières, de trafiquants de drogue, de fraudeurs, de contrefacteurs, de marché noir, de chauffards, de charlatans, de gens qui jettent n’importe quoi n’importe où et j’en passe.

Quand on va à la mairie, à la poste, au guichet d’une administration, quand on circule en voiture, c’est au peuple qu’on a affaire et non au maire, au wali ou au ministre. Quand on se bouscule, qu’on se marche dessus, qu’on passe avant les autres, qu’on conduit comme un fou, qu’on en vient aux mains pour un rien, ce n’est pas sur le pouvoir qu’on tape, mais sur ses frères. Pour se venger ou tout simplement rendre la pareille, chacun oppose aux autres le même comportement.

Tous les peuples ont des défauts. Mais quand on voit tout ce qui va de travers chez nous, le travail mal fait, le comportement antisocial, l’ignorance de tout civisme, de tout savoir-vivre, la grande et la petite corruption, la fourberie des gens, on a envie de hurler : « Nous sommes les défauts faits peuple ! » 

Un bon pays, c’est un bon peuple + un bon Etat.  Mais ce n’est pas parce que le pouvoir est mauvais que le peuple est bon dans son intégralité.

Quand le peuple est bon, le pouvoir ne peut être que bon car s’il se laisse aller au « vertige du pouvoir » et devient mauvais, le peuple pourra s’en débarrasser comme ont appris à le faire les peuples arabes.

Mais comment faire pour réformer dans le bon sens le peuple, sachant qu’on ne peut pas le jeter à la casse ? Qui est habilité à le faire : le système éducatif ? La police ? Les partis politiques ? Les intellectuels ? Ou l’exemple stimulant ? Personnellement, je pencherai pour l’exemple stimulant.

Imaginons qu’un contingent de deux ou trois millions de Japonais est accueilli chez nous en raison des catastrophes naturelles qui, à force de s’acharner sur leur territoire (six fois plus petit que le nôtre et quatre fois plus peuplé), l’ont rendu inhabitable. Ce n’est pas de la science-fiction mais un scenario prévu par les savants japonais eux-mêmes.

Il faut savoir que nous avons autant de compatriotes expatriés, dont un certain nombre au Japon. Rappelez-vous aussi de la vieille prémonition relative au « Djans Sfar » que j’ai rapportée dans un précédent écrit. J’avais parlé des Chinois, mais il pourrait s’agir de ces Japonais que nous recevrions en leur accordant la nationalité algérienne et les droits et les devoirs qui vont avec.

 Ils nous laisseraient les droits et prendraient les devoirs car d’un côté ils n’ont pas été élevés dans la culture de Djouha, et de l’autre ils voudraient nous marquer leur reconnaissance. Vous savez comme sont polis et gracieux les Nippons.

Ils ne nous disputeraient pas les villes côtières pour ne pas nous gêner, et demanderaient à s’installer au-delà de Bou Sâada, dans le désert. C’est qu’ils viennent du pays du Soleil levant alors que tout ce que nous avons à leur offrir c’est un pays du Soleil couchant (sens du mot « Maghreb » en arabe).

De notre soleil, ils tireraient davantage que ce que nous a donné le pétrole depuis l’Indépendance et bâtiraient plusieurs Californie et plusieurs Las Vegas. Et ils n’y construiraient pas de centrales nucléaires, le nucléaire ils en ont soupé depuis Hiroshima et Nagasaki.

A leur contact, en mélangeant les vertus de leur Meïji et celles de notre « Nahda », nous deviendrions en quelques années le pays le plus puissant du pourtour méditerranéen. Et s’il prenait un jour à nos nouveaux compatriotes l’envie de faire de la politique, soyez assurés qu’ils créeraient tout naturellement ce chaînon manquant dans notre évolution, ce parti manquant dans notre paysage politique qui inscrirait au fronton de son siège en lettres étincelantes visibles depuis la Place des Martyrs : « Ech-châab yourid les devoirs ! »

Lorsqu’on considère le grand corps atteint que nous sommes devenus, on ne peut que donner raison à  Freud : c’est vraiment une lourde tâche que de guérir toute une nation, peuple et pouvoir.

Mais je crains que les techniques et le divan de Freud ne soient impuissants à expliquer notre mentalité. Seules les idées populaires et les « noukat » (blagues) en vigueur dans notre milieu social peuvent l’éclairer.

A ce propos, une histoire se raconte depuis longtemps. Je la rapporte eu égard à l’éclatante éloquence de sa moralité. Il parait qu’au temps de la Révolution un ouvrier agricole algérien, pris d’un besoin urgent, se soulagea dans l’orangeraie où il travaillait à Boufarik. Le colon le surprit et, de colère, le bastonna. L’ouvrier courût se plaindre à un militant de la cause nationale qui, pour le consoler ou le recruter, on ne sait, lui répondit en lui tapotant l’épaule : « Ne t’en fais pas mon frère, bientôt nous serons indépendants et tu pourras faire tes besoins là où tu voudras ».

Authentique ou non, cette indélicate histoire explique pas mal de choses. Voilà pourquoi nous sommes dans la « mouise ».

Il y a quelques jours, le gouvernement reconnaissait qu’il a reculé dans la lutte contre l’économie informelle, le commerce sans factures, le paiement en espèces, la coterie des importateurs, etc, sous prétexte de ne pas « déstabiliser le pays ».

Les pays stables de par le monde le seraient donc parce qu’ils ont laissé prospérer chez eux le marché informel, le commerce au bord des routes et les étals sur la voie publique. De quelle stabilité peut se prévaloir un pays lorsqu’il repose sur de telles anomalies, de telles bombes ? Quel équilibre, quel ordre public peut reposer sur des bases aussi malsaines ?

