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PROCES-VERBAL D’INTERROGATOIRE

by admin

C’est la deuxième fois de ma vie que je mets les pieds dans les locaux de la police (nous sommes le 24 juin 1998, en pleine affaire Betchine). La première fois, c’était en 1971. J’avais commis dans les colonnes d’ « El-Moudjahid » du 24 novembre 1971un brûlot intitulé « Le bon, la presse et le truand ». Décidément, l’emploi du mot « truand » aura marqué ma vie.

Je m’étais donc rendu au sixième étage du commissariat central en compagnie de Kamel Belkacem, alors chef de la rubrique cultuelle du journal « El-Moudjahid »où avait été publiée ma chronique. Au moment où nous allions pénétrer dans les bureaux du terrible « Salah Vespa» dont l’évocation du seul nom glaçait le sang dans les rues d’Alger à l’époque, celui-ci toisa Kamel et lui dit : «Où est la personne ? »Kamel répondit, en me montrant de la tête, « C’est lui ».

L’homme distingué aux yeux perçants ne sut cacher sa surprise. J’étais un jeune homme de vingt-et-un an qui ne paraissait peut-être pas son âge. Le haut responsable de la police nous fit prendre place dans le salon de son baste bureau, nous offrit du café puis me demanda : «C’est vous-même qui écrivez ? Il n’ya pas quelqu’un qui vous oriente? ». La question est encore d’actualité vingt-sept ans après (aujourd’hui je dirai cinquante ans après) !

Lundi (22 juin 1998), en me rendant à la convocation de la police judiciaire, j’étais venu les bras ballants. Mais hier j’avais pris le soin de prendre avec moi quelques feuilles de papier que j’avais glissées dans un numéro de la revue «Science et Vie » et un stylo pour le cas où ma garde à vue aurait été plus longue ou se serait transformée en incarcération préventive.

Il est neuf heures du matin pile. D’emblée je déclare au commissaire qui m’avait entendu sur PV la veille, assisté de deux fonctionnaires de son service : « Je n’ajouterai rien à ce que j’ai déclaré hier, à savoir que j’assume pleinement mes écrits. Je vous donne dès maintenant mon unique réponse à toutes les questions que vous me poseriez aujourd’hui : je n’ai rien à dire de plus !».

Comme dans la précédente séance d’interrogatoire, le comportement des officiers de police judiciaire est courtois. Du café et du thé nous sont servis à volonté. L’ambiance est détendue à souhait, mais le bruit des trains passant à proximité est assourdissant. Le commissaire entame la dictée des « morceaux choisis » extraits de mes écrits pour me poursuivre pénalement à l’agent chargé de dresser le PV sur ordinateur. Tous mes textes sont là, étalés sur une table basse. Je me dis que l’exercice va être long.

Je sors alors les feuilles de mon magazine et commence à rédiger tout en répondant ma litanie. L’inspiration vient difficilement dans des locaux de police. Je décide de m’abstraire par l’esprit de l’espace confiné et enfumé où nous nous trouvions à quatre. Ça y est, je me suis évadé !

Aussitôt je suis pris de rire : moi je m’exprime par écrit, quand ceux qui me poursuivent peuvent se suffire du téléphone : un écrit, acte éminent de l’esprit, peut donc être lu avec les yeux d’un procédurier sourcilleux. Des passages extraits de leur contexte peuvent être isolés puis retournés contre leur auteur… Mon imagination remonte le temps : Voltaire, KhalilJabran, Bernard Shaw, etc, n’auraient jamais existé s’ils n’avaient eu affaire qu’à des procureurs, des inquisiteurs et des notaires.

Une œuvre de l’esprit peut donc être convertie en déposition, en faits criminels répréhensibles. Les pamphlétaires, les journalistes, les porteurs d’opinion ont de toute façon toujours été à leur manière des criminels. L’un d’eux n’a-t-il pas dit en pensant à cette corporation : « La prison est le séminaire des justes » ?

En écoutant le commissaire dicter des extraits de mes articles, je m’interroge : j’ai pensé et rédigé mes « œuvres criminelles » en français et c’est leur traduction en arabe qui est retenue comme base pour me poursuivre. L’auteur de la traduction sera-t-il donc à son tour déféré devant la justice en cas de désaccord sur le sens d’un mot ou d’une tournure ?

