L’ETAT DE LA NATION

by admin

« Dieu prépare aux sociétés un avenir fixe et plus calme ; j’ignore ses desseins, mais je ne cesserai pas d’y croire parce que je ne puis les pénétrer, et j’aimerai mieux douter de mes lumières que sa justice » Alexis de Tocqueville

Combien le peuple algérien aurait aimé être porté par l’optimisme de l’auteur de ces lignes, lui qui a vu son avenir devenir de moins en moins fixe et de moins en moins calme au fur et à mesure que se renouvelaient ses équipes dirigeantes. Il a vu leur avenir s’améliorer, et le sien se dégrader régulièrement sous leur règne.

Depuis l’apparition de l’espèce humaine, quatre-vingt milliards d’êtres humains ont vécu sur la terre. Soixante-quinze milliards sont morts, cinq milliards environ sont encore en vie, parmi lesquels une trentaine de millions d’Algériens. Dieu a-t-il crée ces innombrables créatures une à une, s’arrêtant à chacune  pour la doter d’un logiciel particulier, ou s’est-il limité à créer un jour les espèces, dont l’espèce humaine, puis confié leur sort à travers les temps géologiques à la sélection naturelle et à la politique ? Est-ce lui qui a réglé dans le moindre détail le destin des nations, organisant les unes en peuples sourds et en dirigeants aveugles et les autres en peuples éveillés et en dirigeants éclairés, ou s’est-il retiré des affaires humaines depuis qu’il a éjecté le genre humain du Paradis, sauf en ces rares fois où il a daigné susciter en son sein des prophètes et  des sages ?

Notre peuple à la religiosité profonde mais naïve a dû bien des fois se poser de telles questions. En effet, serait-ce Dieu qui aurait prescrit les souffrances que nous endurons, prémédité la tragédie qui nous frappe depuis dix ans, décrété que nous vivrions éternellement ployés sous le joug de la médiocrité, de l’injustice et de la misère morale, ou faut-il croire que nous ne sommes que le produit de notre histoire et les perpétuelles victimes de nos gouvernants ?

L’Algérie dans le monde c’est 1,7 % des terres émergées et 0,6 % à peu près de la population mondiale. C’est le 11èmepays au monde par la superficie et le 33éme par la population. Mais par le produit intérieur brut par habitant, il est le 75ème, loi derrière la Tunisie, la Jordanie, le Liban, la Namibie, les Seychelles et beaucoup d’autres petits pays non producteurs de pétrole. Et ce rang est appelé à reculer quand Ouyahia en aura fini avec sa politique.

Nous sommes le pays où pas un seul immeuble digne de ce nom n’a été construit, où les habitants ont tout le temps l’air d’être en deuil avec ces visages hagards, ces bouches édentées, ces regards perdus, où toutes les rues sont éventrées, où l’ambiance est constamment chargée d’angoisse et de peur comme si on était en permanence à la veille d’un malheur annoncé. Et ce sentiment largement répandu de ne compter pour rien, de n’avoir aucune importance, de ne rien pouvoir pour redresser le cours de choses ou améliorer la situation ? Et cette certitude que tout est voué à empirer, que rien ne changera, que nous serons toujours mal lotis ?

Le pays est devenu une immense « dlala », un marché aux puces à ciel ouvert où déambulent, désargentés et l’âme vacante, les chômeurs et les « compressés salariaux» bientôt rejoints par les mal-arabisés. On a vu récemment à la télévision Djakarta sous les émeutes : comme elles étaient belles ces larges avenues arborées, ces constructions modernes, ces surfaces commerciales, cette jeunesse estudiantine révoltée… Les pires dictatures d’Asie et d’Amérique latine ont quand même construit leurs pays et laissé de grandes réalisations comme au Chili, au Mexique ou en Corée du Sud. Même la mafia a participé à l’édification de son pays en Italie et en Colombie.

