Telle une société en faillite qui voit ses actionnaires se disperser, l’Algérie est en voie d’être réduite à sa plus simple expression : des richesses naturelles qui dépérissent, du temps qui s’écoule inutilement, des êtres humains qui déambulent dans la vie sans but ni raison. Vivre ? C’est, répond le philosophe, « se diriger vers quelque chose, c’est cheminer vers un but. Le but n’est pas mon chemin, n’est pas ma vie. C’est quelque chose à quoi je la dévoue ».
Pour que la marche des Algériens ait eu dès 1962 une direction et leur vie une signification autre que zoologique, il eût fallu leur indiquer un but, leur fournir des raisons et des modalités pour qu’ils vivent les uns avec les autres, les uns des autres, à l’intérieur de normes économiques et sociales rationnelles et équitables. Il eût fallu leur proposer une « açabiya » nationale, provoquer en eux une « secousse psychique », leur injecter de nouveaux stimuli. Or, à part celui de devoir en toutes circonstances ouïe et obéissance à des dirigeants qui leur promettaient de devenir ce qu’un Bélaïd Abdessalem a appellé « la population à nourrir », aucun idéal commun, aucune liberté d’entreprendre, aucun rêve collectif ne fut offert aux Algériens à l’indépendance.
Sitôt fini le combat libérateur, on les déchargea de toute mission, on les délivra de tout embarras du choix, on les exonéra de toute contribution à la réflexion et aux décisions engageant l’avenir. On les adjura régulièrement par contre de rester « durs de tête », « mendiants et orgueilleux », rebelles les uns aux autres, opposés à toute forme « d’exploitation de l’homme par l’homme ».
On les laissa dans une totale disponibilité mentale et culturelle jusqu’à ce qu’ils soient devenus les âmes vacantes que des illuminés arracheront facilement un jour de leurs gonds et précipiteront dans la croyance au merveilleux, le reniement du moi national et la haine fratricide.
Le souffle de Novembre ne pouvait pas dresser indéfiniment les Algériens, surtout une fois le but atteint. Pire encore, il allait être éteint par certains d’entre ceux qui, donnés pour des héros, allaient se muer en jouisseurs, en accapareurs, en dictateurs féroces. Comme dans une vision prémonitoire de ce qui allait arriver, Larbi Ben Mhidi confiait à la veille de son assassinat en mars 1957 : « Lorsque nous serons libres, il se passera des choses terribles. On oubliera toutes les souffrances de notre peuple pour se disputer les places. Ce sera la lutte pour le pouvoir. Nous sommes en pleine guerre et certains y pensent déjà. Oui, j’aimerais mourir au combat avant la fin ». C’est ce qui advint effectivement.
Ceux qui, pour avoir pris quelque part à la Révolution, s’investirent d’eux-mêmes et pour le restant de leurs jours de la direction du pays, estimèrent que c’était assez d’avoir des baïonnettes à enfoncer dans le dos des Algériens pour les faire marcher. Rien ne les contraignait à les consulter, il n’y avait aucune nécessité de gagner par le vote ou le mérite de leur confiance, il n’y avait nul besoin de poser des règles e »t de s’y conformer. Ils pouvaient (et peuvent encore à ce jour) se passer de l’avis de leur peuple parce qu’ils ne dépendaient ni de lui, ni de son labeur, ni de ses impôts.
Pour faire ce qui leur plaisait en bien ou en mal, ils avaient à leur libre disposition les dollars du pétrole de leur peuple ainsi que, en complément, des emprunts qu’ils levaient en son nom sur les marchés financiers. Ils n’émanaient pas de sa volonté, mais de la leur qui se résumait dans la possession de la force.
Personne, pas même jadis les despotes orientaux, n’a autant méprisé et ignoré son peuple. En toute bonne foi, le plus normalement du monde, ils pensaient être ses créateurs, ses sauveurs, ses bergers prophétiques, donc les détenteurs légitimes du droit de vie ou de mort sur lui.
Il ne s’agit plus de vouloir accabler un régime, ou de forcer le trait sur une époque, mais d’essayer de comprendre la philosophie d’une politique qui sévit encore afin de la dépasser.
Parfois poussés dans les reins, parfois courant de leur plein gré derrière la carotte tendue, les Algériens se murent en trainant les pieds. Ils ne pouvaient d’ailleurs rien faire. En échange d’une existence à peu près gratuite et sans obligations, ils allaient consentir à tout ce qui allait se faire et se commettre, fermer les yeux et même quelques fois applaudir. Ils étaient loin de se douter qu’ils avaient mis le pied dans un jeu qui allait leur coûter extrêmement cher. Mais on n’était pas encore à l’heure des comptes.
Persuadés par une législation tournée contre la production et la rentabilité que le travail n’était pas une condition sine qua non de vie, ils firent le minimum dans les entreprises où ils étaient des toucheurs de paye avant d’être des « travailleurs ». S’étant rendu compte que les lois et règlements n’étaient pas appliqués dans le quotidien, ni applicable d’ailleurs, ils se complurent dans leur contournement et leur violation.