Si ces bases sont malsaines, pourquoi ne pas les corriger et faire ce qu’il faut faire pour qu’elles deviennent saines ? Déstabiliser un pays, ça signifie perturber le bon fonctionnement de ses institutions, le plonger dans le désordre…

De quelle puissance de feu, de quelle capacité de nuisance, de quelle force de mobilisation populaire disposent ceux réputés capables de déstabiliser l’Etat pour les craindre à ce point ?

Pourquoi être au pouvoir quand ce n’est pas pour mettre fin aux anomalies, pourquoi s’emparer des commandes d’une machine quand on ne sait pas la faire marcher ?  Jusqu’où le gouvernement reculera-t-il ? Pourquoi ne pas révéler les noms de ceux qui monopolisent le commerce extérieur du pays et les poursuivre ? Qu’est-ce que c’est que ces secrets d’Etat inviolables, que personne, même Wikileaks, ne peut révéler de peur que le pays ne s’effondre ? Pourquoi ne pas crever l’abcès une fois pour toutes ? 

Les services de sécurité peuvent déployer trente mille policiers pour empêcher une marche pacifique à Alger-centre, mais pas pour arrêter quelques dizaines de personnes qui ont mis sous coupe réglée le commerce du pays.

Ils peuvent réprimer ceux qui demandent bénévolement un peu de démocratie, mais non quelques centaines de personnes qui ont pris en otage trente-cinq millions d’habitants.

Ils ont pu démanteler les cellules et les « katibate » du terrorisme, abattre et capturer des dizaines de milliers de terroristes, mais non retrouver la trace des barons du marché noir.

Oui ! Parce qu’ils n’en ont pas reçu l’ordre.

Pourquoi le pouvoir ne dit-il pas la vérité au peuple ? Est-ce parce qu’il sait qu’il n’a pas suffisamment de légitimité pour le regarder dans les yeux et lui dire, un plan d’action à la main : « Voilà ce qu’il en est, voilà ce qu’il faut faire pour mettre fin aux agissements illégaux et criminels, voilà ce qu’on va être obligé de faire, j’en appelle à la coopération du peuple pour sauver l’économie du pays ! » Qui ne l’aiderait ? Qui rechignerait devant les sacrifices et même les pertes humaines qu’une telle action de salubrité supposerait ?

Au bout de l’application du plan d’urgence entériné par le peuple, il n’y aurait plus d’étals sur la voie publique, plus de transactions sans facture, plus de paiements supérieurs à 500.000 DA en espèces, plus de monopoles d’importation, plus de positions dominantes sur le marché, plus de produits contrefaits, plus de grande ou de petite corruption, plus de fausses déclarations chez les notaires… En tout cas, beaucoup moins.

L’Etat pourrait mettre tous ses moyens, toutes ses forces, toute son intelligence dans l’application de ce plan qui nécessiterait des mois ou des années pour son application, mais au terme duquel l’Algérie deviendrait un beau, un vrai, un solide pays.

Ben Bella l’a bien fait en 1964 pour éradiquer la corporation des cireurs de chaussures. On n’en a plus vu un.

Si une révolution doit être faite, c’est le moment. Il n’y a pas de contexte plus favorable. Et s’il n’y avait aucune raison de faire la révolution, en voici une. Elle profiterait au peuple et à l’Etat à la fois, les réconciliant pour de bon.

Malheureusement, nous ne verrons pas ce rêve se réaliser de sitôt car le pouvoir actuel n’en a ni la force ni l’envie. Il cherche à couler des jours tranquilles et non à affronter les anomalies, les aberrations et les défauts en vigueur au sein du peuple, parce que les siens les dépassent de beaucoup.

C’est bien la crainte que j’exprimai avant l’aveu public du gouvernement et alors que l’encre de ma plume n’avait pas séché, en disant : « Il s’agit bel et bien d’un jeu de « karr » et de « farr » entre un peuple disposé à foutre la paix au pouvoir si on le laisse faire ce qu’il veut, comme il veut, quand il veut et là où il veut, et un pouvoir disposé à toutes les concessions pourvu qu’on ne le renverse pas ».

Avant d’ajouter : « Si un pouvoir tolère qu’on viole ou contourne les lois pour que le peuple ne se soulève pas, et qu’un peuple s’accommode d’un pouvoir contesté parce qu’il le laisse faire ce qu’il veut, c’est la fin programmée aussi bien du pouvoir que du peuple. Il n’y a pas meilleur moyen de tuer l’économie, les valeurs morales, la nation et l’Etat. Il n’y aurait plus qu’à les enterrer dans une fosse commune ».

Voilà l’explication au drame de l’Algérie, voilà pourquoi il y a plus de chances que notre pays disparaisse, englouti par l’anarchie ou le sable, que de le voir devenir un grand pays développé. A moins que des Japonais, ou des Allemands, ou des Suisses, ou des Martiens, s’en mêlent.

Chaque fois que s’est posée la question de la succession des hauts responsables, les Algériens ont réagi à peu près de la même manière : « Qui mettre ? »

Ils montrent ainsi à quel point ils n’ont rien compris à la vie des nations et à quelle distance ils sont des solutions à leurs problèmes.

Ils persistent à penser que le pouvoir c’est un ou quelques hommes, bien ou mal intentionnés, alors que le pouvoir ce doit être une vision, des institutions, une gouvernance, des compétences, des systèmes de contrôle efficaces, autrement dit la démocratie.

Ils trahissent ainsi leur attachement inconscient au despotisme et leur obnubilation par le mythe de « l’homme providentiel ». Ils démontrent ainsi qu’ils portent en eux les fondements du despotisme et leur désir de le perpétuer indéfiniment.

Souvenons-nous des propos d’al-Kawakibi sur le sujet.

« Le Soir d’Algérie » du 14 avril 2011

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