L’Algérie n’a jamais manqué de moyens, de bras et de cerveaux. C’est de bons dirigeants et d’une morale publique qu’elle a toujours manqué. C’est sa malédiction. Un 1er Novembre moral est nécessaire si ce pays veut mettre le pied dans le troisième millénaire. Il faut un nouveau groupe des « 22 » pour se dresser contre la politique d’encanaillement qui gagne sournoisement le pays. Le 1er Novembre 1954 a rendu aux Algériens leur terre. Il leur reste à reconquérir leur citoyenneté.

Les hommes et les femmes de bonne volonté, les forces de l’ordre, les partis politiques dévoués au bien général pensaient ces dernières années avoir travaillé pour le pays. Ils découvrent qu’ils ne se sont pas sacrifiés pour la bonne cause mais qu’ils ont été immolés sur l’autel d’une mauvaise cause. Tant de morts depuis Octobre 1988 pour rien ? Pour que des individus se partagent de nouveau des villas et des monopoles à l’importation ; pour qu’ils s’infiltrent dans les rouages de l’Etat et profitent du terrorisme ; pour qu’une frange de la population confisque les symboles de la Révolution à son profit ; pour imposer de mauvaises lois et bafouer les bonnes ; pour pénaliser tout un peuple plutôt que de contrarier des proches… ?

Cette nation doit procéder à un examen de conscience et s’engager dans une reforme morale. On ne pourra pas aller loin avec des institutions falsifiées, d’obscurs personnages propulsés au premier rang des responsabilités pour orchestrer notre perte, des nuées de criquets pèlerins lâchés sur nos têtes… Ou alors elle doit changer de religion, se faire bouddhiste par exemple, car dans cette religion au moins être pauvre, accepter le mal, souffrir, sont le lot de la condition humaine. L’islam, lui, en demandait plus : ordonner le bien, lutter contre le mal, établir la justice, jouir des biens terrestres… Les Algériens n’en ont pas été capables. Alors qu’il méditait un jour sous un figuier (l’arbre le plus répandu en Algérie), le Gaumata fût illuminé par la Vérité : l’existence est douleur, le désir est douleur, le devenir est douleur… Bouddha, âgé d’à peine vingt-neuf ans, quitta alors femme, foyer, travail et pays et s’en alla revêtu d’un pagne et le crâne rasé prêcher sur les routes comment se délivrer de la douleur : En renonçant à tout !

La société est en train de se laisser prendre dans une immense toile d’araignée tissée par le clanisme et les intérêts personnels. Elle doit la déchirer, s’en dépêtrer, ou alors elle en sera étouffée. Le mépris du peuple et de l’opinion publique, les entraves à la liberté d’expression, doivent cesser. Il faut proclamer son refus, son rejet, sa condamnation absolue de l’encanaillement. Il n’y a pas que le terrorisme pour s’exprimer, il n’y a pas que les balles ou les couteaux pour se faire entendre. La réprobation, la dénonciation, la protestation par le verbe et l’écrit peuvent suffire. Seule la force morale peut se lever à la face de l’injustice et lui faire échec.

La grande et la petite corruption ont gangrené le pays de haut en bas. Elles ont pris pied dans les services publics, l’administration, le secteur bancaire… Bientôt il ne sera plus possible de respirer ou de faire une démarche sans avoir à « arroser ». L’exemple vient d’en haut, des puissants et des amis des puissants. Des cadres honnêtes mais peut-être imprudents parce qu’ils ont obéi à des instructions, refusé de marcher dans une combine, ou se sont mis en travers du chemin de « monsieur Import- Import », ont été jetés en prison.

Il n’est pas mauvais en soi que des responsables aient pour collaborateurs des amis, au contraire. Mais quand ces amis n’ont que cette qualité et qu’ils s’en prévalent pour s’emparer de biens publics, influencer en leur faveur les décideurs économiques et contourner chaque fois que de besoin les lois, alors avoir de pareils amis devient un crime.