Le commissaire m’a demandé de prouver mes affirmations, fussent-elles des figures de style ou de simples métaphores. La justice me somme donc de prouver que toutes les rues d’Algérie sont effectivement éventrées, que tous les Algériens sont réellement mécontents, que les villas de Moretti ont été distribuées, qu’il y a eu des problèmes à la douane, que les élections ont été trafiquées, que le pays risque l’explosion, que je ne suis pas contre l’indépendance de l’Algérie, que nous sommes mardi, que la lumière provient du soleil, que Dieu existe…

QUI POURRA DESORMAIS ECRIRE, DECRIRE, PEINDRE OU COLPORTER CE QUE PENSENT LES GENS TOUT BAS AUTOUR DE LUI SANS RISQUER LE CACHOT ? FAUT-IL, CHAQUE FOIS QU’UN AUTEUR DE SATIRES INSPIRE, HOMME POLITIQUE OU HOMME DE LETTRES, QU’IL AILLE PRESENTER AU PARQUET SON TEXTE AVANT PUBLICATION POUR AVOIR LA GARANTIE QU’IL NE SERA PAS RETOURNE CONTE LUI ?

D’où pourront donc sortir les hommes et les femmes d’esprit qui font tant défaut à l’Algérie, les hommes et les femmes qui nous manquent tant, les grands romanciers futurs candidats algériens au prix Nobel de la littérature ?

Il est quinze heures. Je suis fatigué d’être assis depuis neuf heures du matin. L’interrogatoire ponctué par mes réponses « R.A.A » (rien à ajouter) tire à sa fin.

LE COMMISSAIRE CLOT SON PV ET MOI LE MIEN. LE SIEN EST DESTINE AU PROCUREUR, LE MIEN A LA REPUBLIQUE. IL ME DEMANDE DE SIGNER LE SIEN, JE NE LUI DEMANDE PAS DE SIGNER LE MIEN.

J’AI ECRIT CES LIGNES DANS LES TRES ACCUEILLANTS LOCAUX DE LA POLICE JUDICIAIRE. J’ECRIRAI QUAND JE SERAI EN PRISON, J’ECRIRAI A MA SORTIE DE PRISON, J’ECRIRAI DANS L’AU-DELA SUR LES BETCHINE, LES OUYAHIA ET LES BENSALAH QUE J’Y TROUVERAIS SI DIEU DECIDE DE NOUS JETER DANS LA MEME « WARTA ».

Quoi ? Même là-bas il n’y aura pas de justice? Une pensée vient de me conforter : Saïd Mekbel et Tahar Djaout me prêteront sans doute main forte. A bientôt avec nos « lettres de prison » et nos « chroniques d’outre-tombe».

C’est donc sous le règne de la «démocratie» que le délit d’opinion aura été le plus durement réprimé. Sous Boumediene, à part l’anecdote rapportée, j’ai été interdit de presse (de 1973 à 1979), mais pas traîné devant les tribunaux. Hamza Boubekeur, père de l’actuel Recteur de la Mosquée de Paris, avait bien pensé engager une procédure contre moi en 1972, pour un autre «brûlot», mais les choses n’allèrent pas loin.

Une année plus tôt, c’était Maxime Rodinson qui m’avait répondu vertement dès le premier paragraphe de son livre « Marxisme et monde musulman» à la suite d’un article que j’avais commis contre lui en décembre 1971.

Sous Chadli, il est arrivé que j’ébranle par mes écrits les fondements du parti unique, mais je n’avais pas pour autant été trainé en justice. ON SE CONTENTAIT DE ME DESCENDRE EN FLAMMES DANS DES CAMPAGNES DE PRESSE QUI EVOQUENT CELLES QUI SONT ACTUELLEMENT MENEES CONTRE MOI PAR LA « PRESSE PUBLIQUE » ET QUELQUES AUTRES COMPARSES.

En 1990, le Ministère de la Défense Nationale m’avait assigné en justice à la suite d’une déclaration dans un meeting. C’est le président du tribunal de Birmandreis en personne qui m’avait reçu et offert le café avant de commencer mon audition sur PV. Je n’avais pas plus de preuves qu’aujourd’hui pour étayer mes déclarations.

C’est sous Zeroual par contre que j’aurai connu les interpellations et les interrogatoires de police. Son portrait officiel accroché au mur me fait face. J’ai été son concurrent à l’élection présidentielle de Novembre 1995. Je l’avais félicité avant et après le scrutin. Depuis les locaux de la police judiciaire je lui réitère mes félicitations, mais cette fois en qualité de premier magistrat du pays.

Dans un de ses romans, Cronin écrit, je cite de mémoire car c’est une bien lointaine lecture de jeunesse : « La justice est faite pour rassurer ceux qui n’ont pas affaire à elle ». Cronin parlait de son pays, l’Angleterre. Quant au mien, on va me « prouver » qu’une telle pensée ne saurait traverser l’esprit algérien sans que son auteur ne s’expose à de sévères poursuites judiciaires… Car rien ne la justifie chez nous.  

(Publié par l’ensemble de la presse algérienne francophone et arabophone du 24 Juin 1998)

24 Juin 1998

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