Ayant réalisé qu’aucune morale ne régissait la vie publique, ils y allèrent chacun de leur astuce, de leur « kfaza », de leurs « afçate ». Ils se mirent bientôt à rivaliser de » piston », de passe-droits, de « khotfa ». La course à l’intérêt personnel se généralisa, l’enrichissement sans cause de quelque importance que ce soit se développa, les constructions illicites fleurirent, l’arnaque commerciale s’institua…
Les plus proches des centres de pouvoir, les détenteurs d’une parcelle d’autorité ou d’un brin de monopole, les possesseurs de cartes de privilèges, les plus forts, les plus malins et les moins scrupuleux devaient, comme de bien entendu, avoir les meilleurs parts.
Quant aux autres, les moins chanceux, les moins pourvus ou les plus peureux, ils raflaient ce qu’ils pouvaient tout en maugréant contre la vie, contre les autres, contre l’Etat…Ils se réfugièrent dans la haine et se mirent à attendre l’heure de la vengeance, le jour de la revanche, le moment propice pour tout casser, tout détruire, ramener toutes choses et tout le monde à zéro. Cette opportunité pouvait s’appeler octobre 1988, juin 1991, décembre 1991, ou… demain. L’essentiel était qu’elle vienne.
Au début, les Algériens hésitaient, ils éprouvaient de la gêne, du remords à rentrer dans les nouvelles mœurs « révolutionnaires ». Ils étaient choqués dans leurs saines impulsions, heurtés dans leurs humbles mais loyaux sentiments. Même leur conscience se troublait devant pareil renversement des valeurs, mais, avec le temps ils allaient s’amollir et oublier. L’habitude n’est-elle pas une seconde nature ? La communion dans le mal n’allège-t-elle pas le fardeau personnel ? Les Algériens s’étaient laissés prendre. Ils s’étaient encanaillés.
José Ortega Y Gasset nous décrit ce phénomène : « L’encanaillement n’est rien d’autre que l’acceptation, en tant qu’état habituel et normal, d’une irrégularité, d’une chose qui continue de paraître anormale, mais que l’on continue d’accepter. Or comme il n’est pas possible de convertir en une saine normalité ce qui, dans son essence même est criminel et anormal, l’individu décide de s’adapter lui-même à la faute essentielle er de devenir ainsi partie intégrante du crime et de l’irrégularité qu’i entraîne ».
Pour l’écrasante majorité d’entre nous, c’en était fini comme gens de principe, de devoirs, de civisme, comme êtres moraux et sociaux. Les plus honnêtes, les plus exigeants avec eux-mêmes devaient succomber, ou pour le moins faite un jour ou l’autre des concessions à cet ordre établi dans lequel la bonne éducation, l’esprit de famille, le travail bien fait et le scrupule étaient des sujets de moquerie.
Même ceux qui revenaient d’un séjour prolongé à l’étranger, vaccinés contre le virus de l’anarchie et harnachés dans des conditionnements quasi pavloviens, finissaient par être happés, déréglés, envahis, vaincus par l’encanaillement ambiant. La nature, la biologie, imposent à l’individu de revêtir les caractères de son espèce, d’adopter les réflexes et les mécanismes de survie en vigueur dans le milieu où il évolue, faute de quoi il disparait.
Quelque part au fond d’eux-mêmes, les Algériens savaient que le monde tournait à l’envers chez eux. Ils voyaient l’élite sombrer dans la misère morale et matérielle, et la lie occuper le haut du pavé et prospérer. Ils voyaient l’analphabète et le voyou réussir et l’universitaire et le cadre se clochardiser. Ils voyaient le « trabendiste » voltiger d’un milliard à l’autre et le commerçant patenté trembler devant le fisc. Ils sentaient qu’ils s’enfonçaient dans quelque chose qui n’était ni sain ni rationnel, qui ne pouvait pas durer sans les conduire à un effondrement général qui emporterait indistinctement coupables et innocents, bons et mauvais. Impuissants, ils implorèrent parfois un ciel silencieux et d’autres fois ils blasphémèrent. Ils se prirent de dégoût pour leurs chefs, pour leurs prochains, pour eux-mêmes. Mais que faire ? D’où attendre le changement, le redressement, le salut ?
Ils voyaient bien qu’à tous les niveaux de l’échelle sociale ce n’était pas la compétence et le mérite qui étaient à l’honneur, mais le « militantisme », la médiocrité et le vol. Ils voyaient que là-haut sur les sommets de l’Olympe où étaient censés se tenir des héros civilisateurs et des dieux vigilants, somnolait un analphabète ou plastronnaient des brutes épaisses. Souvent ils en pleurèrent de rage et maudirent en bloc l’autorité, l’Etat, les « valeurs de novembre ». Les plus révoltés quittèrent le pays et les émigrés optèrent définitivement, quand ils le purent, pour le non-retour et l’intégration.