Il est temps de faire justice d’un malentendu : quand ils sont pris à partie, critiqués, visés nommément, les responsables en question entrent dans une sainte colère. C’est normal. Mais ce qui ne l’est pas, c’est d’estimer qu’on piétine leurs plates-bandes, qu’on se mêle de leurs affaires, qu’on leur en veut à tire personnel, alors que nous ne faisons que nous mêler de nous-mêmes, de ce qui nous regarde, de l’avenir de nos enfants, de notre patrie… Parce que le terrorisme a fait prisonnière la nation tout entière, parce que la mort rode et peut faucher n’importe qui à tout moment, la « mafia politico-financière » dont parlait Boudiaf s’est enhardie. Parfois, elle n’a même pas besoin de tuer, elle compte sur la peur, l’autocensure et le silence pour ligoter les âmes et réfréner les élans contestataires.

Le rêve, c’est ce qui n’est pas encore la réalité mais ce qui peut le devenir un jour. C’est ce que nous voyons autour de nous dans le monde, ce que nous savons des pays normaux : des sociétés de travail, de justice, de culture, de droit, de paix, des sociétés où les élections sont de vraies élections et ou un responsable soupçonné est déjà un responsable poursuivi. L’adage populaire algérien qui dit « Khallatha tasfa » a été confirmé par une grande théorie astrophysique développée par le prix Nobel belge Ilya Prigogine qui soutient que c’est du chaos que surgit l’ordre miraculeux. Le chaos, nous y sommes depuis de nombreuses années. C’est l’ordre qui tarde.

S’en tenir au statut-quo actuel, cela revient à nous dire : laissez-nous diviser la nation entre « famille révolutionnaire » et reste du peuple ; laissez-nous nommer les gens de notre bled au maximum de postes, sans piper mot ; laissez-nous vous appauvrir et vous affamer ; sachez ce que nous faisons, mais ne le dites pas ; et puis d’abord débrouillez-vous…

Au lendemain de l’indépendance nous étions quelque chose comme un royaume d’aveugles que des borgnes pouvaient en toute logique diriger. Mais, depuis, des générations de bons voyants ont vu le jour et ne comprennent pas que des borgnes, entre-temps devenus très mal voyants, continuent de les commander.

En dépit de ses problèmes, le monde est en fête, il se prépare à l’an 2000. La coupe du monde bat son plein. Les Algériens soutiennent avec enthousiasme les équipes africaines et arabes mais cachent difficilement leur amertume. C’est que même dans ce domaine ils sont les derniers ; leur football est à l’image de leur compagnie nationale aérienne. A Alger, les députés se battent vaillamment pour leur indépendance. Même ceux appartenant à la coalition gouvernementale veulent être « indépendants ». L’autre soir à la télévision ils reconnaissaient unanimement que les projets de lois du gouvernement repartaient de l’Assemblée comme ils y étaient venus : sans que la moindre virgule ait été déplacée. Ils voulaient donc nous dire qu’ils ne servaient à rien. Nous les croyons sur parole. Alors pourquoi diable ce charivari ?

Dans  dix-huit mois il faut avoir adapté le parc informatique national au passage à l’an 2000 sans quoi tous les systèmes de gestion pourront s’arrêter d’un seul coup : plus de CCP, plus de téléphone, plus de service public… S’y prépare-t-on sérieusement comme le dicte l’urgence, ou attend-on qu’il soit trop tard pour se mettre ensuite à se renvoyer la balle de la responsabilité ? Un couac de ce genre pourra être l’étincelle qui mettra le feu aux poudres.

Les chinois construisent à Moretti un hôtel Sheraton de mille lits, dit-on, pour accueillir le prochain et inutile sommet africain. Son coût ? Mille milliards de centimes environ… tout compris ! Délais de réalisation ? Dix-huit mois ! Les Algériens n’ont ni métro, ni gare centrale, ni aéroport conforme aux normes internationales depuis l’indépendance. Le gouvernement n’a pas su trouver une telle somme pour soulager leur quotidien, il est pris dans la haute politique : il s’affaire à répartir les « hakaïb » (fonctions) ministérielles entre l’islamisme repenti et l’opportunisme parasitaire, à instaurer une forme inédite d’apartheid entre les Algériens, à préparer consciencieusement le dixième anniversaire d’Octobre 1988… Ainsi vont les choses au royaume des voyants où les borgnes sont rois.  

                                                                                  « El-Watan » du 16 juin 1998

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