L’auteur du concept de l’encanaillement nous apprend, si cela pouvait nous être de quelque consolation, que « toutes les nations ont traversé des époques pendant lesquelles quelqu’un qui ne devait pas les commander aspirait pourtant à le faire. Mais un fort instinct leur fit concentrer sur le champ leurs énergie et expulser cette illégitime prétention au commandement. Elles repoussèrent l’irrégularité transitoire et reconstruisirent ainsi leur morale publique. Mais il en est qui font tout le contraire, au lieu de s’opposer à être commandées par quelqu’un qui les répugne dans leur fort intérieur, elles préfèrent falsifier tout le reste de leur être pour s’accommoder de cette fraude initiale ».
C’est, de toute évidence, notre cas. Pris au chantage de nos « révolutionnaires » qui assimilaient la moindre critique à de la trahison, qui nous culpabilisaient de ne pas avoir été en vie durant la guerre de libération, ou nous menaçaient des pires sévices en cas de protestation, nous nous sommes résignés à être dirigés par des ignorants, des despotes inéclairés, par des hommes dont le mérite était « de ne posséder qu’une Fiat 128 », par d’obscurs « décideurs » ayant la réalité du pouvoir mais pas la responsabilité de ses résultats, etc. Nous sommes toujours dans l’anomalie, l’irrégularité, l’illégitimité, la fraude de départ.
De tous ceux qui nous ont dirigés au jour d’aujourd’hui, aucun n’avait une juste idée de ce que pouvaient être les exactes conditions à remplir pour devenir une fois pour toutes une société solide, une économie développée, un Etat indéfectible. Il n’y a qu’à considérer l’état actuel de nos institutions écroulées, de notre économie délabrée et de notre peuple divisé pour en juger. Mais la différence avec le passé, c’est que le sang a coulé en abondance. L’irrégularité doit cesser, elle ne peut plus durer.
Par un juste retour des choses, l’encanaillement du peuple s’est étendu à l’Etat lui-même. Sur le terrain, les deux encanaillements, les deux falsifications, les deux faux-semblants, se font face. Tous deux sont de trop !
Parce que n’ayant, au départ, aucune expérience des choses de l’Etat, aucune connaissance réelle des ressorts de la vie sociale, aucune notion concrète des phénomènes économiques, parce que devant tout improviser et tester à vif, parce que prenant leurs désirs pour des réalités, mais aussi parce qu’ils se sont cru plus malins que les autres, nos dirigeants recensèrent les besoins et les problèmes millénaires de l’humanité et proclamèrent qu’ils allaient les satisfaire et les régler pour de bon et en un tour de main en Algérie.
Ils allaient assurer aux leurs l’école pour tous, la santé gratuite, le plein emploi, l’avenir radieux, et tout ce la sans sans coup férir, sans mouiller le burnous, sans toucher à la croissance démographique, sans faire du pays une ruche infernale, avec seulement du « zolt » et du « tfer’in »…
Leur démagogie et leurs mensonges pouvaient faire illusion tant qu’il y avait de fortes recettes extérieures et la possibilité de s’endetter. Mais quand ces sources vinrent à faiblir pour les premières et à tarir pour les secondes, quand le fossé entre les promesses et les réalisations se mit à s’élargir, quand le bruit de la fureur publique lui parvint, le pouvoir paniqua, chercha à gagner du temps, abusa de la planche à billets, se réfugia dans les jours et cria à la crise économique mondiale.
Pris à son propre jeu, il ne pouvait avouer la vérité. Il avait peur des grèves, des licenciements, du syndicat, des corporations. Il ne pouvait avouer à la face des Algériens qu’il avait élevés, trente ans durant, dans la seule religion de la consommation, qu’il n’avait plus de quoi les sustenter. Dans sa fuite en avant il couvrit quelques salaires, céda sur l’assainissement des entreprises, trouva l’astuce d’acheter encore une fois, par le déficit budgétaire, la paix sociale à crédit. Ce qu’il ne savait peut-être pas, c’était qu’il ne faisait que préparer les révoltes et les explosions d’après-demain.
L’Etat apparaissait désormais dans toute sa fausseté, à un peuple qui, convaincu qu’on lui avait volé sa part, détourné sa sueur, privé de ses justes droits, se lova dans la haine et se mit à rêver à un Etat islamique qui n’était en fait que le non-Etat algérien qui l’avait floué, grugé, trompé. Beaucoup d’Algériens étaient dès lors mûrs pour donner leur voix au FIS et pour quelques-uns leurs bras au terrorisme.
Telle est la triste histoire abrégée d’une nation encanaillée de bas en haut qui ne sut même pas trouver une explication à son drame parce qu’elle avait encore plus peur de s’avouer la vérité que d’aller aux inévitables solutions.
« Liberté » du 6 avril 1993